La théorie des ondes longues et la technologie contemporaine (I)

Nikolai Kondratieff (1892-1938)

Par François Chesnais

En juillet-août 2007, sous la forme de la fermeture passée presque inaperçue de filiales de placement à très fort risque de grandes banques, commençait la crise économique et financière mondiale de 2007-2009, qu’on nomme aux Etats-Unis et dans les pays anglophones la Great Recession. Plus de douze ans plus tard, l’économie capitaliste mondiale ne connaît toujours pas une reprise de l’accumulation, mesurée grossièrement par le niveau du produit intérieur brut (PIB) mondial. Les Etats-Unis ont connu, à la différence de la très grande majorité des économies européennes et du Japon, une courte hausse cyclique qui a fait illusion mais qui prend fin. De ce côté de l’Atlantique la contraction du produit PIB allemand sur deux trimestres est considérée comme le signe annonciateur d’une récession dans la principale économie de la zone euro.[1] La projection la plus récente du FMI confirme un mouvement de baisse du taux de croissance du PIB pour les économies du G7 qui n’est plus compensée par les pays émergents (Chine incluse). Les années 2012-2016, où ceux-ci entraînaient tant bien que mal la croissance mondiale, ne sont plus qu’un souvenir.

Cet article délaisse la finance et la financiarisation. Il visite la théorie des ondes longues, dont il a été très brièvement question dans un précédent article dans A l’Encontre,[2] en se centrant sur la place qu’y occupe la technologie. Le but est d’apprécier en quoi les caractéristiques des technologies dominantes contemporaines de l’informatisation et l’automatisation (TIC) peuvent contribuer à comprendre le moment actuel du système capitaliste mondial. L’article procède à une relecture des deux principaux auteurs qui se sont saisis de la théorie des ondes longues, Joseph Schumpeter et dans le cadre marxiste Ernest Mandel. Dans son livre de 1995 Long Waves of Capitalist Development, A Marxist Interpretation, Mandel s’est demandé comment il se faisait que les marxistes qui avaient été à l’origine de la théorie s’en étaient désintéressés ensuite laissant le champ libre aux néo-schumpetériens.[3] Le faible écho de la publication très tardive de ce livre en français sous le titre Les ondes longues du capitalisme,[4] accompagné d’une longue postface de Michel Husson[5], n’a pas apporté de réponse à sa question. Ceci n’est peut-être pas sans rapport avec le désintérêt des économistes marxistes pour la technologie, marquée aujourd’hui par la quasi-absence de travaux économiques sur l’informatisation et l’automatisation. J’ai trouvé un seul article récent en anglais.[6] En 2015, dans un article qui effleurait le sujet, Henri Wilno a parlé de la pertinence potentielle des travaux sur les ondes longues et conclut qu’un vaste programme de recherche était potentiellement ouvert[7]. Les références aux livres de Mandel y étaient trop brèves pour inciter les lecteurs à s’y plonger. Ici on en citera des passages longuement, ainsi que ceux des chercheurs-militants qui ont commenté la grande édition française du Troisième âge du capitalisme.

La théorie des ondes longues

Commençons par l’origine marxiste vigoureusement revendiquée par Mandel. Il n’est pas sûr que la théorie marxiste des ondes longues serait née sans les commentaires que Trotsky a été amené à faire en 1923 à propos des travaux de l’historien économique russe N.D. Kondratieff (victime plus tard de la grande Terreur stalinienne)[8]. Selon Kondratieff le mouvement du capitalisme comportait des grands cycles (qu’il a repérés statistiquement) d’une cinquantaine d’années, où la phase de contraction résultant l’épuisement des forces qui avaient porté l’expansion précédente était nécessairement suivie d’une reprise, dont le caractère était en quelque sorte automatique. La thèse de Kondratieff avait des implications pour l’appréciation de la situation économique et donc politique mondiale des années 1920 et donc pour la stratégie de la IIIe internationale.[9] Suite aux travaux d’un militant russe de la Seconde internationale Parvus[10] Trotsky accepte l’idée de cycles longs (qu’il nomme ondes longues) à deux phases, une phase d’expansion et une phase de contraction. Son apport est de soutenir que si les causes de la fin de l’expansion sont endogènes au mouvement d’accumulation du capital, le passage à une nouvelle longue phase expansive ne peut résulter que de facteurs externes. Dans une courte lettre de 1923, La courbe du développement capitaliste, il en énumère trois, l’acquisition de nouveaux pays et de continents, la découverte de nouvelles ressources naturelles ainsi que les guerres et les révolutions.

«En ce qui concerne les segments de la courbe capitaliste de développement que le professeur Kondratiev propose de désigner également comme des cycles, leur caractère et leur durée sont déterminés non par le jeu interne des forces capitalistes, mais par les conditions externes qui font le lit de leur développement. L’acquisition de nouveaux pays et continents, la découverte de nouvelles ressources naturelles et, dans leur sillage, les événements d’ordre « super structurels » d’importance aussi essentielle que les guerres et les révolutions, déterminent le caractère et la succession des phases ascendantes, stagnantes ou déclinantes du développement capitaliste. (…) A l’heure actuelle, il est impossible de prévoir jusqu’à quel degré telle ou telle section de l’histoire sera illuminée, et quelles seront les lumières jetées, par une investigation matérialiste procédant d’une étude concrète de la courbe capitaliste et de l’interrelation de cette dernière avec tous les aspects de la vie sociale».[11]

L’idée que l’acquisition de nouveaux pays et continents soit «externe» au mouvement du capitalisme a été corrigée par Trotsky lui-même dans la préface à l’édition française de La révolution permanente. Il y insiste sur la nécessité imposée aux pays capitalistes de se tourner vers le marché extérieur: «L’évolution du capitalisme (…) s’est faite de toute nécessité par une extension systématique de sa base. Au cours de son développement et, par conséquent, au cours de la lutte contre ses propres contradictions intérieures, chaque capitalisme national se tourne de plus en plus vers les réserves du “marché extérieur”, c’est-à-dire de l’économie mondiale». Les poussées extérieures du 19e siècle ont été aussi bien transocéaniques (l’Angleterre vers l’Inde, l’Argentine, etc.) que continentales (la «frontière» étatsunienne). Il y a «les guerres et les révolutions» classées comme externes. Le cas le plus clair est la phase d’expansion provoquée par la Seconde guerre mondiale qui a débuté aux Etats-Unis en 1942 et dans les autres pays après 1945-48. Il y a enfin la découverte de nouvelles ressources naturelles que Mandel a étendue à juste titre aux innovations technologiques majeures même si elles ne figurent pas dans la liste de Trotsky.

Sur la base de ses travaux statistiques Kondratieff a proposé une périodisation du premier et du second cycle et de la phase ascendante du troisième qui a porté son nom. Elle a été acceptée avec de légères corrections par Schumpeter dans Business Cycles ainsi que par Ernest Mandel dans Le troisième âge du capitalisme[12] puis dans Les ondes longues du capitalisme.[13] Francisco Louça a proposé un moyen terme entre différentes périodisations dans le tableau suivant.

Périodisation des quatre ondes longues

Source: Francisco Louça, Introduction à l’édition française de «Les ondes longues du développement capitaliste», Syllepse 2014

Le point d’interrogation en bas de la colonne de droite correspond à la question posée par Mandel en 1995, à laquelle nous revenons plus loin: «si on peut déduire de la théorie des ondes longues qu’une nouvelle onde longue expansionniste succédera à l’actuelle longue dépression».[14] Si l’on se tourne aujourd’hui vers les «facteurs externes» énumérés par Trotsky on ne voit pas lequel pourrait être à l’origine d’une cinquième onde. Dans les années 1990 la Chine a offert très passagèrement au capital une dernière frontière avant qu’elle ne se tourne à son tour vers le marché extérieur, en l’occurrence vers un marché mondial en très faible croissance champ d’une concurrence exacerbée. Malgré les très grandes tensions au Moyen Orient, une guerre n’est pas à l’ordre du jour et sauf dérapage elle n’aurait en tout état de cause une l’ampleur destructive pour propulser le début d’une nouvelle onde longue. Reste l’hypothèse explorée par Mandel qu’une «révolution technologique» pourrait éventuellement porter une phase d’expansion. La progression de l’automation l’a porté à répondre négativement et c’est plus vrai que jamais. Faisons d’abord un détour par Marx et par Schumpeter.

Marx: le «machinisme», de la science et la technologie à la formation d’un système technique pénétrant toutes les activités

Dans la première section du célèbre chapitre du livre premier du Capital sur le machinisme et la grande industrie on trouve une analyse de la genèse et puis de la «prise de pouvoir totale» d’un système technique qui peut aider à comprendre celle de l’informatique au cours des quatre-vingts dernières années. Je vais en commenter des extraits.[15]

Marx souligne d’abord le rôle joué par la science et de technologie:

(….) les premiers éléments scientifiques et techniques (de la grande industrie) furent peu à peu développés pendant l’époque des manufactures. Les filatures par métiers continus (throstle mills) d’Arkwright furent, dès leur origine, mues par l’eau. Mais l’emploi presque exclusif de cette force offrit des difficultés de plus en plus grandes. Il était impossible de l’augmenter à volonté ou de suppléer à son insuffisance. Elle se refusait parfois et était de nature purement locale. Ce n’est qu’avec la machine à vapeur à double effet de Watt (double-acting steam-engine) que fut découvert un premier moteur capable d’enfanter lui-même sa propre force motrice en consommant de l’eau et du charbon et dont le degré de puissance est entièrement réglé par l’homme. Mobile et moyen de locomotion, citadin et non campagnard comme la roue hydraulique, il permet de concentrer la production dans les villes au lieu de la disséminer dans les campagnes. Enfin, il est universel dans son application tech­nique, et son usage dépend relativement peu des circonstances locales. Le grand génie de Watt se montre dans les considérants du brevet qu’il prit en 1784. Il n’y dépeint pas sa machine comme une invention destinée à des fins particulières, mais comme l’agent général de la grande industrie. Il en fait pressentir des applications, dont quelques-unes, le marteau à vapeur par exemple, ne furent introduites qu’un demi-siècle plus tard. Il doute cependant que la machine à vapeur puisse être appliquée à la navigation. Ses successeurs, Boulton et Watt, exposèrent au palais de l’industrie de Londres, en 1851, une machine à vapeur des plus colossales pour la navigation maritime.

Le second thème est celui de l’autonomisation de la machine:

Une fois les outils transformés d’instruments manuels de l’homme en instruments de l’appareil mécanique, le moteur acquiert de son côté une forme indépendante, complètement émancipée des bornes de la force humaine. La machine-outil isolée, telle que nous l’avons étudiée jusqu’ici, tombe par cela même au rang d’un simple organe du mécanisme d’opération. Un seul moteur peut désormais mettre en mouvement plusieurs machines-outils. Avec le nombre croissant des machines-outils auxquelles il doit simultanément donner la propulsion, le moteur grandit tandis que la transmission se métamorphose en un corps aussi vaste que compliqué.

Le système de machines proprement dit ne remplace la machine indépendante que lorsque l’objet de travail parcourt successivement une série de divers procès gradués exécutés par une chaîne de machines-outils différentes mais combinées les unes avec les autres. (…) Les outils spéciaux des différents ouvriers dans une manufacture de laine par exemple, ceux du batteur, du cardeur, du tordeur, du fileur, etc., se transforment en autant de machines-outils spéciales dont chacune forme un organe particulier dans le système du mécanisme combiné.

Ainsi émerge le «grand automate»:

Un système de machinisme forme par lui-même un grand automate, dès qu’il est mis en mouvement par un premier moteur qui se meut lui-même. Le système des machines-outils automatiques recevant leur mouvement par transmission d’un automate central, est la forme la plus développée du machinisme productif. La machine isolée a été remplacée par un monstre mécanique qui, de sa gigantesque membrure, emplit des bâtiments entiers. Sa force démoniaque, dissimulée d’abord par le mouvement cadencé et presque solennel de ses énormes membres, éclate dans la danse fiévreuse et vertigineuse de ses innombrables organes d’opération.

Le système «devient objectif, c’est-à-dire émancipé des facultés individuelles de l’ouvrier; le procès total est considéré en lui-même, analysé dans ses principes constituants et ses différentes phases, et le problème qui consiste à exécuter chaque procès partiel et à relier les divers procès partiels entre eux, est résolu au moyen de la mécanique, de la chimie, etc., ce qui n’empêche pas naturellement que la conception théorique ne doive être perfectionnée par une expérience pratique accumulée sur une grande échelle.

La dépendance initiale des capitalistes à l’égard des ouvriers spécialisés

Les grandes inventions de Vaucanson, d’Arkwright, de Watt, etc., ne pouvaient être appliquées que parce que la période manufacturière avait légué un nombre considérable d’ouvriers mécaniciens habiles. (….) A part la cherté des machines fabriquées de cette façon et cela est affaire du capitaliste industriel – le progrès d’industries déjà fondées sur le mode de production mécanique et son introduction dans des branches nouvelles, restèrent tout à fait soumis à une seule condition, l’accroissement d’ouvriers spécialistes dont le nombre, grâce à la nature presque artistique de travail, ne pouvait s’augmenter que lentement.

Il fallait s’en affranchir:

Les dimensions croissantes du moteur et de la transmission, la variété des machines-outils, leur construction de plus en plus compliquée, la régularité mathématique qu’exigeaient le nombre, la multiformité et la délicatesse de leurs éléments constituants à mesure qu’elles s’écartèrent du modèle fourni par le métier et devenu incompatible avec les formes prescrites par leurs fonctions purement mécaniques, le progrès du système automatique et l’emploi d’un matériel difficile à manier, du fer, par exemple, à la place du bois – la solution de tous ces problèmes, que les circonstances faisaient éclore successivement, se heurta sans cesse contre les bornes personnelles dont même le travailleur collectif de la manufacture ne sait se débarrasser. En effet, des machines, telles que la presse d’impression moderne, le métier à vapeur et la machine à carder, n’auraient pu être fournies par la manufacture.

Puis il y a le thème du processus obligatoire de la diffusion:

Le bouleversement du mode de production dans une sphère industrielle entraîne un bouleversement analogue dans une autre. On s’en aperçoit d’abord dans les branches d’industrie, qui s’entrelacent comme phases d’un procès d’ensemble, quoique la division sociale du travail les ait séparées, et métamorphosé leurs produits en autant de marchandises indépendantes. C’est ainsi que la filature mécanique a rendu nécessaire le tissage mécanique, et que tous deux ont amené la révolution mécanico-chimique de la blanchisserie, de l’imprimerie et de la teinturerie. De même encore la révolution dans le filage du coton a provoqué l’invention du gin pour séparer les fibres de cette plante de sa graine, invention qui a rendu possible la production du coton sur l’immense échelle qui est aujourd’hui devenue indispensable.

 La révolution dans l’industrie et l’agriculture a nécessité une révolution dans les conditions générales du procès de production social, c’est-à-dire dans les moyens de communication et de transport. (Ceux-ci) étaient complètement insuffisants pour subvenir aux besoins de la production manufacturière, avec sa division élargie du travail social, sa concentration d’ouvriers et de moyens de travail, ses marchés coloniaux, si bien qu’il a fallu les transformer. (…) les moyens de communication et de transport légués par la période manufacturière devinrent des obstacles insupportables pour la grande industrie avec la vitesse fiévreuse de sa production centuplée, son lancement continuel de capitaux et de travailleurs d’une sphère de production dans une autre et les conditions nouvelles du marché universel qu’elle avait créé. (…) le service de communication et de transport fut peu à peu approprié aux exigences de la grande industrie, au moyen d’un système de bateaux à vapeur, de chemins de fer et de télégraphes. Les masses énormes de fer qu’il fallut dès lors forger, braser, trancher, forer et modeler exigèrent des machines monstres dont la création était interdite au travail manufacturier.

Telle est sous l’appellation de révolution industrielle, la révolution technologique correspondant au premier cycle Kondratieff et à la première onde du tableau de Louça.

Schumpeter: l’innovation et non la science et la technologie comme force motrice des cycles longs

La première formulation du rapport entre technologie et cycles longs est Schumpeter. Dans le gros livre Business Cycles qu’il publie en 1939, il fait des cycles longs un élément central de sa théorie du développement du capitalisme en longue période ou théorie de l’évolution (titre de son premier livre de 1912[16]) Il cherche l’appui de Marx: «nous tenons (à cet égard tout à fait d’accord avec Marx) que le progrès technologique est de l’essence même de l’entreprise capitaliste et ne peut donc pas en être séparé».[17] A la différence qualitative près que Marx a examiné le progrès technique en relation avec la production de la plus-value et vu dans le machinisme «la capture de l’ensemble des sciences au service du capital»[18], alors que Schumpeter introduit une distinction forte entre l’innovation et l’invention, allant jusqu’à écrire qu’il «est absolument indifférent qu’une innovation implique ou non une nouveauté scientifique. Bien que la plupart des innovations puissent être attribuées à une certaine conquête dans le domaine des connaissances théoriques ou pratiques, il y en a beaucoup qui ne le peuvent pas». [19] Ecrivant en 1939 il aurait fallu surtout parler de celles pour lesquelles c’est le cas. C’était le moment où les grandes percées scientifiques des années 1900-1910 (la relativité générale d’Einstein et la physique quantique de Max Planck) trouvaient leur application en Allemagne et aux Etats-Unis dans le domaine militaire aboutissant à la fission nucléaire.

Joseph Schumpeter (1883-1950)

La définition de l’innovation de Schumpeter est très large, puisqu’elle inclue «les changements technologiques dans la production de produits déjà utilisés (c’est moi qui souligne), l’ouverture de nouveaux marchés ou de nouvelles sources d’approvisionnement, la taylorisation du travail, l’amélioration de la manutention des matériaux, la création de nouvelles organisations commerciales telles que les grands magasins, bref, toute “façon de faire différente” dans le domaine de la vie économique».[20] Le rapport de ces formes de changement avec les cycles Kondratieff tient en ce qu’elles ne restent pas des événements isolés et ne sont pas réparties uniformément dans le temps. Elles «ont tendance à se venir en grappes, (deux mots sont employés, cluster et bunch) d’abord parce que certaines, puis la plupart, des entreprises suivent dans le sillage d’innovations réussies; ensuite parce que les innovations ont tendance à se concentrer dans certains secteurs et leur proximité.»[21] Les séries statistiques qui servent à corroborer en les corrigeant un peu la périodisation de Kondratieff, privilégient nettement les Etats-Unis et il en va de même des innovations étudiées. Ainsi la construction des chemins de fer, qui en s’étendant sur un cycle et demi (soit quelque quatre-vingts ans) perd sa qualité d’innovation – au sens de nouveauté – pour conserver celle de vecteur de très importants investissements servant en quelque sorte d’épine dorsale de l’accumulation étatsunienne sur une très longue période. De même, si aux Etats-Unis l’introduction de la taylorisation du travail date du troisième Kondratieff, il faut attendre après la seconde guerre mondiale, soit le quatrième pour que son adoption se fasse en Europe. Les effets de grappe doivent se faire sur une échelle telle que «les perturbations (disturbances) sont “importantes” (big), en ce sens qu’elles perturbent le système existant, ne peuvent pas être absorbées en douceur et entraînent un processus spécifique d’adaptation».[22] Les perturbations auxquels la société est forcée de s’adapter sont pilotées par les industriels qui en bénéficient: «la voiture n’aurait jamais acquis son importance actuelle et devenue un “réformateur” de la vie quotidienne si elle était restée ce qu’elle était il y a trente ans et si elle n’avait pas réussi à façonner les conditions environnementales — les routes, entre autres — nécessaires pour son propre développement».[23]

Soulignons que Schumpeter à l’instar de ce qu’écrira Mandel plus tard insiste qu’il «est de la plus haute importance d’être parfaitement maîtres de l’histoire économique de l’époque, du pays ou de l’industrie (….) avant de tirer une inférence du comportement des séries chronologiques. L’histoire générale (sociale, politique et culturelle), l’histoire économique, et plus particulièrement l’histoire industrielle sont non seulement indispensables, mais en réalité les plus importants contributeurs à la compréhension de notre problème. Tous les autres matériaux et méthodes, statistiques et théoriques, ne sont que soumis à eux et pire qu’inutile sans eux».[24] C’est ainsi que Schumpeter désigne le premier Kondratieff du nom de «bourgeois» en ce que «les intérêts et les attitudes des classes industrielles et commerciales ont contrôlé les politiques et toutes les expressions culturelles plus que pour aucune période antérieure ou ultérieure».[25] «L’étiquette» néo-mercantiliste est utilisée pour caractériser le second Kondratieff qui voit des «changements de deux types: l’un représenté par des symptômes tels que la recrudescence de la protection (aux Etats-Unis le Dingley tariff de 1897) et l’augmentation des dépenses d’armement, l’autre par des symptômes tels que le nouvel esprit de la législation fiscale et sociale (en Allemagne les assurances sociales ont atteint 1,1 billion de marks en 1913), la marée montante de la politique radicalisme et socialisme, la croissance et l’évolution des attitudes du syndicalisme, etc.»[26] Schumpeter n’a pas trouvé de nom pour le troisième Kondratieff (la troisième onde longue dans le tableau de Louça). (A suivre)

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[1] www.lemonde.fr/economie/article/2019/08/14/le-pib-allemand-se-contracte-de-0-1-au-deuxieme-trimestre-conformement-aux-attentes_5499271_3234.html

[2] http://alencontre.org/economie/de-nouveau-sur-limpasse-economique-historique-du-capitalisme-mondial.html

[3] Ernest Mandel, Long Waves of Capitalist Development, A Marxist Interpretation, Second Edition, Verso, London, 1995, p.1

[4] Ernest Mandel, Les ondes longues du capitalisme, Editions Syllepse, Paris, 2014.

[5] www.contretemps.eu/a-lire-la-postface-de-les-ondes-longues-du-developpement-du-capitalisme-de-ernest-mandel/

[6] Kim Moody, High Tech, Low Growth: Robots and the Future of Work, https://brill.com/view/journals/hima/26/4/article-p3_1.xml

[7] C’est le cas de l’article d’Henri Wilno de 2015, www.npa2009.org/idees/tenter-de-comprendre-la-phase-actuelle-du-capitalisme-un-retour-sur-les-ondes-longues

[8] Nicolai Dimitrievitch Kondratieff était directeur dans les années 1920 de l’Institut de conjoncture de l’URSS à Moscou. Il a été arrêté en 1930 sous l’accusation d’introduire des méthodes bourgeoises dans la planification et de saboter l’agriculture. Il a passé huit ans en camp de concentration avant d’être fusillé en 1938. Voir Nicolai Kondratieff, Les grands cycles de la conjonture, édition organisée et présentée par Louis Fontvielle, Economica, Paris 1992.

[9] Francisco Louça rend compte de ce débat dans son introduction au livre de Mandel de 1995.

[10] Sur Parvus voir Mandel, Le troisième âge du capitalisme, traduction française de Spätkapitalismus (1972), Les Editions de la Passion, Paris, 1997, pp.101-102 et l’introduction de Francisco Louça du livre Les ondes longues du capitalisme.

[11] https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1923/04/lt19230421.htm

[12] Ernest Mandel, Le troisième age du capitalisme, traduction française de Spätkapitalismus (1972), Les Editions de la Passion, Paris, 1997, p.107-109.

[13] Ernest Mandel, Long Waves of Capitalist Development, op. cit., p.82

[14] Ernest Mandel, Long Waves of Capitalist Development, op. cit., p.6.

[15] Extraits de la première section du Capital livre premier, Editions Sociales t.2, pages 63 à 69. L’analyse minutieuse de l’organisation de l’exploitation et la maximisation de la plus-value produite et appropiée par le capital est faite dans la section III.

[16] Pour la traduction française voir Joseph Schumpeter, La théorie de l’évolution économique, Dalloz, Paris, 1935 avec une introduction de François Perroux.

[17] Joseph Schumpeter, Business Cycles, A Theoretical, Historical and Statistical Analysis of the Capitalist Process, 1939 dans la version abrégée avec une introduction de Rendigs Fels, p.16. http://classiques.uqac.ca/classiques/Schumpeter_joseph/business_cycles/schumpeter_business_cycles.pdf

[18] «L’invention devient un métier et l’application de la science à la production immédiate devient elle-même pour la science un point de vue déterminant et qui la sollicite». Marx, Manuscrits de 1857-58, dits les “Grundrisse”, Editions Sociales, Paris, 2011, p. 660

[19] Schumpeter, Business Cycles, p.82

[20] Schumpeter, Business Cycles, p.82

[21] Schumpeter, Business Cycles, p.98

[22] Ibid.

[23] Schumpeter, Business Cycles, p.174

[24] Schumpeter, Business Cycles, p.20

[25] Schumpeter, Business Cycles, p.243

[26] Schumpeter, Business Cycles, p.294

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