Turquie. Une fin de perspective pour l’AKP?

Par Daniel Johnson

À Istanbul, l’année 2021 a commencé avec des centaines d’étudiants initiant une série de protestations sur le campus de l’Université Bogaziçi. Ils manifestaient contre la nomination, par décret présidentiel de Recep Tayyip Erdogan, le 1er janvier, d’un nouveau recteur. Melih Bulu, titulaire d’un doctorat en gestion des affaires et militant de longue date du Parti de la justice et du développement (AKP), est le premier recteur choisi en dehors de l’université depuis le coup d’État militaire de 1980. Les étudiants ont scandé «Melih Bulu n’est pas notre recteur» et «Nous ne voulons pas d’un recteur nommé par l’État». (La chanson «Master of Puppets» pouvait également être entendue après que Bulu a donné un entretien dans lequel il prétendait être un type normal qui aime Metallica).

La police a affronté les manifestants à coups de tirs de gaz poivré et de balles en caoutchouc; début février, 560 étudiants avaient été placés en détention, dont 10 arrêtés et 25 condamnés à l’assignation à résidence. Les manifestations se sont toutefois poursuivies, surtout avec un large soutien du corps enseignant. La plate-forme de solidarité des étudiants de Bo?aziçi exige la démission de Bulu et, début mars 2021, soixante-dix professeurs de l’université ont demandé au Conseil d’État d’annuler la nomination. Erdogan et les responsables de l’AKP ont qualifié les manifestants de terroristes, ont comparé les étudiants aux manifestants impliqués dans le soulèvement du parc Taksim Gezi, en mai-juin 2013, et attaqué les groupes d’étudiants LGBTQ – puisque selon l’AKP, les gays et les trans n’existent pas réellement en Turquie. Ces idées déviantes sont une importation de l’Occident décadent.

La réponse du gouvernement aux protestations n’est bien sûr pas une surprise. C’est la répression brutale de mobilisation de Gezi de 2013 qui a révélé le vrai visage autoritaire de l’AKP. Depuis le coup d’État manqué de 2016, l’appareil répressif de l’État a intensifié ses efforts pour éradiquer l’opposition. Les arrestations et les condamnations à des peines de prison de politiciens, de militants et de journalistes de l’opposition se poursuivent aujourd’hui, alors que le bilan de la Turquie en matière de droits humains continue de se détériorer.

Mais ces dernières semaines, la politique répressive de l’État turc s’est intensifiée. Outre la tentative d’interdire une marche organisée le 8 mars à l’occasion de la Journée internationale de la femme, un nouveau décret présidentiel a retiré la Turquie de la Convention d’Istanbul, une initiative du Conseil de l’Europe visant à combattre les violences à l’égard des femmes et la violence domestique. Ces mesures ont coïncidé avec l’annonce de plans visant à interdire le Parti de la démocratie des peuples (HDP), le deuxième plus grand parti d’opposition au Parlement. Si la suppression par l’État de partis politiques en Turquie n’est pas nouvelle, l’intention déclarée du procureur d’interdire à 687 membres du HDP de faire de la politique marque un tournant dans sa tentative de créer une «Turquie sans Kurdes».

S’il peut sembler que l’AKP (avec le Parti d’action nationaliste (MHP) d’extrême droite, son partenaire junior au Parlement) a engagé l’offensive, les récentes agressions sont en fait une indication du désespoir croissant de l’«Alliance populaire» AKP-MHP. Au cours des quatre dernières années, le soutien à l’Alliance n’a cessé de se détériorer. Il est particulièrement faible chez les jeunes. Sans solution claire pour sortir d’une crise économique qui s’aggrave et face à une opposition populaire croissante, le bloc au pouvoir a abandonné même la prétention d’adhérer aux normes démocratiques de base. S’il est imprudent de sous-estimer la capacité de l’AKP-MHP à fabriquer des crises dans l’intérêt du maintien au pouvoir à court terme, il est difficile de voir comment il peut inverser un déclin à long terme. Mais si l’ère de la domination de l’AKP – qui dure depuis des décennies [2002 pour son accession au pouvoir] – touche à sa fin, ce qui pourrait la remplacer est tout sauf clair.

L’affaissement

L’échec d’une tentative de coup d’État à l’été 2016 a brièvement uni tous les partis politiques turcs pour défendre la démocratie. L’illusion d’unité a toutefois été rapidement dissipée l’année suivante, lorsqu’un référendum a remplacé le régime parlementaire turc par un régime exécutif, puis présidentiel. Le plébiscite a été organisé pendant l’état d’urgence, dans une atmosphère d’intimidation évidente. Les militants du «non» ont été harcelés et arrêtés, tandis que les municipalités de l’AKP ont refusé d’autoriser les manifestations encourageant la défaite du référendum. Néanmoins, la campagne du oui n’a remporté qu’un peu plus de 51% des voix, malgré des preuves évidentes de fraude le jour du scrutin.

L’année suivante, 2018, a vu le début d’une crise économique au cours de laquelle la valeur de la livre turque a plongé alors que le chômage et l’inflation ont explosé. Au milieu de la récession, Erdogan a nommé son gendre, Berat Albayrak, ministre des Finances et du Trésor, ce qui a été immédiatement suivi d’une nouvelle chute de la lire. Généralement connu sous le simple nom de damat (gendre) – au même titre que son avatar américain Jared Kushner – Albayrak est depuis longtemps un objet de moquerie en Turquie. Il est difficile de dire qui est un bénéficiaire plus indigne (et inefficace) du népotisme, mais en novembre 2020, Albayrak n’occupait plus à son poste. Avec une croissance en berne, des réserves de change épuisées et une dépendance majeure vis-à-vis des emprunts à l’étranger, la lire a encore perdu 30% de sa valeur en 2020.

La crise économique a largement déterminé les élections municipales de 2019. Les électeurs des deux plus grandes villes de Turquie, Istanbul et Ankara, ont évincé l’AKP et élu des maires du Parti républicain du peuple (CHP), kémaliste et officiellement social-démocrate. D’autres municipalités importantes ont également été perdues lors d’un vote qui a constitué un revers électoral majeur pour l’AKP. Les difficultés liées à la profonde récession et aux pertes électorales ont été aggravées par la défection de dizaines de milliers de membres du parti, y compris des dirigeants fondateurs de l’AKP qui ont rapidement annoncé la formation de nouveaux partis. Le parti, qui n’a jamais été particulièrement disposé à critiquer le Grand Leader, n’est plus que le fief d’Erdogan.

C’est dans ce contexte de crise économique et d’opposition politique croissante que la Turquie a enregistré son premier cas officiel de Covid-19 en mars 2020. Dans le mois qui a suivi, l’Association médicale turque (TTB) a accusé le ministère de la Santé de manipuler les chiffres des personnes infectées en excluant les cas et les décès sans test PCR positif. Certains ont estimé que les chiffres réels étaient jusqu’à dix fois plus élevés que ceux donnés par le gouvernement. Pourtant, début mai, la première vague semblait s’éloigner et, début juin 2020, le gouvernement a autorisé la réouverture des restaurants, des parcs, des plages, des centres commerciaux et – point crucial pour l’économie en difficulté – des installations touristiques.

Au début de l’épidémie, le gouvernement a exprimé le souhait de limiter le nombre de cas quotidiens à 1000, et pendant un certain temps, les cas officiels ont été remarquablement proches de ce chiffre. En août 2020, cependant, les hôpitaux et les unités de soins intensifs étaient pleins. Il est vite devenu indéniable que le gouvernement sous-estimait sérieusement le nombre de cas. Le 30 septembre, le ministre de la Santé, Fahrettin Koca, a admis que le gouvernement avait auparavant exclu les cas positifs asymptomatiques de son décompte quotidien, n’annonçant que ce qu’il appelait les «patients». Fin novembre, après avoir été forcée de publier des chiffres plus précis, la Turquie enregistrait le troisième plus grand nombre de cas quotidiens dans le monde, après les États-Unis et l’Inde, qui sont beaucoup plus grands (la population de la Turquie est de 83 millions).

Après l’imposition de fermetures et de couvre-feux le week-end, les chiffres du Covid ont commencé à baisser vers la fin de l’année (bien qu’à la fin mars 2021, la Turquie enregistrait à nouveau près de 30’000 cas quotidiens). Le retard dans le déploiement du vaccin Sinovac, les disparités entre les essais concernant l’efficacité du vaccin, les soupçons concernant la distribution équitable et les dissimulations par le gouvernement du nombre de cas ont fait qu’une grande majorité de la population turque n’a pas confiance dans la capacité de l’État à gérer la pandémie. Si l’on ajoute à cela les révélations quotidiennes de corruption de l’AKP, du niveau municipal comme national, il n’est guère surprenant que seuls 32,5% des électeurs aient déclaré qu’ils soutiendraient l’AKP lors des élections. Le fait que les jeunes, qui voteront pour la première fois lors des élections législatives de 2023, soient particulièrement peu favorables à l’AKP n’est pas de bon augure pour l’avenir du parti.

La réaction

Les chants des étudiants de Bogaziçi contre un recteur «affidé» (kayyum) ont évoqué le coup d’État de 1980 ainsi que la pratique étatique plus récente consistant à destituer les maires démocratiquement élus et à nommer des remplaçants pro-gouvernementaux. Entre 2016 et 2018, 94 des 99 municipalités dirigées par le Parti pour la paix et la démocratie (BDP:l’ancien parti frère du HDP dans les gouvernements locaux; il avait été créé en 2008 et dissout en 2014) ont été destituées par le gouvernement central et remplacées par des partis affidés. Ankara a nommé des dizaines d’autres maires après que le HDP a gagné les villes et les provinces à majorité kurde lors des élections municipales de 2019. Alors que certains en Turquie voient la destruction du HDP comme un cadeau d’Erdo?an au MHP ethno-nationaliste, dont le chef mafieux Devlet Bahceli avait exigé la liquidation du parti, il s’agit en fait de l’aboutissement d’un processus de plusieurs années.

Malheureusement pour l’Alliance populaire (coalition du MHP et de l’AKP), les décrets présidentiels et les maires dans les provinces à majorité kurde ne peuvent résoudre les contradictions du capitalisme. Le nouveau programme économique annoncé par Berat Albayrak avant son départ a été rapidement critiqué par les économistes du courant dominant et de la gauche. Un nouveau plan annoncé en mars 2021 après une nouvelle dévaluation de la livre turque n’offre pas grand-chose de nouveau. L’accent mis sur la «discipline des dépenses» et la «flexibilité» du travail sont bien sûr des euphémismes pour l’austérité et la précarité des travailleurs. Si l’amélioration de la vie de la majorité sous le néolibéralisme est impossible, que doit faire un parti capitaliste?

Rendre impossible la connaissance de ce qui se passe réellement est une stratégie. Erdogan et d’autres responsables de l’AKP (dont Albayrak) poursuivent régulièrement des journalistes pour les avoir «insultés». Ils accusent des reporters d’attitudes mal définies de terrorisme, ce qui est devenu courant. La Turquie se classe au 154e rang sur 180 pays dans le classement 2020 de la liberté de la presse de Reporters sans frontières. Fin 2019, le gouvernement a commencé à réduire l’opposition au silence en interdisant les annonces publiques dans les journaux indépendants. Une nouvelle loi sur les médias sociaux exige que les grands réseaux sociaux aient un représentant résidant en Turquie. Les plateformes devront obéir aux ordonnances des tribunaux pour supprimer les contenus répréhensibles.

Les voies légales de lutte ont également été restreintes. Le référendum de 2017 a donné au président des pouvoirs accrus pour nommer les juges. En 2020, l’Alliance populaire au Parlement a cherché à annuler une règle imposant une association des avocats par province. Cette démarche était une tentative évidente de briser l’Association des avocats turcs (TBB), qui constitue depuis longtemps une source puissante de critique du gouvernement. Avant le vote du Parlement (qui a été adopté en juillet), 78 des 80 associations d’avocats ont signé une déclaration s’opposant à ce changement.

Un exemple particulièrement grotesque de l’utilisation du droit pour refuser la justice aux travailleurs s’est produit en janvier 2021. Au printemps 2014, une explosion dans une mine de charbon dans l’ouest de la Turquie a tué 301 mineurs et en a blessé des centaines. En 2019, trois cadres de Soma Coal Enterprises Inc. ont été condamnés à des peines de prison de 15 à 22 ans pour leur rôle dans cette catastrophe évitable. L’année suivante, la Cour de cassation a déclaré que les responsables devaient être condamnés pour avoir causé la mort et des blessures par «intention probable.» En janvier 2021, cependant, la Cour a annulé sa propre décision après le remplacement de trois juges. Au lieu d’une «intention probable», les responsables de la société ont causé des décès et des blessures par «négligence grave». Début février 2021, tous les cadres ont été libérés de prison.

À l’instar des syndicats progressistes et de l’Association des avocats, l’Organisation nationale des professionnels de la santé a été un critique virulent des politiques de l’AKP. Comme indiqué plus haut, la TTB a très tôt prévenu que le gouvernement sous-estimait gravement les cas de COVID, ce qui a conduit Erdogan à accuser l’organisation d’affiliation terroriste et à exiger des «réformes» similaires à celles du barreau. Erdogan a également affirmé que la TTB avait «choisi un terroriste comme dirigeant» après qu’elle a sélectionné comme nouveau président Sebnem Korur Fincanci. Ce dernier avait signé en 2016 une pétition d’Academics for Peace qui demandait au gouvernement de mettre fin aux opérations militaires dans le sud-est à majorité kurde. Sebnem Korur Fincanc? a «offert» une sérieuse réplique aux autorités: en fin février, il a donné un cours en ligne aux étudiants de Bogaziçi sur le thème«Le monde académique et les droits de l’homme en Turquie.» 

La fin?

Les organisations de la société civile, de la presse aux associations médicales, étant constamment attaquées, il n’est pas surprenant que l’État turc s’en prenne également à l’enseignement supérieur. Non seulement Melih Bulu a refusé de démissionner, mais début février, Erdogan a publié un autre décret annonçant la création de facultés de droit et de communication à Bogaziçi, en plus de nommer une foule de nouveaux recteurs et de nouvelles facultés dans d’autres universités.

Le pouvoir d’émettre des décrets présidentiels est un produit du référendum de 2017. Il accorde à l’exécutif le droit de nommer les ministres, de superviser le budget et de choisir les juges. Mais si les changements constitutionnels étaient destinés à consolider l’hégémonie de l’AKP-MHP sous Erdogan, c’est le contraire qui s’est produit. Par exemple, le soutien du public aux étudiants de Bogaziçi est massif. Selon un sondage réalisé fin janvier, 75% des personnes interrogées soutiennent l’indépendance politique des universités, tandis que 73% estiment que le personnel enseignant devrait choisir ses propres recteurs. Seuls 17,9% sont d’accord avec le système actuel – dont moins de la moitié des partisans de l’AKP.

Le retrait de la Convention d’Istanbul et la destruction du HDP ont également divisé les rangs conservateurs. L’association pro-gouvernementale Femmes et démocratie (KADEM) a critiqué le retrait de la Convention d’Istanbul, tandis que d’anciens dirigeants de l’AKP se sont opposés aux attaques contre le HDP et ses membres. L’Alliance populaire tente de rallier sa base nationaliste-conservatrice autour de la religion [1] et du drapeau, tout en rendant tout simplement impossible le fonctionnement de l’opposition. Une telle stratégie idéologique dans un contexte de dégradation des conditions matérielles a peu de chances de réussir à long terme.

Si ses jours sont effectivement comptés, ce à quoi ressemblera la Turquie post-AKP est loin d’être clair. Si un large secteur de la jeunesse turque manifeste une tendance libérale et de gauche, il n’existe actuellement aucune structure organisationnelle pour l’expression de ces tendances. À court terme, le soutien au HDP est essentiel, tout comme la nécessité d’établir des liens solidaires entre les mouvements sociaux.

En fin de compte, cependant, tout gouvernement de centre gauche serait confronté aux mêmes problèmes économiques que l’Alliance populaire. La dépendance à l’égard des prêts et des investissements étrangers place les économies en développement comme la Turquie dans une camisole de force politique imposée par le capital mondial. En plus de la formation de solidarités populaires dans le présent, des visions alternatives pour un avenir économique juste sont essentielles. Si un monde post-AKP peut maintenant être envisagé, la gauche doit être préparée à ce qui pourrait venir ensuite. (Article publié sur le site SP The Bullet en date du 30 mars 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Daniel Johnson est un historien basé à Ankara.

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[1] Ces derniers mois, la direction de l’AKP courtise les restes de l’ancien mouvement islamiste, Millî Görü? (Perspective nationale). Il est aujourd’hui représenté par Saadet Partisi (Le Parti de la Félicité). Saadet n’est pas représenté au Parlement aujourd’hui, mais il offre un exutoire aux mécontents de l’AKP et du conservatisme islamiste en général. (Réd.)

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