Ryanair ne veut rien lâcher. Un conflit européen

Par Eric Renette

Nouvelle journée de grève (ce vendredi) pour Ryanair en Belgique, Suède, Allemagne, Irlande et Pays-Bas Près de 400 vols annulés au total. Pour sauver son modèle économique, Ryanair ne veut rien concéder.

La direction de Ryanair dit avoir supprimé 104 vols en Belgique ce 10 août, suite à la grève annoncée de ses pilotes. Ce sont tous les vols qui étaient prévus avec du personnel au départ d’une base belge: 82 à Charleroi et 22 à Zaventem [aéroport de Bruxelles]. Parallèlement, la compagnie irlandaise a dû aussi en supprimer une vingtaine en Suède, une vingtaine en Irlande et 250 en Allemagne.

Le mouvement a pris de l’ampleur jeudi soir quand un tribunal d’Haarlem [ville située aux Pays-Bas en périphérie d’Amsterdam] a autorisé les pilotes néerlandais à faire grève malgré un référé introduit par Ryanair. La compagnie irlandaise assure cependant qu’aucun vol au départ ou à destination des Pays-Bas sera annulé.

En résumé, ce sont plus de 400 vols (sur 2400 par jour) qui ont dû être annulés, touchant potentiellement plus de 70’000 passagers. Des passagers qui peuvent, en plus des remboursements ou modification des dates de vol, réclamer un dédommagement (règlement européen CE 261/2004)… que refuse d’appliquer la compagnie qui classe ces grèves dans les «circonstances extraordinaires». Une position que Test-Achats conteste déjà en justice, au nom d’une cinquantaine de ses adhérents.

Depuis bientôt un an, Ryanair est sur la brèche sociale. Un problème de disponibilité de pilotes au moment de gérer un changement dans le système des congés a dégénéré en un véritable conflit européen que la compagnie low cost avait toujours réussi à éviter jusque-là. Entre-temps, un manque de pilotes au niveau mondial avait redistribué les cartes et la tentation de quitter une entreprise socialement peu généreuse a pu devenir réalité pour un certain nombre de pilotes, créant un vide, des retards et des annulations. Bientôt suivis par le personnel de cabine qui a, très logiquement, aussi réclamé une amélioration des conditions de travail chez Ryanair, alors que la compagnie a proposé des augmentations de 20’000 euros annuels aux pilotes.

Avec un bénéfice annoncé de 1,4 milliard en 2017-2018 (l’année se clôture en mars chez Ryanair), de 1,25 à 1,35 prévu pour 2018-2019, après avoir fait un effort de 100 millions pour les pilotes et malgré l’augmentation du prix du carburant, il reste apparemment de quoi apaiser le personnel et éviter une succession de grèves qui érodent la réputation de la compagnie à travers l’Europe. La réputation de générosité n’a jamais effleuré le moindre analyste de la compagnie low cost, devenue aujourd’hui la première compagnie aérienne en Europe. Mais Ryanair ne défend pas uniquement ses profits et, parallèlement, la satisfaction écornée de ses actionnaires (en premier lieu des fonds américains, sachant qu’en un an l’action a perdu 26% de sa valeur). Elle défend beaucoup plus que ça. Son modèle, son âme, sa survie… D’où son entêtement à ne faire aucune concession, aucune promesse, à ne rien changer.

Une marque de fabrique

A chaque communication, la direction de Dublin confirme ne pas vouloir changer le modèle économique de la compagnie. Avec une marge bénéficiaire qui fait rêver plus d’un concurrent, il y a pourtant moyen d’améliorer le système. Le coût du personnel dans le modèle est assez minime (5 euros sur un prix du billet moyen de 41 euros, soit 12%). Proportionnellement, l’améliorer du sort du personnel ne remettrait donc pas fondamentalement en question le reste des piliers qui constituent le modèle low cost. Le problème est ailleurs. La force de Ryanair réside avant tout dans la différence de prix offerte aux passagers. Si l’écart diminue, que le prix moyen du billet passe de 41 à 45 euros, par exemple, les clients qui comparent avec les autres offres du marché pourront plus vite estimer que la qualité des services proposés ailleurs vaut les quelques euros de différence (frais de bagages, service à bord…). Moins l’écart est grand, plus la tentation d’aller voir ailleurs grandit. Ryanair a tiré les tarifs aériens vers le bas, à travers l’Europe, c’est sa marque de fabrique, c’est avant tout avec ça qu’elle veut se distinguer des autres.

Autre particularité du modèle Ryanair: le recours à des sous-traitants. Plutôt que d’utiliser les systèmes d’intérim (qui coûtent), Ryanair a recours à des entreprises de services, avec lesquelles elle a passé des contrats dont elle fixe tous les éléments. Principalement deux sociétés: Crewlink et Workforce. Ryanair oriente les recrues, les sélections, vers ces sociétés. En y imposant les salaires les plus bas et des conditions de travail à la limite des règlements, elle maintient l’ensemble à moindre coût, y compris pour ses propres prestataires. 

Une Europe hétérogène

Ce n’est pas la seule raison des réticences de la compagnie irlandaise. Elle veut aussi démontrer qu’il est impossible de respecter toutes les variantes européennes du droit social, ensuite fiscal. L’Europe a toujours évité la réflexion sur les responsabilités sociales que posent ses 28 singularités sociales et fiscales. Le système Ryanair en profite alors que d’autres s’en sont accommodés (easyJet ou ASL dans le secteur aérien, Coca, Zara ou Décathlon ailleurs, par exemple). Avec la particularité supplémentaire que l’aérien est, par définition, mouvant, modulable et allergique aux taxations (exemple sur le kérosène). L’Europe ne bougeant pas, ce n’est pas Ryanair qui va pousser à une réflexion qui pourrait déboucher sur des contraintes atténuant les différences à travers l’Europe.

D’où la volonté de la compagnie de ne rien lâcher. (Article publié dans Le Soir en date du 10 août 2018)

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«Réquisitionner des pilotes contractuels»

En raison d’un détail juridique, la grève des pilotes Ryanair aux Pays-Bas est atypique. La compagnie avait de toute façon prévu un plan bis, réquisitionnant des pilotes contractuels belges – indépendants et non salariés.

La situation des Pays-Bas occupe une place particulière dans le cadre de la grève des pilotes de Ryanair qui touche plusieurs pays européens ce vendredi 10 août 2018 (Allemagne, Belgique, Irlande, Suède). Le principe de la grève a été voté il y a plusieurs jours, mais les détails de l’application ont pris du temps à se concrétiser. Pour des raisons de procédure légale principalement.

La confirmation plus tardive de la participation à la grève de ce vendredi a aussi été marquée par un recours (le seul par rapport aux grèves dans les autres pays), Ryanair estimant la grève néerlandaise tout autant «inutile» que dans les autres pays mais ayant une faille juridique à sa portée. En saison estivale, en effet, la procédure de dépôt de préavis de grève inclut une partie du vendredi dans le week-end, ce qui pourrait restreindre le droit de grève. C’est finalement jeudi en fin de journée que la justice néerlandaise a décrété la légalité de la grève. Trop tard pour prévenir les voyageurs! (Le Soir, Midi-Express, 10 août 2018, par Eric Renette)

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Les trois revendications syndicales

Par Eric Renette

Surprise: en novembre 2017, la direction de Ryanair annonce vouloir discuter avec les syndicats, rompant avec des lustres de mépris envers tout ce qui n’était pas sa propre organisation sociale (elle organise un pseudo-dialogue mais dans lequel le personnel n’a rien à dire). Quelques réunions plus tard, décevantes selon les syndicats, les organisations représentant le personnel (4000 pilotes, 10’000 personnels de cabine) ont clairement identifié les enjeux et les priorités dans leurs revendications.

Tout avait commencé en période de carence de pilotes avec l’application de l’adage «ce qui est plus rare devient plus cher». Aidés par une mauvaise organisation des congés par la direction, les pilotes se sont trouvés en position de force.

Fin 2017, ils menacent de gâcher les vacances de fin d’année et obtiennent assez vite des propositions d’améliorations (20’000 euros par an). Pour tous, le message semble clair: Ryanair doit composer. Et si la compagnie doit composer à l’avant de l’avion (pilotes et copilotes), elle devra aussi le faire à l’arrière (hôtesses, stewards). Sauf que, depuis, presque rien n’avance. Les syndicats disent que Ryanair ne concède rien, la compagnie répond que leurs demandes sont déraisonnables.

Les trois principales revendications sont: que le personnel (pilotes et cabines) soit déclaré suivant le droit social national dans les bases où ils sont logés, qu’il obtienne des améliorations de conditions de travail et que les relations sociales officielles via les syndicats soient reconnues.

Sans accord sur ces principes, pour les syndicats, aucune discussion n’est possible. Ryanair a très bien compris qu’après ces demandes, il y en aurait d’autres. Beaucoup d’autres. A commencer par une harmonisation des salaires, qui serait logique s’il y a harmonisation des conditions de travail: un même travail devrait donner lieu à un même salaire. On se souvient de ces témoignages concernant le refus de congé pour assister à des funérailles, pour se marier… Une harmonisation ne pourrait se faire qu’à la hausse.

Le flou sur les pensions

Deuxième série d’exigences syndicales, suite logique des premières: le respect de la législation sociale européenne déjà existante et une clarification du système. Dans la situation actuelle, les travailleurs de Ryanair, en dehors de ceux qui sont directement engagés et résident en Irlande, ne peuvent dire comment ils cotisent pour leur pension et combien ils toucheront. Les syndicats ne veulent plus se contenter de réponses vagues: un système clair doit être mis au point.

Autre revendication primordiale des syndicats: discuter en même temps avec Ryanair et ses sous-traitants (Crewlink et Workforce) par lesquels une partie du personnel est engagée (pas à sa demande) ou via lesquels les pilotes sont contraints de s’inscrire dans des sociétés d’indépendants avec d’autres pilotes qu’ils ne connaissent même pas.

Jusqu’ici, chaque fois qu’il y a eu tentative de discussion, Ryanair expliquait ne pouvoir parler que pour les personnes qu’elle emploie directement, pas pour celles des autres sociétés. Les syndicats veulent pouvoir parler et négocier de manière univoque avec les différents employeurs dont Ryanair est l’incontournable organisateur.

Enfin, Ryanair devenue première compagnie aérienne en Europe, les syndicats sentent qu’ils ne peuvent pas laisser son modèle servir d’exemple au reste du secteur. D’où leur volonté de ne rien laisser passer. (Article publié dans Le Soir, en date du 10 août 2018)

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