Alexandrie perd son étiquette «islamiste»

Hamdeen Sabbahi

Par Lina El-Wardani

Alexandrie, connue comme étant un foyer de l’islamisme sur la côte méditerranéenne de l’Egypte, a voté pour un candidat de gauche aux présidentielles

J’ai quitté Le Caire après le premier jour de l’élection présidentielle historique, fuyant les «feloul» [vestiges de l’ancien régime], la chaleur, les longues files d’attente et les sacs de provisions offerts par les Frères musulmans, dans l’espoir de trouver refuge dans la ville

La douce brise de mer, la victoire radicale du candidat nassériste Hamdeen Sabbahi, l’un des visages de la révolution du 25 janvier et l’élection bien organisée, tout a contribué à la réussite de la journée.

Deuxième agglomération d’Egypte, avec une population de 10 millions d’habitants, Alexandrie a placé en tête Sabbahi (34%), suivi par l’islamiste modéré et ex-Frère musulman Abdel-Moneim Abul-Fotouh (22%) et par Amr Moussa (16,5 %), l’ancien Ministre des Affaires étrangères de Moubarak.

J’ai traîné dans les rues le deuxième jour du scrutin [24 mai], c’était calme et vide. On se déplaçait facilement sur la corniche habituellement encombrée, notamment parce que c’était un jour déclaré férié.

J’ai passé la journée à cavaler d’un bureau de vote à l’autre et j’ai remarqué que la participation était faible [le taux de participation a té de 46%]. La marine militaire, qui surveillait l’élection, était remarquablement bien organisée et rigoureuse. Les gradés intervenaient rapidement pour empêcher les violations des règles de la campagne, interrompant même les discussions des gens au sujet de leurs candidats favoris et ceux qui tentaient de prendre des photos à l’intérieur des bureaux de vote.

En face de l’école Safeya Zaghloul, dans le quartier des classes moyennes de Bahari, Walaa, une électrice habillée des trois couleurs du drapeau égyptien, prenait joyeusement des photos avec un ami. L’officier de service l’a rapidement exhortée à partir, lui disant: «Je vous ai permis de prendre une photo, c’est tout, vous devez partir maintenant.» Elle est partie en souriant et en me chuchotant qu’elle avait voté pour Sabbahi [gauche nationaliste, «nassérienne», avec un programme social en direction des couches ouvrières et paupérisées et des droits civils des femmes].

Arrivant du Caire où la plupart des gens que j’ai interrogés avaient voté Chafik, c’était une agréable surprise de voir Sabbahi obtenir tellement de soutien. La famille de Khaled Saeed, dont le meurtre brutal dans la ville aux mains de la police avait contribué à déclencher la révolution et fait de lui une de ses icônes, a voté pour Hamdeen Sabbahi.

La mère de Khaled a dit à Ahram Online : «Sabbahi va rétablir les droits des martyrs et des blessés de la révolution et il n’est ni feloul ni Frère musulman.»

Même si j’ai entendu son nom fréquemment pendant la journée, je m’attendais à le voir terminer troisième ou quatrième, mais pas premier dans une ville connue comme un bastion islamiste.

Il y a eu une guerre de fatwas (décisions juridiques islamiques) à Alexandrie dans les jours précédant le scrutin. Cheikh Ahmed El-Mahalawy, de la mosquée Qaed Ibrahim, située sur la place Tahrir d’Alexandrie où se déroulent la plupart des manifestations et des sit-in de la ville, a déclaré que voter pour le frère Mohamed Morsi était le devoir de tout musulman. Tandis que le célèbre Cheikh salafiste Yaser El-Borhamy a exprimé son appui à Abdel-Moneim Aboul-Fotouh.

Toutefois, les habitants d’Alexandrie n’ont pas suivi les conseils de leurs dirigeants islamistes. «Qu’ont fait les islamistes après leur élection au Parlement? Rien. La pauvreté et le chômage augmentent toujours», dit Mohammed Karim, 40 ans, un préparateur en pharmacie dans le centre-ville densément peuplé.

Les termes de Karim étaient repris par de nombreux électeurs qui ont perdu confiance dans les Islamistes après qu’ils n’ont pas tenu leurs promesses d’améliorer le niveau de vie.

Alexandrie est une ville révolutionnaire: la majorité a voté Non lors du référendum constitutionnel de mars 2011; elle a chassé les vestiges du régime de Moubarak lors des élections parlementaires et elle a soutenu un nassériste aux élections présidentielles. En outre, la ville a joué un rôle central dans la révolution du 25 janvier, aux côtés du Caire et de Suez. La ville a connu certains des plus féroces affrontements et plus de 100 personnes ont été tuées.

Alexandrie est également la ville de l’icône révolutionnaire Khaled Saeed qui a été battu à mort en plein jour par la police en juin 2010. En outre, la ville de l’Eglise des Saints,– qui a connu un attentat à la bombe provoquant la mort de plus de 20 personnes dans la nuit du Nouvel an en 2010 – est l’une des gouttes qui ont fait déborder le vase et qui ont brisé les reins du régime Moubarak.

Pourquoi Sabbahi ?

La juge Nashwa, qui a préféré ne pas mentionner son nom de famille, a déclaré à Ahram Online que Sabbahi était «le choix numéro un des femmes et des jeunes électeurs.» De nombreux observateurs ont noté que plus de femmes que d’hommes ont participé à l’élection.

Samia Hassan, une serveuse âgée de 35 ans, a déclaré qu’elle a voté pour Sabbahi parce que son programme s’occupait des pauvres, tandis que la ménagère Nadia Gomaa a dit qu’elle a voté pour lui parce qu’«il nous ressemble, il est pauvre comme nous et il est sympa.» Etre le favori des pauvres a œuvré en faveur de Sabbahi, mais c’était quand même une grosse surprise pour les analystes, les juges et les journalistes.

J’ai suivi le dépouillement dans le quartier ouvrier de Ras El-Teen. Mon cœur s’est presque arrêté lorsque le juge présidant le bureau a compté presque 3500 votes pour le seul Sabbahi, tandis que les 1000 voix restantes étaient divisées entre Aboul-Fotouh, Amr Moussa et quelques-unes pour Ahmed Chafik. Les représentants des autres candidats contemplaient le dépouillement bouche bée.

J’ai constaté des résultats similaires partout dans la ville côtière. Sabbahi a remporté une victoire écrasante à Alexandrie. J’ai passé la nuit à aller d’un bureau de vote à un autre et tous ont soutenu le nassériste. Les juges étaient surpris et pourtant tout le monde semblait heureux du résultat. Un juge a plaisanté en disant que « les femmes votent pour lui parce qu’il a dit qu’il choisirait une femme pour être vice-présidente. Vous, les femmes, êtes très faciles à acheter. »

En rentrant à l’hôtel, les rues désertes dans la journée étaient maintenant pleines de gens qui sortaient du cinéma et des restaurants du centre-ville d’Al-Raml. J’ai entendu quelqu’un dire «si Shafiq gagne, ce sera comme si rien n’était arrivé depuis un an et demi.»

Tôt dans la matinée, j’ai rencontré un groupe d’activistes qui étaient restés debout toute la nuit pour suivre le dépouillement. Ils étaient fiers des résultats révolutionnaires de leur ville:

«Même si j’ai boycotté le scrutin, je suis très fier du choix du peuple. Je suis très heureux que l’étiquette “ville des Salafistes et des Frères musulmans” ne s’applique plus à Alexandrie», a déclaré Mahyenour El-Masri, membre des Socialistes révolutionnaires.

Ziad Salem partageait la joie et a ajouté qu’il avait prévu de boycotter les élections mais qu’il avait ensuite décidé de voter pour Sabbahi lorsqu’il avait réalisé qu’il avait une chance de se qualifier pour le second tour : « La victoire de Sabbahi me donne de l’espoir car pour beaucoup, il représente le socialisme, » a dit Salem.

Le groupe a continué de lire les résultats sur les portables, se plaignant des scores qui plaçaient Chafik et Morsi en tête et plaisantant à propos de l’un des deux destins qui les attendait : «la prison ou le voile !»

J’ai quitté Alexandrie pleine d’énergie et avec l’espoir que si la bataille électorale a été perdue, la révolution continuait. (26 mai 2012, traduction de Pierre-Yves Salingue pour le site A l’Encontre)

 

 

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