Egypte: derrière les élections, la répression

Manifestation de femmes, le 20 décembre 2012, contre les brutalités et les humiliations extrêmes des forces policières et militaires

Par Rédaction A l’Encontre

Depuis le vendredi 16 décembre 2011, les forces policières militarisées, la police antiémeute et des gangs à leur service ont lancé une vaste opération répressive. Elle visait les manifestants qui organisaient un campement – reprenant la formule «Occupy le siège du gouvernement» – pour protester contre la nomination par le Conseil supérieur des forces armées (CSFA) du premier ministre de transition Kamal el-Ganzouri. Ce dernier avait déjà occupé ce poste sous Hosni Moubarak. Les manifestants réclamaient de même la démission du CSFA, en ciblant le chef de l’armée et, de fait, le chef de l’Etat: le maréchal Hussein Tantaoui. En date du mardi 20 décembre 2011, le quotidien Ahram Online indiquait que le nombre de personnes tuées s’élevait à 14, dont au moins 9 par balles, et celui des blessés graves à plus de 800. Dans un article publié sur le site Jadaliyya, en date du 17 décembre 2011, intitulé «Urbanizing the Counter-Revolution», Mohamed Elshahed passe en revue les initiatives contre-révolutionnaires du pouvoir militaire dans la conurbation du Caire. Il indique ainsi que le mercredi 14 décembre, des dizaines de manifestants du campement face aux bâtiments gouvernementaux et du parlement avaient été empoisonnés à l’occasion d’une distribution de sandwiches par un «généreux donateur». Mettre fin à cette occupation, qui avait commencé le 25 novembre, participait des plans du CSFA.

Ce que les médias, par une sorte de réflexe pavlovien, qualifient de «cycle de violence» éclate au milieu d’un processus électoral présenté comme le véritable «test de la transition démocratique» après la chute de Moubarak.

Or, quelques jours avant le début de la première phase des élections législatives, les dites forces de l’ordre avaient, le 18 novembre 2011, attaqué les manifestants sur la place Tahrir, mais aussi ceux et celles qui dénonçaient le pouvoir militaire et exigeaient son départ  à Alexandrie et à Suez. Bilan: 42 morts et quelque 2000 blessés. Le maréchal Tantaoui, ayant absorbé les leçons de la communication en période de «transition démocratique», n’avait pas manqué, alors, de s’excuser, sur les canaux de la télévision d’Etat.

«Les fils de Moubarak»

Face au déclenchement de cette nouvelle vague répressive, dans une déclaration datée du 17 décembre 2011, l’organisation des Socialistes révolutionnaires d’Egypte expliquait: «Les dirigeants du CSFA sont les fils de Moubarak et ils sont loyaux à leurs propres intérêts économiques. Les généraux du CSFA contrôlent environ 20% de l’économie [ce chiffre peut être supérieur suivant le périmètre choisi] et sont absolument opposés aux intérêts de millions de travailleurs et travailleuses qui arrivent à grand-peine à rassembler de quoi vivre. La majorité d’entre eux ne peut trouver un emploi qui assure la possibilité de mener une vie décente ou même d’avoir l’espoir d’une amélioration de leur vie.»

La déclaration souligne que la campagne de presse du pouvoir, afin de déclencher son offensive contre le campement, insistait sur le mécontentement des habitants du quartier, et les prétendus embarras provoqués par les «contestataires». Or, ce campement était installé dans une zone où se trouvent essentiellement des bâtiments gouvernementaux, des ministères et des ambassades. Ce n’est donc pas un quartier d’habitation.

Puis la déclaration des Socialistes révolutionnaires souligne que «ces développements font suite à une montée des protestations ouvrières et à l’annonce faite par de nombreuses organisations de travailleurs de poursuivre des manifestations et des occupations afin de mettre en œuvre les tâches révolutionnaires de redistribution de la richesse dans la société et de nettoyage des vestiges du régime de Moubarak présents dans les institutions publiques. C’est la raison pour laquelle il était nécessaire pour les forces armées de détruire le campement, cela afin de faire obstacle à la possibilité d’une unité, d’une jonction entre les masses laborieuses qui ont renversé le régime de Moubarak grâce à leurs grèves au cours des derniers jours de son pouvoir et les révolutionnaires organisant le campement près des bâtiments gouvernementaux. Ces événements surviennent aussi lorsque les élections législatives approchent de leur fin [c’est-à-dire la 3e phase début janvier 2012] et que, dans la foulée, vont s’affirmer les revendications suivantes: que l’armée doit retourner dans ses casernes et que soit mis en place un gouvernement élu. Tout cela accentue la tendance au sein de l’armée à créer un chaos et une panique afin que les généraux puissent saisir les rênes du pouvoir sur la base d’une exigence populaire; ou, au moins, qu’ils musellent les révolutionnaires jusqu’à ce que les positions politiques et de pouvoir puissent être réparties entre les forces politiques opportunistes qui acceptent de s’engager dans la bataille du rôle et de la fonction du parlement, mais cela selon les règles définies par les militaires. Il n’existe donc pas d’autre solution que de poursuivre le processus révolutionnaire sur les places publiques, dans les universités et sur les lieux de travail. Il n’y a pas de substitut à la perspective de chercher à gagner les masses populaires au camp de la révolution et, en leur sein, en priorité la classe ouvrière. Si nous ne le faisons pas, les Forces d’Occupation [c’est-à-dire l’armée et le CSFA], sous la direction de Tantaoui, continueront à tuer des révolutionnaires et à faire échouer la révolution.»

La propagande officielle battue en brèche

Le lundi 19 décembre, le CSFA a organisé une conférence de presse. Le ministre de la Défense et membre du CSFA, Adel Emara, a qualifié les soldats qui avaient attaqué le campement de «héros» (Ahram Online, 19 décembre 2011). Il a dénié toute utilisation «excessive de la force» par les forces de police militarisées. Dans la tradition du régime Moubarak, il a suggéré qu’une «troisième force» suscitait le chaos. Cette dernière renvoie parfois à des «forces étrangères» ou à des «éléments qui auraient des liens avec l’ancien régime». Adel Emara ne manque pas de cynisme.

La campagne de contre-information des militaires se heurte aux démentis infligés par de nombreuses vidéos et preuves photographiques de la brutalité répressive. Le 20 décembre, une conférence de presse était tenue par de nombreuses forces politiques (Ahram Online, 20 décembre 2011). Elle démontait pièce par pièce la version officielle en détaillant l’éventail des tortures, arrestations, passages à tabac et assassinats – vidéos, photographies et témoignages à l’appui. Un grand nombre de journalistes et de chaînes télévisées assistaient à cette conférence de presse, ce qui est un indice de l’instabilité de la situation.

A cette occasion, parmi de nombreux intervenants, le juriste Malek Adly démontrait que de nombreuses personnes arrêtées «étaient si gravement battues qu’elles étaient incapables de bouger»; que Mohamed Mohey était mort dans une cellule de prison des blessures subies. Malek Adly ajouta «que lorsque les policiers enquêteurs acceptèrent finalement que 29 détenus se trouvant dans un état grave soient transférés dans un hôpital, les officiers responsables du poste de police ont empêché trois ambulances de les transporter. Les officiers les ont fait transférer dans un hôpital en utilisant un véhicule des Forces centrales de sécurité.» Un médecin du nom de Amr Salah, qui soignait des blessés sur la place Tahrir, a expliqué que des militaires avaient essayé de détruire un centre de soins de secours, le samedi 17 décembre. Ils empêchaient des personnes d’avoir accès à ce centre établi dans la mosquée Omar Makram. Lui-même fut violemment battu. Il connaissait fort bien l’étudiant en médecine Alaa Abdel-Hady qui avait été tué par balles le vendredi 16 décembre, lorsque le campement a été attaqué.

Un journaliste du quotidien indépendant El-Badil fit un récit détaillé de la façon dont les militaires l’empêchèrent de partir avec la jeune femme qui se trouvait à terre, et qui fut déshabillée, frappée et traînée par la police militarisée. Un acte répressif qui, photographié, est devenu un des symboles de la pratique du pouvoir militaire. Dans un article de Salma Shukrallah (Ahram Online, 20 décembre 2011), il est rapporté que l’image de cette femme battue et traînée par trois militaires devint un élément symbolique a suscita une protestation massive contre les multiples humiliations («tests de virginité», violences sexuelles, coups) infligées aux femmes. Ainsi, le mardi 20 décembre, quelque 10’000 femmes ont marché de la place Tahrir vers le Centre de presse. Salma Shukrallah écrit: «Des manifestantes portaient le foulard, d’autres pas, certaines portaient le niqab. Des femmes chrétiennes coptes participaient à la manifestation, portant le portrait de Mina Danial, cette militante copte qui avait été tuée par balles lors de l’attaque par les militaires d’une manifestation de Coptes en octobre [le 9 octobre, 26 manifestants y ont aussi trouvé la mort]. D’autres manifestantes portaient des drapeaux égyptiens sur lesquels s’entrelaçaient les symboles du croissant et de la croix… De nombreuses mères participaient à la manifestation avec leurs filles. Etaient lancés des slogans tels que ‘Ne soyez pas effrayées’, ‘Le CSFA doit partir’, ‘Nous voulons un Etat civil’, ‘A bas le régime militaire’.» Cette ample manifestation, organisée très rapidement, représente la plus importante mobilisation propre de femmes en Egypte, depuis fort longtemps.

Les médias occidentaux, en particulier français, ont mis l’accent sur l’incendie de l’Institut d’Egypte, fondé par Napoléon Bonaparte. Tout laissait entendre, comme le voulait le pouvoir égyptien, que l’Institut avait été incendié par les protestataires du campement. L’hebdomadaire Al-Ahram Hebdo (21-27 décembre 2011) écrit: «Selon une journaliste d’Al-Ahram Hebdo, qui était sur place lors des événements, les manifestations étaient concentrées autour de l’enceinte du Conseil des ministres au moment où l’incendie démarrait à l’Institut d’Egypte. Elle relate que des jeunes manifestants ont essayé de sauver des volumes qu’ils remettaient ensuite aux autorités.» D’autres témoignages soulignent la présence d’une station de pompiers proche de l’institut, qui n’est pas intervenue. L’article d’Al-Ahram Hebdo continue: «Beaucoup ont dénoncé ‘l’hypocrisie’ des officiels qui se lamentent sur les ruines du bâtiment détruit tout en oubliant le sang des Egyptiens tués dans les violences.» L’auteur de l’article, May Atta, cite le professeur de Lettres à l’Université du Caire Madiha Doss qui affirme: «Sait-il [Ganzouri] quelles avaient été les conditions de maintenance de cet institut aujourd’hui érigé au statut de patrimoine national? Qui s’est intéressé à cet édifice dans les dernières décennies? Ganzouri était-il au courant de la négligence et du pillage systématique dont souffrait l’Institut?»

Le test de la marche du 23 décembre

La vague répressive engagée sous les auspices du CSFA suscite un malaise, y compris au sein de forces prêtes à accepter un compromis avec les intérêts des militaires en place et des militaires à la retraite actifs directement dans le «monde des affaires».

L’utilisation propagandiste du thème éculé de l’intervention d’une «force étrangère» voulant déstabiliser la transition s’est ensablée. Cet épisode répressif s’inscrit dans la volonté, et les actes, des dignitaires de l’armée et leurs proches alliés, dès le début mars, de contrôler tout processus pouvant échapper à leur emprise.

Plus de 20 organisations politiques et culturelles ont lancé un appel le lundi 19 décembre pour «une marche du million» fixée au vendredi 23 décembre. L’appel se fait sur un thème revendicatif unifiant: «A bas le régime militaire». La déclaration souligne que la manifestation de vendredi a pour but de «reconquérir l’honneur de la nation qui a été ternie par le CSFA» suite au départ contraint du président Hosni Moubarak.

La préparation de cette mobilisation semble prendre de l’ampleur dans certaines universités. La marche des femmes le 20 décembre est un autre indicateur d’une volonté de réaction parmi un secteur de la population, et du refus des diktats militaires ainsi que des pratiques des forces répressives. De même, la mise en question de l’inaction de la Haute Cour de justice s’accroît: cette dernière couvre les quelques militaires désignés nommément comme responsables de crimes.

L’assassinat du cheikh Emad Effat (Al-Masry Al-Youm, 19 décembre 2011), une figure de l’Université d’Al-Azhar, qui appuyait les manifestants de la place Tahrir, a éclairé, sous un autre angle, la politique du pouvoir. Il était une des rares figures d’Al-Azhar à soutenir le mouvement de contestation de la de facto junte militaire. Ses funérailles le dimanche 18 décembre ont été largement suivies. Cela peut constituer un autre facteur amplifiant la manifestation prévue pour le vendredi 23 décembre. Cette dernière apparaît donc comme un nouveau test dans la conjoncture politique et sociale en Egypte. (21 décembre 2011) 

 

Manifestation des femmes le 20 décembre 2011 au Caire qui scandent
le slogan: «Nous sommes ici… où sont les soldats?»

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