Ternopil, bastion du nationalisme ukrainien, se prépare contre «les monstres russes»

Par François Bonnet

Ternopil (Ukraine).– Vladimir Poutine n’est pas allé à Ternopil. Dommage, car il aurait là pu prendre la mesure de ce qu’est la puissance du patriotisme et du nationalisme ukrainiens, aujourd’hui exacerbés par la guerre d’invasion menée par la Russie. Il aurait pu se convaincre que, décidément non, ses soldats ne seront pas accueillis « en libérateurs d’un peuple otage des nazis », comme l’affirment en boucle des responsables russes.

Ville de 200 000 habitants située à environ 400 kilomètres à l’ouest de Kyiv (Kiev en russe), le centre de Ternopil clame à presque chaque coin de rue, par ses monuments et ses statues, son rejet de la Russie.

Nous sommes ici dans les « terres de sang » pour reprendre le titre du livre de Timothy Snyder (2012 et Folio histoire). Dans ces territoires étudiés par l’historien, Ukraine, Pologne, Biélorussie et pays Baltes, 14 millions de civils ont été tués délibérément par l’Allemagne nazie et l’Union soviétique stalinienne de 1933 à 1945.

Grande famine des années 1930, élimination des prisonniers de guerre, massacres de masse, extermination des juifs, déportations massives au Goulag. Au moins un tiers de ces morts est à mettre au compte des Soviétiques, établit Timothy Snyder.

Comme tant d’autres villes de l’ouest de l’Ukraine, Ternopil fut emportée par cette barbarie. Ville de l’Empire austro-hongrois, elle est une première fois dévastée par l’armée tsariste en 1917 avant de devenir, en 1919, la capitale d’une éphémère république populaire d’Ukraine occidentale. Elle est aussitôt prise par la Pologne, occupée par l’URSS en 1939, martyrisée par les nazis à partir de 1941. Un ghetto juif est créé. Huit mille juifs sont tués par les Allemands avec l’appui des milices du leader ultra-nationaliste ukrainien Stepan Bandera.

L’Armée rouge entre à Ternopil en avril 1944. Son artillerie et ses chars ont détruit la ville. Une répression féroce s’abat sur ses habitants et pas seulement sur les milices bandéristes ultras.

« C’est notre histoire, c’est celle de ma famille, elle est terrible. Mes deux grands-pères ont été déportés en Sibérie même s’ils n’étaient pas partisans. Ma grand-mère était enseignante, elle a fini femme de ménage. Je ne veux pas que mes enfants revivent de telles horreurs, explique Sofyia Lypovetska. Oui, ce passé peut resurgir, cette guerre le démontre. Et c’est pour cela que je reste à Ternopil et ne pars pas à l’étranger. Pour aider et pour résister. » 

Sofyia Lypovetska, 41 ans, est cardiologue. Elle exerce à l’hôpital de la ville, enseigne à la faculté de médecine, parle un anglais parfait et voyage régulièrement en Europe pour son métier. La Russie n’est pas seulement l’ennemie, par toute son histoire familiale, faite d’engagements pour la cause nationale ukrainienne et l’indépendance de son pays. Elle l’est pour ses valeurs et la violence impériale du régime de Poutine, assure-t-elle.

« C’est une guerre de valeurs, de modèle de vivre-ensemble, assure-t-elle, la liberté contre le despotisme, la paix contre la violence, le droit de l’individu contre la toute-puissance de l’État. » Son mari, Sviatoslav, est historien. Il a aidé à concevoir le petit musée de la répression, des crimes staliniens et du Goulag qui occupe aujourd’hui l’ancien bâtiment du KGB en plein centre-ville.

Depuis plusieurs jours, Sofyia, Sviatoslav et leurs quatre enfants hébergent six familles qui ont fui Kyiv dans leur maison du centre-ville. Profondément religieux, le couple s’investit dans les activités de l’Église grecque-catholique (uniate), de rite byzantin mais rattachée à Rome. Réprimée et interdite sous l’Union soviétique, entre autres pour ses liens avec le nationalisme ukrainien, cette Église domine aujourd’hui largement dans cette région de Galicie et dans tout l’ouest de l’Ukraine.

« Chaque année, des centaines de milliers de personnes se rassemblent ici pour un pèlerinage », dit Sofyia Lypovetska en désignant la cathédrale de l’Immaculée-Conception autour de laquelle s’organise le centre-ville. Le bâtiment, un temps transformé en entrepôt à l’époque soviétique, a été soigneusement restauré.

À quelques centaines de mètres de là, une autre église est signalée par une maquette en bronze installée sur un piédestal sur le trottoir. Il s’agit de bien signifier qu’elle fut détruite par les Soviétiques pour y construire le grand magasin Univermag sur le modèle standard qui fut partout présent en URSS, de Kaliningrad à Vladivostok.

Histoire et nationalisme toujours : comme une gifle donnée aux Russes, une énorme statue de Stepan Bandera a été installée il y a quelques années sur la place où se trouve l’administration régionale.

À Ternopil, comme dans une bonne part de l’ouest du pays, celui qui défendit dès les années 1920 une Ukraine ethniquement pure et collabora avec les nazis au nom du combat contre les Soviétiques et les Polonais demeure une des grandes figures du nationalisme ukrainien. Et l’on retrouve le drapeau rouge et noir, emblème du mouvement de Bandera, planté aux côtés du drapeau ukrainien sur de nombreux bunkers et check-points érigés sur les routes de la région.

Dans l’ancienne poste aujourd’hui transformée en un vaste café, Liouba et son mari ne veulent pas s’appesantir sur ce passé de douleurs. L’essentiel, dit ce couple de jeunes retraités, « est maintenant que les monstres russes soient battus ou s’en aillent ».

Devant un échiquier, Liouba veut préciser : « C’est la première fois depuis le début de la guerre que nous rejouons aux échecs, notre passion avec mon mari. Nous ne pouvions pas, tellement nous étions mal. Mais je crois que nous allons gagner contre les oppresseurs et les colonisateurs. »

Élu depuis douze ans, le maire Serhiy Nadal ne veut pas plus parler histoire et encore moins politique. « Il n’y a pas de divisions aujourd’hui. Personne ne s’attendait à une guerre à une telle échelle. Nous sommes tous autour du président », dit l’élu, membre du parti Svoboda, cette formation d’extrême droite et ultra-nationaliste aujourd’hui en perte de vitesse. « Poutine veut reconstituer l’URSS. Nous, nous aimons la liberté et la démocratie, la mobilisation de toute notre société contre les envahisseurs le démontre chaque jour », ajoute-t-il.

Ce sont les jeunes qui, à Ternopil, sont les acteurs déterminants de cette mobilisation. Les trois universités de la ville sont fermées. Beaucoup d’étudiants dans d’autres villes ou à l’étranger ont rejoint leurs familles qui vivent ici. Dans les deux centres d’aide humanitaire créés dans le centre-ville, dont l’un dans les bâtiments de la cathédrale, ils sont des dizaines à organiser cette aide pour les 20 000 personnes réfugiées dans la région ou pour les habitants de Kharkiv et des autres villes bombardées par l’armée russe.

Dans un centre scientifique reconverti en hangar depuis le début de la guerre, Iana et Herman coordonnent le travail de deux cents volontaires. Iana, 25 ans, vient de terminer ses études à Cracovie, en Pologne. Herman, 26 ans, a quitté Kyiv (Kiev) où il travaillait. « Nous avons réceptionné hier trois camions venus d’Angleterre, aujourd’hui nous recevons des médicaments de Slovaquie, d’Italie, d’Allemagne. Nous reconditionnons tout cela pour l’envoyer dans les villes de l’est », dit la première.

Tout passe par les chaînes de la messagerie Telegram : demandes, échanges, horaires, quantités, états des routes ou du chemin de fer. « Aujourd’hui, j’organise des départs de voitures vers la Pologne. Par exemple, 9 000 personnes de Kharkiv sont arrivées en une seule journée, beaucoup poursuivent vers l’étranger », ajoute Herman.

« Beaucoup d’hommes plus âgés sont à l’armée ou engagés dans la Défense territoriale. D’où la surreprésentation des jeunes. Ils viennent ici trois ou quatre heures par jour puis poursuivent leurs études via Internet », dit Iana. Et tous insistent sur un point : la tradition d’engagement des étudiants dans des associations, le travail fait depuis des années avec des ONG, la maîtrise complète des outils du numérique. « Nous avons cette expérience, nos parents beaucoup moins, et pour faire de la logistique, c’est indispensable », explique Herman.

Pour beaucoup d’entre eux, la Russie est un pays lointain, « agressif et sombre », dit une jeune lycéenne, peu connu en fait s’il n’existe pas de liens familiaux. Anna, 24 ans, vient d’arriver de Kyiv.

« J’ai fini mes études l’an dernier et suis informaticienne et web designer. Mes parents vivent en Hongrie, nous avons décidé de nous retrouver à Ternopil où nous avons de la famille », détaille-t-elle en triant duvets, chaussures, matelas en mousse et vestes militaires. Le tout sera livré aux volontaires de la Défense territoriale.

Ce n’est ni le nationalisme ni les désastres du passé qui ont incité Anna à s’engager. Simplement une évidence pour elle : « Défendre notre pays et surtout notre mode de vie. Nous sommes au XXIsiècle. Comment imaginer vivre dans un pays dictatorial, violent, militarisé ? Je ne comprends pas comment les Russes acceptent ça », dit cette jeune femme.

C’est un sentiment largement partagé dans l’ouest de l’Ukraine, toujours plus tourné vers la Pologne et l’Europe centrale. Au mieux, Moscou n’intéresse pas ou inquiète. Au pire, la Russie est considérée comme une force du mal. Un pays ennemi, depuis le déclenchement de la guerre, qu’il faut désormais vaincre d’une manière ou d’une autre. (Article publié par Mediapart, le 15 mars 2022)

 

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