Débat. Union européenne: le cercle vicieux du «consensus de Bruxelles»

Par Gustavo Buster

Le 60e anniversaire des Traités de Rome, qui constituent l’origine mythique de l’actuelle Union Européenne (UE), n’a pas vraiment été une fête. Le projet néolibéral de construction européenne se trouve actuellement sur une voie sans issue. Le « consensus de Bruxelles » s’est transformé en une somme de conflits autour de la gestion de la Grande récession [initié en 2007…], qui fait s’affronter les pays créanciers du «centre» aux débiteurs de la «périphérie», soit les Etats membres originaires de l’Union des 15 à ceux d’Europe centrale et orientale de l’Union des 13; et la zone euro à ceux qui maintiennent certaines monnaies surveillées par la Commission et la BCE. Les résultats de ces conflits se voient dans les échecs auxquels ils conduisent: la crise grecque, le Brexit, la montée électorale de l’euroscepticisme des droites, le marasme politique de la Commission européenne, l’effondrement moral et opérationnel de la politique commune sur les migrations et l’asile…

Crise et restauration du «Consensus de Bruxelles»

La nécessité d’une reformulation stratégique du projet européen, au milieu des incertitudes de la nouvelle ère Trump, est la raison de l’élaboration par la Commission du Livre Blanc sur l’avenir de l’Europe: les voies de l’unité pour l’UE à 27 [1er mars 2017 ]. Mais le résultat, à savoir un catalogue de cinq scénarios, options instrumentales, possibles, ne cache pas l’acceptation résignée du statu quo lui-même: une Europe divisée en cercles concentriques, avec une hiérarchie d’intérêts imposée en négociation conflictuelle permanente; une oligarchie à la tête d’une «Europe à plusieurs vitesses», qui avance en acceptant la distanciation et l’appauvrissement progressif de territoires, régions et de secteurs sociaux toujours plus nombreux.

Dans l’une des quelques phrases désintéressées qu’il a prononcées, l’ancien président de la Commission Manuel Barroso, a déclaré en avril 2013 que le manque d’appui politique et social exigeait la fin de certaines politiques d’austérité qui «étaient arrivées à leur limite». Mais il n’y a pas eu de réorientation du «Consensus de Bruxelles» [formule utilisée par analogie au Consensus de Washington].

Avant le défi que lui a opposé le premier gouvernement de Syriza, la Troïka a élaboré, presque avec vice, le troisième mémorandum grec [signé en août 2015]; elle a serré les boulons à un Portugal qui n’avait pas vu de reprise économique depuis quinze ans; elle a permis la fraude fiscale et le dumping entrepreneurial en Irlande en exigeant comme contrepartie la baisse des salaires; et elle a accepté le non-respect des engagements budgétaire pris par Mariano Rajoy en échange de sa soumission politique et de sa réforme du travail.

Ces trois dernières années, l’incohérence dans l’application des critères du «Consensus de Bruxelles» a été possible grâce à la marge de manœuvre qu’ont augmenté les politiques monétaires d’assouplissement quantitatif de la BCE [rachat de titres de dettes aux «acteurs» financiers]. L’achat mensuel de 60’000 millions d’euros de bons du trésor, d’obligations d’entreprises et des titres adossés à des actifs sur les marchés secondaires a permis la stabilisation du marché de la dette souveraine, en garantissant aux créanciers finaux non seulement la valeur de leurs actifs face à la spéculation et à la dépréciation, mais aussi en mettant à leur disposition des liquidités qui ont permis d’élargir le cycle de spéculation et les bénéfices financiers au cours d’une déflation généralisée. Et cela d’autant plus qu’avec la faible reprise économique, la politique d’assouplissement quantitatif sera incompatible avec l’escalade progressive des taux d’intérêt annoncée par la Fed en réponse à la «Trumpeconomics».

Ainsi, le danger immédiat est que l’incohérence temporelle du «Consensus de Bruxelles» est en train de redevenir férocement cohérente. Voilà la signification ultime de l’ordolibéralisme [conservatisme libéral avec des conditions-cadres pour assurer la «compétitivité» des grands groupes, «la stabilité budgétaire», etc. avec ce qui découle pour le salariat] caricatural d’un Jeroen Dijsselbloem [le président hollandais de l’Eurogroupe, membre Parti travailliste-PvdA]. Selon Wolfgang Schäuble, les causes de la Grande récession en Europe se trouvent dans un flux de crédits bon marché (en nouvel euro) partis du «centre» vers la «périphérie», qui ont financé une augmentation des salaires et de la demande de consommation qui n’a pas été appuyée par des augmentations parallèles de la productivité. Cela a provoqué une inflation et d’énormes déficits extérieurs, jusqu’à ce que la dette extérieure accumulée ne puisse plus être garantie ni soutenue par les banques du «centre» européen, faisant ainsi éclater la bulle immobilière dans des pays comme l’Irlande ou l’Espagne. Et la réponse est la «dévaluation interne» [baisse des salaires, des retraites, coupes dans les services publics, etc.] des économies pour assurer le paiement de la dette souveraine, en un double transfert des revenus du travail vers ceux du capital et des pays débiteurs vers les pays créanciers.

Déplacement de l’équilibre institutionnel communautaire

Le «Consensus de Bruxelles» a eu également d’importantes conséquences juridico-politiques, dans la mesure où il a déplacé l’hégémonique de l’Allemagne au sein du Conseil de l’Europe vers l’ensemble des institutions communautaires, modifiant ainsi l’équilibre de pouvoir du Traité de Lisbonne [signé le 13 décembre 2007 entre les 27 Etats membres de l’UE et entré en vigueur début décembre 2009].

La Commission a perdu sa relative autonomie et sa capacité d’initiative, elle a vu sa marge de manœuvre diminuée ; elle reste dans le bras de levier interventionniste résidant suite à un budget européen en baisse et s’est transformée en un appareil réglementaire, opaque et technocratique, qui régule et inspecte les politiques d’austérité. La Cour européenne de justice a subi le même processus d’adaptation à l’interprétation néolibérale, particulièrement dans ses arrêts antisyndicaux. Quant au Parlement Européen, malgré l’augmentation de sa capacité de codécision, en particulier sur les questions en relation avec le budget de la Commission, il reste une simple chambre de ratification du Conseil Européen au travers de la triple alliance entre conservateurs, sociaux-démocrates et libéraux, qui constitue la courroie de transmission du «Consensus de Bruxelles».

L’unique institution ayant une marge d’autonomie statutaire est la Banque Centrale Européenne (BCE). Son «indépendance» lui garantit un réseau de pouvoir parallèle à celui du Conseil Européen qui s’étend jusqu’aux marchés financiers des Etats membres au travers des gouverneurs et des conseils des Banques centrales nationales. Elle constitue un des deux piliers centraux du «Consensus de Bruxelles» et dispose de la capacité de déterminer, si ce n’est l’orientation de la politique économique, en tout cas les rythmes d’application des politiques d’austérité au travers de la politique monétaire de l’euro.

Comment alors être surpris que face à ce mécanisme technocratique et opaque de gouvernance les citoyens et citoyennes européens considèrent à hauteur de 54% que leur voix n’a pas le moindre poids (à l’exception des Allemands et de pays nordiques qui, eux, sont 57% à penser que l’on tient compte de leur voix)? Ou que le 44% de ces Européens soit «très pessimiste» sur le futur de l’UE? Ou encore que 56% considèrent que la situation de leur économie nationale est franchement mauvaise? Mais la monnaie unique continue à pouvoir compter sur un appui majoritaire (58%), spécialement dans la zone euro (70%), ainsi que l’aspiration à un modèle social de marché avec une forte protection sociale (82%), ce qui fait écho au mythique pacte social fondateur de l’UE (Eurobaromètre 2016). L’aspiration à « plus d’Europe» face à la crise économique n’a reçu d’autre réponse de la part gouvernance techno-bureaucratique communautaire qu’un «plus d’austérité», au point de se faire indistinguable entre celle appliquée dans la «périphérie» de l’UE et celle mis en place dans l’UE à 13.

L’urgence d’une alternative de gauche européenne

En dépit de l’érosion continue de légitimité de l’UE et de son manque d’efficacité dans la satisfaction des besoins de ses citoyens et citoyennes, le 60e anniversaire des Traités de Rome [25 mars 2017], la confronte à une série de défis qui l’obligeront de manière inévitable à redéfinir le projet néolibéral de construction européenne. Ces défis contraindront aussi la gauche à réélaborer sa critique.

Le plus important de ces défis: la négociation du Brexit avec le Royaume-Uni. Mis il faut prendre en considération, de même, la définition du rôle géopolitique de l’Union européenne et sa position face aux Etats-Unis de Trump et face à la Russie de Poutine. Selon l’Eurobaromètre, l’UE se trouve dans une position désavantageuse dans le nouveau concert international. Mais la réponse de la Commission et du Conseil européens, qui insistent sur la défense et la sécurité commune comme moyens de renforcer l’identité de l’UE, n’est rien d’autre qu’une excuse face à la subordination à l’OTAN (par rapport à laquelle il n’y a pas d’alternative face à la Russie) ou une justification de l’Europe forteresse dans la crise humanitaire de l’immigration.

La gauche européenne se retrouve perdue au milieu de la crise du «Consensus de Bruxelles» de l’UE, comme l’ont mis en relief les diverses manifestations et actions qu’elle a organisées ce 25 mars à Rome. Elle a été incapable de donner une réponse politique unitaire au rejet du projet de pseudo-constitution européenne [en 2005 en France, au Pays-Bas et 2008 en Irlande] face à l’épidémie de la Grande Récession. Et elle ne s’est pas encore remise de la déroute stratégique qu’ont signifiée la faillite politique de Syriza et la logique des mémorandums placés sous le contrôle de la Troïka. La social-démocratie, qui gouverne ou participe à des coalitions de gouvernement dans 15 des 27 Etats membres de l’UE, continue son chemin en restant fermement ancrée dans le «Consensus de Bruxelles». Elle perd un peu plus de son sang élection après élection, comme nous l’avons vu aux Pays-Bas et nous le verrons, très certainement, bientôt en France.

Face à la menace de la pleine application du programme ordolibéral avec l’Union budgétaire européenne, des secteurs importants de la gauche sociale se réfugient dans l’illusion d’une récupération de la souveraineté nationale comme axe des luttes de résistance. Mais dans la plus grande partie de l’UE, cet espace politique a été occupé par la droite populiste, quand ce n’est pas par l’extrême droite. Et jusqu’à maintenant, l’unique formule permettant de donner une issue politique aux luttes de résistance continue à être un projet d’unité des gauches capable de questionner et de négocier les politiques d’austérité, comme dans le cas du gouvernement du PS portugais, qui, malgré toutes ses limites, est appuyé parlementairement par le Bloc de Gauche et le Parti Communiste. Et , au niveau programmatique, existe la proposition immédiate d’un New Deal Européen articulé par le DIEM25 [https://diem25.org/new-deal-europeen/].

La crise du projet néolibéral de construction européenne n’a pas de réponse face à ses propres contradictions. On est loin d’une convergence des économies constituant l’UE, les fractures qui fissurent la cohésion entre le «centre» et la «périphérie» de l’eurozone et qui accroissent la distance entre l’Europe des 15 de celle des 13, sont devenues structurelles. Sans un projet européen alternatif, les gauches ne seront pas capables d’articuler politiquement les luttes de résistance qui vont se généraliser dans la prochaine période contre les politiques d’austérité. Et nous courons le risque de nouvelles défaites comme en Grèce. (Article publié sur le site SinPermiso, en date du 26 mars 2017; traduction A l’Encontre)

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