Mexique. Le 1er juillet annonce un bouleversement politique (I)

Andrés Manuel López Obrador

Par Manuel Aguilar Mora

A un peu moins d’un mois avant les élections présidentielles du 1er juillet, le deuxième débat télévisé des candidats qui n’a pas changé les tendances du vote. Les moteurs tournant à plein régime, la course des trois principaux candidats à la présidence de la République entre dans la dernière ligne droite de ce qui promet d’être un tournant dans l’histoire politique du Mexique.

AMLO président

Les coalitions des trois partis en lice qui présentent les principaux candidats mettent tout leur poids dans une lutte électorale inter-bourgeoise dont les
résultats sont déjà annoncés, dès maintenant, comme étant décisifs pour la configuration du pouvoir au Mexique et pour leurs conséquences sur l’ensemble du système politique. Andrés Manuel López Obrador (AMLO) a un ample avantage dans les sondages face à ses deux rivaux: Ricardo Anaya du PAN (Parti d’action nationale), qui est en deuxième position, et José Antonio Meade du PRI (Parti révolutionnaire institutionnel), loin derrière. L’avantage d’AMLO a été maintenu et s’est amplifié au cours des six derniers mois et plus. Dans tout autre pays ayant une démocratie bourgeoise plus ou moins développée, ce serait suffisant pour le considérer comme le prochain président de la République mexicaine.

Aux sommets du pouvoir bourgeois, il y a des indications qu’une telle conclusion a déjà été tiré et que la victoire d’AMLO est irréversible. Les deux réseaux nationaux de télévision, Televisa et TV Azteca, ont été moins que discrets à cet égard en donnant au dirigeant du Mouvement de régénération nationale (Morena) un espace lui permettant d’exposer largement ses positions. Ce qui ne lui avait pas été accordé lors des deux candidatures présidentielles précédentes, en 2006 et 2012. D’importants hommes d’affaires ont voulu répéter ce traitement médiatique en caractérisant AMLO comme «un danger pour le Mexique». Ce projet n’a pas pu prendre forme. L’impopularité et le rejet du président Peña Nieto ont conduit son parti, le PRI, dans l’abîme actuel d’où il lui sera très difficile de sortir. L’autre parti bourgeois traditionnel, le PAN, est divisé et son candidat Anaya est accusé par le gouvernement lui-même de fraudes portant sur plusieurs millions de dollars. La conclusion tombe d’elle-même, l’hégémonie politique bourgeoise est en difficulté et les risques que court le «PRIAN» si ces formations sont «contraintes» de se trouver pendant encore six ans à la tête du gouvernement. Morena prend donc le relais d’une crise qui s’aggrave de manière dangereuse. Dès lors, son leader AMLO ne cesse d’assurer aux capitalistes qu’il continuera à favoriser leurs intérêts prioritaires.

Pratiquement la même chose est répétée dans la plupart des médias internationaux. On y tient pour acquis que les rivaux d’AMLO se battent déjà pour le droit d’arriver en seconde position dans les sondages afin de se profiler comme le principal concurrent du leader de la coalition Morena. Un exemple caractéristique de ce point de vue est celui émis par Felipe González, l’ancien président du gouvernement espagnol, qui a déclaré avec force depuis Madrid que «simplement, comme disent les Mexicains, même en nageant comme un mort, AMLO atteindra le rivage.» (La Jornada, 23.05.2018)

Un article de fond du magazine économique Bloomberg Businessweek, édition mexicaine (17.05.2018), est illustré avec l’image d’AMLO qui, la tête enserrée dans ses bras et, avec un geste ironique, presque moqueur, pointe avec l’index de sa main gauche vers le seul mot en lettres majuscules sur la couverture: «DISRUPTION». Cela dit beaucoup de choses sur ce que sont  aujourd’hui la préoccupation et le sentiment des milieux financiers et industriels, du monde des affaires de Monterrey, la ville du nord où se trouvent les sociétés financières et industrielles les plus puissantes du Mexique [centre de gravité historique du PAN]. Ville qui au cours des 25 dernières années s’est transformée pour rendre ses banlieues occidentales identiques aux quartiers haut de gamme du sud de la Californie.

La rupture politique

Quelle est la rupture, selon ces journalistes, porte-parole des médias financiers? Dans le long article principal à l’intérieur du magazine, qui porte le titre révélateur «Les gens lui [AMLO] pardonnent tout parce qu’ils sentent qu’il est l’instrument pour se venger d’une classe politique corrompue» et qui commence par les mots significatifs suivants: «Tout indique que le dirigeant de Morena sera le prochain président du Mexique et cela rend les hommes d’affaires du pays assez nerveux.» Par la suite, les raisons de cette préoccupation sont expliquées sans détour: «Ce n’est pas une question de droite ou de gauche. Pas même du sud contre le nord [du Mexique]. Il s’agit pour beaucoup d’électeurs de trouver par le biais la croix apposée sur le bulletin à côté du nom de celui qui qualifie les dirigeants de «cochons, de porcs» ou simplement de «mafia du pouvoir» la manière la plus directe de dire au gouvernement, aux hommes d’affaires et même aux médias: «Allez vous faire foutre.» Une façon très mexicaine de dire que tout le monde dégage!

Pour quelles raisons les entrepreneurs et les hauts fonctionnaires sont-ils nerveux? Si nous appelons un chat un chat et que nous allons au cœur du problème, la question centrale est d’empêcher le mécontentement de masse qui s’accumule d’atteindre des niveaux incontrôlables. Ce sont des millions de Mexicains en colère qui se rendront aux urnes le 1er juillet: plus de 80 millions sont sur les listes de l’INE (Institut national électoral). Si nous estimons l’abstention à 30% parce que lors des élections présidentielles elle est toujours inférieure à la moyenne de 40% ou plus, environ 50 millions de Mexicains et Mexicains voteront ce jour-là. Tous les sondages donnent la majorité à AMLO. Précisément les deux derniers publiés ce début juin indiquent qu’AMLO réunit plus de la moitié des intentions de vote. Le quotidien Reforma montre qu’AMLO obtiendrait un peu plus de 50%  des suffrages (Reforma, 30.05.2018). L’institut Parametría a publié les résultats de son sondage à la télévision le 31 mai dernier: elle a attribué 54% des voix à AMLO, contre 24% pour Ricardo Anaya et 17% pour José Antonio Meade. C’est un véritable tsunami électoral qui doit se produire le 1er juillet.

Alors qu’au cours des dix dernières années, beaucoup d’éléments ont changé dans les positions les plus radicales d’AMLO comparativement à celles qu’il présente aujourd’hui, suite à un tournant clair et notoire vers la droite. Ce qui ressort de ses discours et écrits actuels. Une analyse socialiste de son dernier livre Le départ de 2018. De la décadence à la renaissance du Mexique aboutit à la conclusion suivante: «Le gouvernement d’AMLO sera un gouvernement d’entrepreneurial néolibéral». (Cuahtémoc Ruiz, Unidad Socialista-El Socialista-La Gota, mai-juin 2018)

Les préoccupations des secteurs bourgeois – aussi bien de ceux qui acceptent déjà la victoire d’AMLO que de ceux qui résistent encore à le reconnaître comme une alternative – ne résident pas tant dans la personnalité du leader que dans la crainte qu’il ne pourra pas faire face à l’énorme avalanche sociale qui accompagne sa candidature et qu’il sera submergé après sa victoire qui paraît inévitable. Le régime politique est plongé dans une crise profonde, comme en témoigne la situation des deux principaux piliers qui l’ont soutenu jusqu’à présent: le PRI et le PAN. Le conservatisme traditionnel des sommets bourgeois considérait AMLO comme un facteur étrange et dangereux. Mais à mesure que la crise s’est aggravée, les choses ont changé et une bonne partie des secteurs bourgeois et AMLO lui-même se sont mis d’accord entre eux.

Le président de la très conservatrice Confederación Patronal de la República Mexicana (Coparmex), le plus grand et le plus ancien syndicat du pays (40’000 entreprises membres avec cinq millions d’emplois formels, à l’origine de 39% du PIB), Gustavo Adolfo de Hoyos, sans prendre de gants, reconnaît que son candidat José Antonio Meade n’a aucune chance de gagner. Il affirme ceci: «Ce que nous allons voir dans cette élection […], c’est que les meilleurs candidats perdent parce qu’ils portent le mauvais logo.» Le «mauvais logo» est le PRI pour lequel Meade est candidat. Il déclare également qu’il respecte et mise sur le résultat des élections («nous faisons confiance à l’INE») qui se traduira par la mise en place d’un organe législatif «équilibré» (Proceso, 27.05.2018).

Mais Coparmex a également critiqué le gouvernement Peña Nieto pour l’échec de sa politique contre la violence [25’339 homicides, reconnus, en 2017], soulignant des données qui montrent la détérioration colossale de la sécurité de ses entreprises: le vol de carburant par les huachicoleros [professionnels du vol d’essence et de diesel] a atteint 30 milliards de pesos en 2017, soit 50% de plus qu’en 2016. Depuis le début de cette année, il y a eu 852 braquages de trains et de transports routiers et 3357 vols massifs dans des dépôts de marchandises. «L’insécurité provoque de graves dommages économiques, a un impact sur la capacité de notre pays à attirer les investissements, à créer des emplois et à développer un cercle vertueux de pacification au moyen de la création de richesses», a déclaré Coparmex dans un communiqué. D’autres groupes, comme le Consejo Coordinador Empresarial (CCE), expriment les mêmes préoccupations et considèrent que les autorités ont ignoré la lutte contre la violence criminelle.

Si les hommes d’affaires opportunistes et égoïstes ont dû prendre leurs distances par rapport à la politique de Peña Nieto en matière de criminalité, c’est parce que ses conséquences touchent leurs poches. Au milieu de la campagne électorale, les assassinats se poursuivent sans relâche: 70 meurtres de femmes ont été commis seulement en avril dernier. Plusieurs candidats ont été tués. Dans le Chihuahua, l’un des Etats les plus violents, des dizaines de candidats ont renoncé à se présenter par crainte d’être exécutés. Les journalistes travaillent dans un pays qui n’est pas officiellement en guerre, mais dont le bilan des meurtres dans cette profession fait concurrence à celui de la Syrie dans ce domaine. En mai 2018, des dizaines de meurtres de gens ordinaires ont eu lieu chaque jour. Depuis que Felipe Calderón [président de décembre 2006 à décembre 2012, membre du PAN] a décidé de sortir l’armée et la marine de leur caserne pour «déclarer la guerre au crime», 2017 a été l’année la plus violente. Mais cette année électorale sera probablement encore pire.

Si Coparmex représente le conglomérat majoritaire du patronat, de la grande et moyenne bourgeoisie, le CCE est l’institution supérieure qui rassemble les groupes les plus puissants et les plus riches parmi les capitalistes mexicains. Par exemple, il réunit des hommes qui, avec Carlos Slim [détenteur de 67,1 milliards de dollars selon Forbes en mars 2018], représentent le trio des capitalistes les plus riches du pays: Germán Larrea (Ferromex et Grupo Mexico Mining Company) et Alberto Bailléres (El Palacio de Hierro, finance et industries diverses). Ce sont les secteurs du CCE qui appellent publiquement leurs employés à ne pas voter pour López Obrador en recourant, avec peu de succès il est vrai, aux arguments selon lesquels AMLO est le Nicolas Maduro mexicain ou que le Mexique deviendra un autre Venezuela. Ils en viennent même à sortir des discours poussiéreux anticommunistes et antisoviétiques. […]  A suivre (Article envoyé par l’auteur, Mexico, 2 juin 2018; traduction A l’Encontre) 

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*