Ukraine: un débat. «L’Académie ukrainienne du cinéma explique sa décision d’expulser Sergei Loznitsa». Et la réponse du réalisateur

Par Martin Blaney

La décision d’expulser [1] le réalisateur Sergei Loznitsa de l’Académie du film ukrainien «était directement liée aux récits que le réalisateur tient sur l’Ukraine», selon Anna Machukh, directrice exécutive de l’Académie et du Festival international du film d’Odessa.

Sergei Loznitsa a annoncé samedi (19 mars) qu’il avait été exclu de l’organisation, en partie pour avoir exprimé son soutien aux cinéastes russes dissidents.

Pour expliquer cette expulsion, Anna Machukh a déclaré: «Depuis le début de l’invasion totale de l’Ukraine par la Russie, nous avons inlassablement appelé la communauté cinématographique mondiale à boycotter le cinéma russe. Mais Sergei Loznitsa s’y oppose publiquement, niant ainsi la responsabilité collective des Russes dans la guerre que leur pays a déclenchée en Ukraine.»

Elle a ajouté que Loznitsa «avait souvent recours à des conjectures sur le thème des relations ukraino-russes», ce qui est une position «inacceptable» et «contraire aux valeurs de l’Académie du cinéma ukrainien».

L’Académie a déclaré que «les pays d’Europe et le monde entier devraient avoir une image complète et sans ambiguïté de ce que le pays agresseur fait en Ukraine. Par conséquent, chaque Ukrainien est désormais l’ambassadeur de son pays.»

«Une responsabilité particulière incombe désormais aux spécialistes des industries créatives bien connus à l’étranger. Leur position doit être claire et sans ambiguïté.»

L’Académie ajoute que Loznitsa a «souligné à plusieurs reprises qu’il se considère comme un cosmopolite, “un homme du monde”. Cependant, aujourd’hui, alors que l’Ukraine lutte pour défendre son indépendance, le concept clé dans la rhétorique de chaque Ukrainien devrait être son identité nationale.»

Sergei loznitsa «étonné»

Dans une déclaration publiée samedi soir [voir sa lettre ci-dessous] en réponse à la décision de l’Académie, Loznitsa a déclaré qu’il avait été «étonné» de lire qu’il était expulsé pour être «cosmopolite».

Il a déclaré que ce terme n’avait acquis une connotation négative que pendant la campagne antisémite de Staline entre 1948 et 1953.

«En se prononçant contre le cosmopolitisme, les membres de l’Académie ukrainienne emploient ce même discours inventé par Staline, fondé sur la haine, le déni de la liberté d’expression, prônant la culpabilité collective et interdisant toute manifestation d’individualisme et de choix individuel», a-t-il déclaré.

Il a ajouté que l’accent mis sur l’«identité nationale» s’apparentait au nazisme et était «un cadeau pour les propagandistes du Kremlin».

Il a également rejeté l’appel lancé dans la déclaration de l’Académie à la communauté mondiale, selon lequel elle ne devrait pas le considérer comme un représentant de la sphère culturelle ukrainienne. «Jamais dans ma vie je n’ai représenté une communauté, un groupe, une association ou une “sphère”», a écrit Sergei Loznitsa. «Tout ce que je dis et fais a toujours été et sera toujours mes propres déclarations et actions individuelles […] Je suis et je serai toujours un cinéaste ukrainien», a-t-il conclu.

Sergei Loznitsa, habitué de Cannes, a passé sa carrière à explorer l’histoire et la politique de l’Ukraine et de la région au sens large. Son film Donbass de 2018 – qui a remporté le prix de la mise en scène à Cannes «Un certain regard» – a capturé le conflit entre les forces gouvernementales ukrainiennes et les séparatistes soutenus par la Russie dans l’est de l’Ukraine, qui a été un précurseur de l’invasion à grande échelle actuelle de la Russie. (Article publié sur ScreenDaily, le 21 mars 2022; traduction réaction A l’Encontre)

Martin Blaney, journaliste britannique et critique de cinéma pour Screen International en Allemagne, en Suisse et en Autriche depuis les années 1990, et juré dans de nombreux festivals internationaux de cinéma.

_____

[1] Le chauvinisme grand-russe structure le récit historique de Poutine, censé valider, entre autres, l’invasion de l’Ukraine. Le nationalisme exacerbé dans des cercles ukrainiens – présent depuis longtemps entre autres dans les formations de droite et d’extrême droite ­– est l’avers de la médaille, certes gravée par toute une histoire. En tant que tel il ne peut qu’être un obstacle à une dynamique sociale de la bataille en cours pour le droit à l’autodétermination de la population d’Ukraine; une bataille qui se concrétise aujourd’hui dans sa résistance plurielle à l’armée du régime de Poutine. En cela, le débat entre Sergei Loznitsa et l’Académie du cinéma ukrainien a une importance loin d’être anecdotique. Les expressions de russophobie dans le domaine culturel en Europe relèvent de même d’une régression au plan démocratique. (Réd.)

*****

Lettre ouverte de Sergei Loznitsa sur son expulsion de l’Académie du cinéma ukrainien

Depuis hier soir, je reçois des lettres et des appels d’amis et de collègues du monde entier qui expriment leur étonnement et demandent une explication sur ce qui est arrivé à l’Académie du cinéma ukrainien. J’essaie également de comprendre.

Le 27 février 2022, j’ai publié la déclaration suivante:

“La guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine est un acte suicidaire et insensé qui conduira inévitablement à l’effondrement du régime russe criminel. Le monde entier a été témoin de la bataille entre le Bien et le Mal, la Vérité et le Faux, une bataille aux proportions bibliques. La victoire reviendra à l’Ukraine! Je suis consterné par l’indécision et la prudence des gouvernements, des organisations publiques et des citoyens qui pourraient aider l’Ukraine non seulement par des mots, mais aussi par des actions rapides et décisives. La tragédie humanitaire qui se déroule sous nos yeux est largement provoquée par la politique hypocrite visant à apaiser le monstre, la politique d’échanges économiques avec la Russie. Pendant des décennies, le monde occidental a tourné le dos aux crimes commis par le régime russe en Tchétchénie, en Géorgie, en Crimée, dans le Donbass, dans d’autres régions d’Europe et du monde, et a fait des compromis fondés sur une politique de «pragmatisme». Le temps est venu pour la communauté mondiale de se réveiller, de réaliser ce qui se passe et d’écraser le monstre russe!”

J’ai quitté la European Film Academy parce que leur déclaration initiale, publiée quelques jours après le début de la guerre, était trop neutre, sans mordant et conformiste par rapport à l’agression russe. Ils ne considéraient même pas qu’il était possible d’appeler cette guerre une guerre.

Ces derniers jours, j’ai expliqué à diverses publications et à des journalistes d’Europe et des Etats-Unis les raisons et le cœur du déclenchement de la guerre, j’ai appelé le monde à se joindre à la lutte contre l’agression russe, et j’ai participé à des projections de mes films Donbass et Maïdan, afin de réunir des fonds destinés à aider l’Ukraine; j’aide à faire sortir les gens d’Ukraine et apport un appui aux réfugié·e·s.

Dans la situation tragique de la guerre, il me semble qu’il faut essayer de garder le bon sens. Je suis contre le boycott de ceux de mes collègues, les directeurs de la photographie russes, qui se sont opposés et continuent de s’opposer aux crimes du régime de Poutine.

Avec stupéfaction, j’ai lu la déclaration de l’Académie du cinéma ukrainien selon laquelle j’avais été expulsé en raison de mon cosmopolitisme. Traduit du grec, «cosmopolite» signifie «citoyen du monde». La première personne à se proclamer cosmopolite fut le philosophe grec antique Diogène. Le philosophe stoïcien Zénon, le philosophe allemand Emmanuel Kant, les philosophes des Lumières Voltaire, Diderot, Hume et Jefferson se sont qualifiés de cosmopolites.

Depuis le XVIIIe siècle, un «cosmopolite» est une personne ouverte à tout ce qui est nouveau et libre de tout préjugé culturel, religieux et politique. Ce n’est qu’à l’époque du stalinisme tardif, pendant la campagne antisémite déclenchée par Staline en 1948-1953, que ce mot a acquis une connotation négative dans le discours de la propagande soviétique.

S’élevant contre le «cosmopolitisme», les «académiciens» ukrainiens utilisent aujourd’hui ce discours stalinien, fondé sur la haine, le refus de la dissidence, l’affirmation de la culpabilité collective et l’interdiction de toute manifestation de libre choix individuel. Ou bien sont-ils contre la tradition philosophique de Diogène, Zénon, Kant et Voltaire? Sont-ils contre les valeurs qui sous-tendent la culture et la société de l’Europe moderne, dont ils disent avoir la nostalgie? Je suis obligé de parler en détail de la sémantique du terme «cosmopolite» car, en dehors de l’ancien empire soviétique, les arguments donnés par les «académiciens» ne sont intelligibles que pour les soviétologues.

Chaque année, des professeurs de langue russe de l’Université de Nantes (France) organisent un festival de films des pays formés après l’effondrement de l’URSS. J’ai appris l’existence de ce festival, qui est financé par l’Université, par une lettre de l’Académie du cinéma ukrainien. Aujourd’hui, j’ai contacté les organisateurs du festival et j’ai découvert que l’«académie» et les membres de l’establishment culturel ukrainien soutiennent, en principe, la décision d’organiser le festival, mais demandent seulement que tous les films russes soient remplacés par des films ukrainiens. Littéralement: «… nous proposons de remplacer tous les films du programme par des films produits en Ukraine ou sur l’Ukraine, séparant ainsi (la lettre dit «délimiter») notre culture du cinéma russe…»

Lorsque les organisateurs du festival ont refusé de le faire, ils ont été attaqués et insultés par des personnalités culturelles ukrainiennes. La devise du festival est «Entre Lviv et l’Oural», ce qui signifie «Entre Lviv et l’Oural», et non «De Lviv à l’Oural», comme les «académiciens» l’ont traduit du français. Les projections du festival sont caritatives: tous les fonds récoltés seront reversés à la Croix-Rouge, pour l’aide d’urgence à l’Ukraine. C’est ce qui est indiqué sur le site web du festival. Le festival n’est soutenu par aucune institution russe.

«Aujourd’hui, alors que l’Ukraine lutte pour défendre son indépendance, le concept clé dans la rhétorique de chaque Ukrainien devrait être son identité nationale», écrivent les «académiciens» ukrainiens. Pas une position citoyenne, pas un désir d’unir tous les gens sains d’esprit et épris de liberté dans la lutte contre l’agression russe, pas un effort international de tous les pays démocratiques pour gagner cette guerre, mais «l’identité nationale».  Malheureusement, c’est du nazisme. Un cadeau à la propagande du Kremlin de la part de l’Académie du cinéma ukrainien.

Dans leur appel, les «académiciens du cinéma» ukrainiens demandent à la communauté mondiale «de ne pas me considérer comme un représentant de la sphère culturelle ukrainienne». Jamais de ma vie je n’ai représenté aucune communauté, groupe, association ou sphère. Tout ce que j’ai dit et fait n’était et n’est que ma parole et mon acte individuels.

J’ai toujours été et je resterai un cinéaste ukrainien.
J’espère que nous garderons tous notre bon sens en cette période tragique. (Sergei Loznitsa, 19 mars 2022)

(Texte publié sur le site e-flux.com, le 20 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

1 Commentaire

  1. C’est quand même fou. Ce type a été accusé de manipuler les gens en étant trop pro-ukrainien avec des documentaires dans lesquels il annonçait ce qui se passe, et aujourd’hui on l’accuse de ne pas être pour l’interdiction de tous les cinéastes russes… Du pain béni pour Poutine cette attitude stupide.

Répondre à henri guitton Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*