Corruption et tenacité dictatoriale

Par Vijay Mehta

En février 2011, nous étions supposés laisser échapper une acclamation collective lorsque les gouvernements européens ont déclaré qu’ils avaient «gelé» les avoirs d’Hosni Moubarak, le dictateur égyptien qui venait d’être renversé. La Suisse, la Grande-Bretagne et d’autres Etats européens ont déclaré qu’ils avaient pris en compte les appels des nouveaux dirigeants égyptiens de s’emparer des richesses que Moubarak avait cachés dans leurs villes et allaient rendre cet argent aux contribuables égyptiens.

Les anglais ont «découvert» des avoirs d’une valeur de 85 millions de livres sterling [plus de 128 millions de CHF] que Moubarak avait dissimulés à Londres. Ces avoirs furent donc «gelés». Ce qui s’est passé par la suite était toutefois terriblement prévisible. Dans mon ouvrage publié en février 2012, The Economics of Killing, (Pluto Press) j’écrivais de quelle manière se concrétisait cette prévision: «Cela prend toujours un temps étrangement long aux pays européens pour rapatrier de tels fonds vers leurs pays d’origine; les questions légales – ignorées lorsque l’argent fut d’abord «investi» ou blanchi – apparaissent subitement.»

Cela s’est révélé tristement prophétique. Une enquête de la BBC, réalisée en septembre 2012, a découvert que les anglais n’avaient pas gelé la plupart des avoirs de Moubarak et que la Grande-Bretagne refusaient de remettre les avoirs qu’elle avait saisis. Le chef de l’Autorité égyptienne des gains illicites, Assem al-Gohary, a déclaré à la BBC que le Royaume-Uni «ne souhaitait pas faire un quelconque effort pour récupérer l’argent.» Ayant accepté les millions de Moubarak sur la base du principe «nous ne posons aucune question» [sur leur provenance], les autorités britanniques se sont révélées subitement très sensibles sur le statut légal des sommes concernées.

Un occident corrompu

Le Royaume-Uni et les autres gouvernements européens font peu d’efforts pour dissuader les «officiels» étrangers de dissimuler leurs fortunes obscures sur des comptes bancaires européens  et dans l’immobilier. Le «gel» des avoirs n’intervient que lors qu’un dictateur n’est plus au pouvoir ou prêt de l’être.   

Pour les gouvernements européens, ces «gels» remplissent trois objectifs: ils leur permettent d’apparaître engagés du côté de la «liberté» et de la «transparence»; ils font savoir aux remplaçants des dictateurs qu’ils sont de «leurs côtés» et, finalement, ils transmettent aux successeurs que s’ils souhaitent planquer leurs biens mal acquis outre-mer, l’Europe est toujours là pour les aider.

On doit également considérer que l’Europe fait peu d’efforts pour empêcher ses compagnies de corrompre ces dirigeants déjà corrompus en procurant de juteux contrats étatiques. L’OCDE a recueilli au cours des trois dernières années des données sur le nombre de condamnations pour corruption à l’étranger des pays riches contre leurs propres citoyens et leurs propres entreprises.

Le pays qui rencontre le plus de succès, et c’est peut-être surprenant, sont les Etats-Unis. Le président Jimmy Carter a signé, en 1977, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), une réglementation puissante qui, jusqu’à ce jour, punit les entreprises états-uniennes qui arrivent à conclure des affaires grâce à la corruption. Les chiffres de l’OCDE indiquent que, pour l’année 2011, 58 individus et 28 entreprises américaines furent sanctionnées en vertu du FCPA.

Comparons ces chiffres avec ceux qui proviennent d’Europe. La Suède, la France et le Royaume-Uni – pays qui abritent chacun d’importantes industries d’armement qui vendent dans des pays connus pour être corrompus – sont tout juste parvenus, en 2011, à arranger la poursuite judiciaire, pour corruption à l’étranger, de neuf individus et de deux firmes.   

L’OCDE a été contrainte, en juin, de publier une déclaration décrivant la législation suédoise contre la corruption comme étant «bien trop faible» et à demander un changement. L’Espagne n’a poursuivi personne en 2011, tout comme les Pays-Bas. L’Australie n’a jamais poursuivi quelqu’un avec succès en raison d’actes de corruption à l’étranger, bien qu’il existe de sérieuses suspicions contre certaines de ses entreprises. En d’autres termes, l’Occident ne fait pas que dissimuler l’argent des dictatures – il les paye pour cela.

Complicité de guerre civile

Cette approche rend les gouvernements occidentaux directement complices du genre de guerre civile qui martyrise actuellement la Syrie. Dans la mesure où une dictature devient plus corrompue, il devient moins probable que celle-ci remette son pouvoir pacifiquement. Un dirigeant qui a gouverné honnêtement ne craindra pas de perdre une importante fortune s’il s’en va ou encore d’être poursuivi pour détournement de fonds. En effet, il ou elle pourrait même en bénéficier financièrement: la fondation Mo Ibrahim offre 5 millions de dollars et un salaire à vie aux anciens dirigeants africains qui ont gouverné d’une manière responsable.

Les dictateurs corrompus font face à un ensemble d’incitations inverses. S’ils perdent le pouvoir, ils perdent tout. Le dictateur syrien Bachar el-Assad représente un exemple de choix de cette tendance. Le Royaume-Uni a maintenant «gelé» une somme stupéfiante de 100 millions de livres sterling [plus de 150 millions de CHF] liée à Assad et à sa clique.  

Certaines estimations placent la fortune de Assad à une hauteur de près de 1 milliard de livres sterling, répartie dans divers centres de blanchiment d’argent, à côté de ceux du Royaume-Uni. S’il perdait le pouvoir au cours de la révolution, il est toutefois certain que ses successeurs exigeraient le retour de cet argent.

Il est par conséquent peu surprenant qu’Assad, à l’instar du libyen Mouammar Kadhafi, refuse d’abdiquer ou d’accepter les offres d’exil sûr destinées à éviter la «guerre civile» syrienne de plus en plus sanglante. Les accusations de grande corruption et de blanchiment d’argent le poursuivront où qu’il aille. Quelle raison a-t-il donc de craindre les poursuites pour crimes de guerre? Quel que soit le scénario, le résultat probable est une peine de prison longue, ou pire. Le mieux qu’Assad puisse espérer est un exil appauvrissant. Si l’Europe n’avait pas rendu si facile au dictateur de la Syrie et à ses amis la possibilité de planquer leurs avoirs, il ne se cramponnerait pas aujourd’hui au pouvoir de cette façon aussi tenace.

Mon ouvrage The Economics of Killing explore cette relation entre corruption et guerre qui a déjà été démontrée de nombreuses fois par le passé, en particulier dans les pays les plus pauvres du monde. Les pays occidentaux continuent pourtant d’accepter les milliards volés par les dictateurs, sans poser de questions et sans réfléchir aux conséquences pour les transitions pacifiques de pouvoir. Si nous voulons arrêter les conflits mondiaux, rompre avec ce rapport corrompu entre le Nord et le Sud doit devenir une priorité. (Traduction A l’Encontre)

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Article publié dans Ceasfire le 12 septembre 2012 

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