UE-Allemagne. La presse allemande tire sur Draghi. Et la politique de ce dernier

1206436_bce-la-presse-allemande-ereinte-mario-draghi-web-021759995163Par Jean-Philippe Lacour
et Charles-André Udry

(Jean-Philippe Lacour). La presse allemande a la dent dure avec la Banque Centrale Européenne au lendemain de l’annonce par l’institution d’un paquet de mesures aussi amples qu’inédites en vue de combattre la faible inflation en zone euro [voir ci-dessous l’article de C.-A. Udry]. Le quotidien économique Handelsblatt fait ce vendredi 11 mars sa Une en montrant un Mario Draghi allumant un cigare avec un billet de 100 euros en flamme, le tout sous-titré «Whatever it takes. Le jeu dangereux de Mario Draghi avec l’argent des épargnants allemands». Un titre du reste montré la veille dans les pages du journal, à la manière d’un «teaser», comme si la réunion de jeudi de la BCE n’avait rien changé au constat qui prévalait avant…

Ce qui est neuf et inquiétant, note en revanche l’éditorialiste, est que «le marché a perdu la confiance en Mario Draghi, le magicien des marchés». Le journal en veut pour preuve qu’après le cours feu d’artifice en bourse de jeudi, à la suite de l’avalanche de mesures annoncées par la BCE, les places financières ont cédé à la désillusion.

«Des dégâts collatéraux énormes»

Le verdict: «Draghi et ses troupes ont creusé eux-mêmes un trou d’où ils peuvent à peine sortir. Et ils creusent maintenant encore plus profond». Mais en chemin vers un objectif d’inflation de 2% devenu «illusoire» à atteindre, la BCE va provoquer «des dégâts collatéraux énormes» avec à la clé diverses «bulles financières», des banques encore plus fragilisées, et l’expropriation des épargnants. La BCE est ainsi en bonne voie pour «perdre la confiance», y compris chez ses plus fervents partisans durant la crise financière.

«Le président de la BCE Mario Draghi a choisi lui-même la mauvaise voie», renchérit le quotidien de «centre-gauche» Süddeutsche Zeitung» [un quotidien important et de qualité de Munich]. «Il déprécie l’argent sans générer de la croissance. Au lieu de cela, il exproprie les épargnants de facto et se prive d’armes contre une véritable crise qui pourrait bientôt survenir à travers le monde. Boursicoteurs et politiciens se sont habitués à l’argent pas cher comme à une drogue, laquelle doit résoudre leurs problèmes. Au lieu de cela, nous devrions tous en ressentir les effets secondaires. Le président de la BCE a mis le feu à tout son arsenal. Avec quel argent va-t-il soutenir l’Europe si une nouvelle grosse dépression à la 2008 devait se reproduire ? Mario Draghi est en route pour ruiner l’avenir de l’Europe», s’emporte le journal bavarois.

«Pour Draghi il n’y a pas de limites»

Le quotidien conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung souligne de son côté que «pour Draghi il n’y a pas de limite, du fait que la BCE déclare elle-même que tout ce qu’elle fait est du ressort de son mandat. Cela est dangereux pour un organe indépendant de la politique comme une banque centrale. Néanmoins, la Cour européenne de justice, en conflit avec la Cour constitutionnelle allemande à propos de l’achat d’obligations d’État par la puissante institution européenne, lui a délivré un laissez-passer – bien que la BCE ne soit soumise à aucun contrôle démocratique, en dehors du fait que ce sont les chefs d’Etats et de gouvernements qui désignent ses administrateurs», note le journal francfortois.

Taux de refinancement amené à zéro, taux sur les dépôts enfoncé en territoire négatif, rachats d’actifs en quantité toujours plus importante… Pour Die Welt, «la BCE connaît aussi les risques énormes d’une telle politique monétaire. Le fait que les gardiens de l’euro poursuivent imperturbablement leur parcours vers une «Terra Incognita» monétaire témoigne de la montée d’un sentiment de désespoir». Car, à elle seule, la politique des taux d’intérêt bas menée depuis des années n’a quasiment rien rapporté, relève le journal.

«Draghi Reloaded»

Le quotidien boursier Börsen Zeitung y va dans la métaphore cinématographique: «s’il s’agissait d’un film avec le président de la BCE dans le rôle principal, on pourrait parler de ‘Draghi reloaded’. Mais comme c’est souvent le cas avec ce genre de films à suites, ce nouvel épisode n’arrive absolument pas à convaincre, et cela n’est pas seulement dû à la réaction des marchés», juge le journal.

Certes, l’argument de Mario Draghi peut porter, quand il dit que ne rien faire aurait un effet catastrophique à court terme pour l’économie, mais «les risques sur le long terme, en en faisant trop, deviennent bien plus graves en situation d’urgence. Cela vaut pour la stabilité financière, le tissu socio-politique et finalement la confiance des citoyens dans une devise et dans l’argent. Que cette dernière soit perdue ne peut pas être dans l’intérêt de ‘Super Mario’».

Enfin, le quotidien populaire Bild [le Blick suisse] a surtout voulu rendre service à ses lecteurs: investir en actions, dans l’immobilier ou cacher sous l’oreiller, la question se pose à chacun. D’où un dossier titré en un «taux à 0%: ce que vous devez faire avec votre argent», «?votre argent?» étant surligné en bleu comme la cravate portée hier par Mario Draghi. Comme quoi l’épargnant allemand grincheux peut encore trouver matière à s’arranger avec la politique d’argent pas cher… (Jean-Philippe Lacour, in les Echos du 11 mars 2016)

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Les canons de Draghi et les «coco bonds»
(pas les «coco-girls» des matchs aux USA)…

(Udry Charles-André). «La BCE a ainsi abaissé son principal taux directeur, le taux de refinancement, qui passe de 0,05% à 0% dès le 16 mars. C’est une première: cela signifie que les banques et assimilés pourront emprunter gratuitement auprès de l’institution monétaire. Le taux d’escompte (taux d’intérêt sur le marché monétaire pour des prêts à très court terme, de quelques jours) passe de 0,30% à 0,25%. Le taux de dépôt baisse encore de 10 points de base pour s’établir à -0,40%. Plusieurs «experts des banques» anticipaient une baisse à -0,50%. De même, la possibilité d’un système de taux négatifs differenciés, en fonction du montant des dépôts, a été débattue. Mais ce n’est pas encore dans le tuyau. Il faut attendre.

Traders en habit de carnaval à la Bourse de Francfort, le 9 février 2016.
Traders en habit de carnaval à la Bourse de Francfort,
le 9 février 2016.

«Ces taux bas, très bas devraient rester en place très longtemps, au-delà de la fin du programme de rachat d’actifs – qui devrait durer jusqu’à mars 2017. Ils ne devraient a priori pas baisser davantage», a déclaré Mario Draghi lors de sa conférence de presse.

La BCE a abaissé ses prévisions de taux d’inflation au plus bas: de 1% à 0,1% en 2016; de 1,3% en 2017 (antérieurement 1,6%); et 1,6% en 2018. De même, baisse sur les prévisions de «croissance» du PIB: 1,4% en 2016; 1,7% en 2017; 1,8% en 2018.

Du côté de l’assouplissement monétaire (QE: injection de liquidités) la fuite en avant est impressionnante: son enveloppe mensuelle passe de 60 à 80 milliards d’euros par mois. Surtout, la BCE va intervenir directement sur le marché du crédit aux entreprises, à compter d’avril 2016. Elle rend éligibles les obligations émises par des sociétés dites de bonne qualité (catégorie «investissement»). Mais cela peut concerner, de facto, des firmes endettées ayant accumulé les cadavres dans leurs placards (dettes diverses), comme Foxconn (qui a un million de salarié·e·s, en Chine continentale et travaille, entre autres, pour Apple) l’a découvert chez Sharp. Les deux firmes sont taïwanaises et donc se connaissaient d’assez près. Foxconn a pourtant été dans le bleu jusqu’au dernier moment.

Mais cela ne suffit pas: la BCE passe désormais la limite de rachat d’une même souche d’obligations de 33% du nombre de titres émis à 50%, mais seulement pour les titres émis par les organisations internationales et les banques de développement supra-gouvernementales. Autrement dit, elle prend en charge 50% de cette part de dette… Et, si cela tourne mal? Et on peut parier que c’est un premier pas dans cette direction. Un test. Au cas où tous les signaux passent au rouge éclatant, alors la limite de rachat peut être élevée pour des firmes privées.

Enfin, de nouveaux programmes de refinancement long terme (TLTRO) seront proposés aux banques, pour une durée de 4 ans au taux de refinancement, soit 0%! Si le volume des prêts d’une banque est supérieur à un certain niveau, celle-ci pourra bénéficier de taux négatifs, jusqu’à -0,40 %! Autrement dit, les banques toucheront ainsi de l’argent de la BCE pour prêter!

Encore faut-il qu’elles puissent prêter, que des firmes veuillent investir dans la conjoncture présente, sans quoi cela ne fera que gonfler la «bulle financière» (ou, plus exactement les bulles).

Mais la BCE répond aussi (et surtout) à des informations qu’elle possède – malgré les débats internes – sur la mauvaise situation de nombreuses banques dans le domaine des «coco bonds». Un «coco bond» est une obligation convertible. Initialement, elles sont vendues comme des obligations: titre de créance représentant une partie d’un emprunt à long terme émis par une firme, par un Etat, plus en général une personne morale.

Mais ces obligations peuvent se transformer en «equities» (soit des actions, plus exactement des parts de capital). Les «cocos bonds» sont le produit de ladite ingénierie financière lors de la crise de 2008.

Il y eut une période d’euphorie, car les rendements étaient de l’ordre de 7%, 8% et 9% contre un peu plus de 1% pour une obligation traditionnelle. Et comble de l’audace des régulateurs et ingénieurs financiers: les coco bonds étaient considérés comme des «fonds solides» qui respectaient donc les règlements faits pour qu’ils le soient!

Or, la valorisation (prix) des «coco bonds» se retourne – et ne pouvait que se retourner après une montée jusqu’au sommet des arbres, mais pas du ciel. Le graphique du Financial Times du 10 février 2016, ci-dessous, l’indique. Le retournement est classique: il faut se débarrasser de «ses cocos» avant la chute dans la crevasse: sans deux sacs trop lourds, mais avec un piolet, une corde avec grappin, on pourra même remonter et arrêter la chute, si la crevasse est marquée par des resserrements. Preuve de la gravité, paradoxalement, les «coco bonds» n’ont pas muté en equities, car la situation n’est pas particulièrement attrayante dans ce secteur.

 

Coco bonds: what are they, and why have they left European
banks vulnerable?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une lecture de ce graphique est utile pour saisir l’inquiétude qui entoure la Deutsche Bank, les banques italiennes remplies de créances douteuses. Sans parler de la faillite de la plus grande banque portugaise – Banco Espirito Santo – il y a 19 mois, faillite qui a sonné le tocsin à l’échelle européenne. La crise financière mûrit dans l’Europe capitaliste.

Et cela se passe dans une situation où il n’y aura aucune remontée sérieuse du prix du pétrole jusqu’en 2020 lorsque se fera sentir la chute des investissements actuels de recherche et donc une «pénurie» possible. En parallèle, la situation se dégrade dans diverses économies comme la Chine, le Brésil, sans parler du Nigeria ou de l’Afrique du Sud. Et cela dans un climat des guerres réelles. La baisse des prix des cocos est l’expression d’une crise dont les racines se situent dans une crise combinée de surproduction et de suraccumulation du capital ainsi que de «gouvernance» des principales institutions nationales comme internationales, de l’OMC à la BCE avec ses contradictions internes qui traduisent une partie des conflits inter-impérialistes à l’œuvre. Ceux-ci se prolongent avec ceux entre la Russie et les Etats-Unis, la Chine et les Etats-Unis, entre ces derniers dans le «Moyen Orient», etc. Ce sera le sujet d’une autre contribution [1]. Mais il faut restituer tout cela dans un processus où la destruction de capital – condition nécessaire pour une relance, mais pas suffisante – n’a pas été à la hauteur des espoirs des élites du capital transnationalisé et de la politique de leurs Etats de référence. D’où la prolongation d’une offensive d’envergure pour accroître la plus-value absolue (temps de travail, intensité, etc.) et la plus-value relative (abaisser le coût de reproduction de la force de travail). (Udry Charles-André, 13 mars 2016)

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[1] Je voudrais toutefois déjà noter que les affrontements inter-impérialistes prennent la forme de bataille entre blocs monétaires. Ainsi Yu Yongding – rédacteur en chef de China and World Economy ainsi que membre du comité consultatif de politique étrangère du Ministère des affaires étrangères ainsi que de la Commission nationale pour le développement et la réforme de la République populaire de Chine – déclare dans un entretien avec la banque Notenstein-La Roche (mars 2016): «La chute du RMB (renminbi) provoquera la colère des Américains et la Chine sera accusée de mener une guerre de monnaies. Mais je ne vois pas de meilleure alternative. Le RMB talonne le dollar depuis des années, gagnant plus de 15%. Une certaine correction est nécessaire, outre le fait que la baisse résulte des sorties de capitaux plutôt que des interventions de la PBOC (banque centrale).» (p. 7)

Certes, un tel personnage ne peut avouer qu’une partie de ces sorties de capitaux sont le fait des fils de la bureaucratie céleste dont la confiance dans leur position socio-économique est limitée, et leurs incertitudes sont grandes sur la stabilité sociale d’un pays marqué par les sursauts sociaux d’envergure. (cau)

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