Russie: «Ni le pouvoir, ni l’opposition ne considèrent les mouvements sociaux comme des participants à égalité et responsables dans le processus politique en cours»

Entretien avec Andreï Demidov

Andreï Demidov est sous-directeur de l’Institut d’action collective (Moscou), enseignant et militant. Il est le coauteur avec Olga Miriassova et Carine Clément d’un livre sur les mouvements sociaux, dont des extraits ont été publiés dans Carré Rouge N° 45. La Brèche n°5 a publié un long article d’Andreï Demidov sur les mouvements sociaux en Russie. Andreï Demidov a participé activement aux événements de décembre 2011 et de janvier 2012 et a écrit différents textes sur les perspectives du mouvement (en russe sur le site de l’Institut d’action collective).

Cet entretien a été publié le 5 mars 2012 au lendemain de la réélection de Poutine. Il est centré sur la question de la place des mouvements sociaux dans le cadre des manifestations de protestation qui ont suivi les élections à la Douma. Ces mobilisations successives sont désignées dans l’interview comme «le mouvement de décembre» ou encore comme le mouvement de la Bolotnaïa qui a été un des principaux lieux des manifestations à Moscou.

Pour cadrer la situation sociale et économique de la Russie, nous reprenons un court extrait d’un texte de Oleg Shein mis en ligne, début janvier 2012, sur le site de l’Institut d’action collective: «Le budget fédéral 2012-2014 montre sans ambiguïté que le pouvoir propose aux citoyens de Russie de se serrer la ceinture. Les recettes alimentant le budget ne dépasseront pas le niveau actuel. Le déficit sera couvert par le biais de la privatisation de certains biens de l’Etat et des emprunts à grande échelle. La dette publique sera multipliée par deux. Les salaires et les allocations ne seront pas indexés. Les retraites également ne bougeront pas. L’Etat fera une coupe sombre dans les subventions aux services communaux [eau, électricité, gaz, etc.]: de 250 milliards de roubles en 2011 on passera à 74 milliards de roubles en 2014. En chiffres absolus les dépenses pour l’éducation passeront de 600 milliards en 2012 à 500 milliards en 2014, et celles pour la santé de 550 milliards à 460 milliards. Il en est de même dans le domaine de la culture, de l’éducation physique et du sport. En 2012 la loi fédérale 83 sur le financement des écoles et des hôpitaux entre en application. Cela signifie qu’un grand nombre d’écoles et d’hôpitaux devront fermer ou réduire de façon significative leurs activités. (…) Il ne faut pas oublier que l’entrée de la Russie dans l’OMC sera effective cet été. Cela signifie une réduction des aides à l’agriculture (de 9 milliards de dollars US à 4,5 milliards), et la suppression progressive des barrières douanières sur les produits importés. Ce qui signifie une croissance du chômage.»

Les questions qui sont abordées dans cet entretien sont en résonance avec celles qui aujourd’hui sont au cœur des débats (et des événements) notamment en Egypte et en Tunisie depuis le départ de Moubarak et de Ben Ali: comment articuler liberté et démocratie avec la question de la justice sociale?

C’est en ces termes qu’il faut poser la question du politique. Dans cet entretien, la position de Andreï Demidov est claire: pas question de donner un chèque en blanc aux leaders libéraux autoproclamés du mouvement de décembre 2011 et de janvier 2012: pour les mouvements sociaux, ils ne représentent pas une alternative à Poutine. (Denis Paillard)

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Le mouvement de protestation actuelle, est-ce que vous vous y attendiez et est-ce que vous l’aviez prévu en écrivant votre livre ?

Nous pensions qu’avec le temps le nombre et l’intensité des mouvements sociaux allaient croître: face à la multiplication des problèmes, la capacité à participer à des actions collectives et l’auto-organisation ne pouvaient que se renforcer. Et les faits semblent confirmer ce pronostic. Simplement l’intérêt des médias pour les conflits sociaux a diminué et ils se concentrent avant tout sur les formes politiques de  protestation. Nombre des héros de notre livre, des militants des mouvements sociaux, soutiennent les actions «Pour des élections honnêtes» et même y participent. Mais pour l’instant à titre personnel.

Naturellement, des élections honnêtes est un élément incontestable d’une véritable démocratie. Mais il faut se demander pourquoi on entend si peu parler des mouvements sociaux dans le mouvement de «décembre » ? Il me semble que cela tient au fait que les leaders de la place Bolotnaïa [place de Moscou où se sont tenus les principaux rassemblements en décembre au lendemain des élections], ne sont pas intéressés à parler des différents groupes sociaux (et donc des intérêts de ces groupes) dans le cadre du mouvement citoyen d’ensemble. Je dirais même qu’ils n’y ont pas intérêt.

Les leaders du mouvement ont l’illusion que la simple augmentation du nombre des participants aux actions débouchera sur un résultat qualitatif, correspondant aux revendications formulées à propos des élections. Mais ce qui intéresse les ouvriers, les retraités, les locataires organisés, les écologistes, les parents d’écoliers, c’est la question: est après? Pour toutes les personnes qui sont préoccupées par les problèmes sociaux, une réforme du système politique n’est pas un but en soi. A leurs yeux, une telle réforme n’est qu’un instrument pour apporter des réponses à des intérêts sociaux bien précis.

Certes, les questions politiques sont importantes. Nombre des militants de mouvements sociaux ont déjà eu une expérience, sous une forme ou une autre, dans le domaine politique. Par exemple, certains se sont présentés à des élections locales. Et ils connaissent bien les manœuvres que le pouvoir à l’échelon local utilise, en s’appuyant sur les failles de la législation, pour écarter quelqu’un du processus électoral. Ils savent parfaitement qu’il est quasiment impossible de prendre sur le fait ceux qui abusent de leur position officielle pour faire campagne et exercer des pressions. Il va de soi qu’ils ne se posent pas la question « êtes-vous pour ou contre des élections honnêtes ? ». Mais, comme je l’ai dit, ils ne sont présents dans le mouvement de décembre à titre personnel, en tant que citoyens, et non en tant que représentants de telle ou telle organisation. C’est précisément l’absence d’un programme social qui fait que ces militants, aussi désireux qu’ils soient de développer un véritable mouvement de masse, ne défendent pas dans leur organisation ou leur milieu, la nécessité de participer au mouvement actuel.

Il faut rappeler que le point de départ de notre livre ce sont les mouvements en 2005 de protestation contre la loi 122 qui décrétait la monétarisation des avantages sociaux [1]. Ceux qui y participaient étaient restés jusqu’alors passifs en dehors de toute protestation collective. […]

L’essentiel n’est pas tant le mouvement de protestation en tant que tel, que le fait que ces gens prenaient alors conscience du fait que leurs intérêts relevaient d’une démarche collective. Ce qui nous intéressait c’était de comprendre comment, en fonction des réactions du pouvoir, ils élaboraient des formes d’action. Pour eux, et c’est là une différence avec les oppositionnels permanents, l’action de protester n’est pas un but en soi. Ils s’engagent dans une action seulement quand ils ne voient pas d’autres moyens d’obtenir la satisfaction de leurs droits et de leurs intérêts. Et nombre d’entre eux vont participer à un mouvement citoyen d’ensemble que s’ils voient comment cette action peut contribuer à résoudre leurs problèmes.

On pourrait être tenté de faire un parallèle entre la situation actuelle et celle de la perestroïka ?

Effectivement, les militants syndicaux se sont immédiatement souvenus de la perestroïka et des grèves de mineurs du début des années 1990, quand ils ont installé sans condition Eltsine au pouvoir – seul comptait l’enjeu politique; en retour, ils ont eu droit au démantèlement du secteur minier, à la misère pour les mineurs et une situation de non-droits. Cette expérience négative de la perestroïka retient nombre de dirigeants syndicaux d’apporter leur soutien au mouvement actuel. Ils font un bilan plus que critique de cette période, où beaucoup d’entre eux ont débuté leur activité militante.

D’un autre côté, dans ces même syndicats on a le problème de ce que j’appellerais une vision refermée sur elle-même, produit d’un situation extrêmement défavorable aux syndicats (rappelons que le nouveau Code du travail [adopté au début des années 2000] a considérablement réduit la protection dont bénéficiaient les militants syndicaux. La question qu’ils se posent: en cas de répression est-ce que les gens de la place Bolotnaïa prendront leur défense? Sur ce point il n’y a aucune garantie. Et visiblement, cela tient au fait que ce sont de libéraux, et même des libéraux assez radicaux [2]. Et dans ces conditions comment imaginer une collaboration productive entre syndicalistes et ceux de Bolotnaïa ?

De plus, les syndicalistes et les militants des mouvements sociaux ne sont pas vraiment habitués à formuler leurs revendications d’une façon audible par tout le monde. Le «mouvement de décembre» suscite un grand élan de sympathie dans les réseaux sociaux et dans les médias parce qu’ils définissent leurs objectifs dans des termes accessibles pour tous: «Liberté, Egalité, Légalité». Les questions du mouvement syndical ne sont pas forcément formulées d’une manière qui permette à un public large de se les approprier.

Et il faut mentionner encore un point qui va à l’encontre d’une participation pleine et entière. Si un militant syndical intervient dans un meeting, le patron peut très bien utiliser cela pour le discréditer auprès des travailleurs, du style: «il prétend défendre vos intérêts, en fait il ne fait que rouler pour sa carrière politique».

Toutes ces raisons permettent de comprendre pourquoi les syndicalistes et les militants des mouvements sociaux se montrent aussi méfiants concernant la participation au «mouvement de décembre». Pour l’instant, ils ne voient pas clairement comment la participation à un mouvement politique peut les aider à avancer dans la solution des problèmes immédiats. Et surtout ils ont le sentiment qu’une telle participation peut avoir un effet négatif.

Ce que je viens de dire vaut pour les mouvements sociaux dans toute leur diversité. A l’exception, il faut le dire, des écologistes, au moins pour ce qui est du Mouvement de défense de la forêt de Khimki [3] qui a su intéresser l’opinion publique à sa cause. Et Jenia Tchirikova [la principale responsable de ce mouvement] est peut-être la seule qui dans le «mouvement de décembre» est perçue non seulement comme une citoyenne mais aussi comme un des principaux dirigeants du mouvement écologiste en Russie.

En plus, à ce qu’il me semble, les syndicats et les mouvements sociaux ont des intérêts qui s’inscrivent dans la durée, quant aux alliés ils peuvent varier. Y compris à Poklonnaya [ville proche de l’Oural d’où plusieurs centaines de personnes étaient venues à Moscou pour le grand meeting pro-Poutine]. Dans ce groupe, il y avait des travailleurs de différentes usines, des enseignants. Et je suis sûr que la majorité d’entre eux n’est pas venue sous la menace d’un licenciement. Même s’il est sûr qu’il y a eu des pressions. Il y a toute une catégorie de gens qui sont prêts à voter Poutine parce qu’ils associent à sa candidature certains espoirs concernant leur sort.

Les dirigeants de Bolontaïa parlent avec une certaine ironie des tentatives de Poutine de rallier à sa candidature, ne serait-ce que par des méthodes bureaucratiques, les «vachères et les fraiseurs».

Effectivement, Poutine lance des appels en direction des ouvriers, il propose certains programmes de lutte contre le chômage et concernant l’emploi dans les villes «mono-industrielles». Malheureusement, sur ce point l’opposition n’a pas de programme. Pour parler en termes marxistes, les leaders de l’opposition craignent une différenciation sociale des «décembristes». Et cela parce que la revendication concernant le relèvement des allocations chômage ou des retraites ne peut qu’entraîner de nouveaux sacrifices de la part du patronat.

C’est là le principal piège pour les leaders de Bolotnaïa. S’ils mettent en avant certains mots d’ordre sociaux, ils prennent le risque de diviser le mouvement. Et s’ils ne le font pas, ils le condamnent à avoir une base sociale réduite. De fait le mouvement est avant tout un mouvement à Moscou et Saint Petersbourg, c’est-à-dire limité aux mégalopoles et mobilisant essentiellement les «classes moyennes».

Dans votre livre, vous écrivez, je cite: «La démocratisation du système politique et du pouvoir en Russie dépend étroitement du développement futur des initiatives collectives prises par les gens d’en bas pour défendre leur dignité et leurs droits. Mais l’obstacle principal à un tel développement, ce n’est pas tant le pouvoir d’état que les rapports de domination sociale et le blocus des intellectuels.»

Par «blocus des intellectuels», nous entendons la non prise en compte de l’activité des gens d’en bas par une fraction importante des VIP, soit des intellectuels de renom et des faiseurs d’opinion. Ce n’est qu’en décembre qu’ils ont soudain découvert qu’en Russie il n’y a pas qu’une masse inerte et qu’il existe des citoyens actifs qui se battent pour leur dignité. Jusqu’ici ils n’avaient même pas vu ni la mobilisation de masse contre la monétarisation des avantages sociaux, ni les grèves à l’usine Ford, ni les événements de Pikaliovo [4], ni la mobilisation populaire de masse à Kaliningrad pour exiger la démission du gouverneur Boos. Bref, ils n’avaient rien vu de ce que nous évoquons dans notre livre.

En ce qui concerne les rapports de domination sociale, c’est-à-dire le mécanisme de reproduction du principe : «je suis le chef et tu n’es qu’un imbécile». Il faut dire qu’ils sont très présents dans le mouvement de la Bolontaïa. Dans notre livre, nous accordons une place importante à la critique de la manière dont l’opposition hors système traite les embryons des mouvements sociaux: soit elle cherche à les instrumentaliser en s’efforçant d’obtenir leur soutien sans contrepartie, soit elle cherche à les diviser et à en détacher quelques personnes jugées utiles. Malheureusement, rien n’a changé. Visiblement, le raisonnement est le suivant: «si par nous-mêmes nous amenons 50’000 ou 100’000 personnes à nos meetings, que peuvent nous apporter les syndicats?».

Si des initiatives sont prises pour gagner les mouvements sociaux, elles ne viennent que de l’aile gauche du mouvement. Tout simplement parce que la gauche défend un certain nombre d’idées et que dans la situation actuelle il ne saurait être question de faire l’impasse sur ces principes.

Un autre problème encore avec le mouvement de la Bolotnaïa: celui de la représentativité, de la prise en compte des différences d’opinion, de la prise de décisions de façon collégiale. En fait, le comité d’organisation c’est un groupe restreint de personnes qui prend les décisions sur le moment, sans en avoir discuté avec qui que ce soit. La justification avancée c’est qu’il faut les prendre de façon efficace, compte tenu de la présence d’éléments hostiles et du risque de provocations. Cela crée une forme de culture qui globalement ne se distingue en rien de celle qui est critiquée: les décisions sont prises portes closes, c’est tout juste si on ne se cache pas sous le tapis. Et cela alors même qu’il existe un organe alternatif qui est le Comité citoyen, qui regroupe un nombre significatif de représentants d’initiatives, tant sociales que politiques, dont nous traitons dans notre livre : emprunteurs floués, syndicat indépendant des enseignants, conseil des militaires sans logement, écologistes, associations de locataires, etc., etc. De plus, ce Comité a été formé en respectant le principe de représentativité. Il n’empêche que toutes les tentatives du Comité pour s’associer à la préparation des actions du 4 et du 26 février ont été purement et simplement ignorées par le comité d’organisation.

L’été dernier nous avons fait toute une série d’enquêtes dans des villes où il y a eu des mouvements de protestation qui ont fait du bruit : Khimki, Kaliningrad, Roubtsovsk dans l’Altaï – une ville mono-industrielle où une énorme usine de tracteurs est en train de fermer – Astrakhan et Saint Pétersbourg. Au final, nos conclusions ne sont pas très réjouissantes. Une fois retombée la vague de protestations – quand les gens descendent dans la rue et qu’ils sont fortement mobilisés –, une fois cette vague passée, la routine du quotidien reprend le dessus et la majorité des gens, en raison même de leurs problèmes quotidiens, se démobilisent. Ce qui fait que dans le cadre du mouvement social émergent on observe une forme de délégation de tous les pouvoirs à un petit groupe de militants. Des militants qui se mettent à douter de la possibilité de s’appuyer sur un grand nombre de personnes et qui, souvent, ont de la peine à résister à la tentation de résoudre les problèmes par d’autres biais que l’action de masse.

Prenons l’exemple du mouvement de défense de la forêt de Khimki. Aujourd’hui, pour l’essentiel c’est un mouvement formé de personnes qui n’habitent pas à Khimki. Certes, il bénéficie d’un soutien important de la part des habitants, mais ces derniers ne participent pas physiquement aux actions. La difficulté d’arriver à mobiliser effectivement la population locale en fait montre que le mouvement a des problèmes qu’il peine à résoudre. Et quand je vois Jenia Tchirikova dont j’ai parlé ci-dessus (et pour qui j’ai du respect) et d’autres militants des mouvements sociaux participer à tous ces comités d’organisation, je me demande si ce n’est pas là un pas de plus vers le fait que les leaders de mouvements se retrouvent coupés de leur base sociale. Intégrer les responsables sans leur base sociale et sans leurs revendications, c’est une voie erronée qui ne peut qu’affaiblir fortement le mouvement social.

C’est ce qui s’est passé dans les années 1990: à l’époque le mouvement démocratique, qui au départ rassemblait un grand nombre de personnes, s’est progressivement dispersé, en particulier parce que les dirigeants du mouvement ne menaient pas dans la direction souhaitée par la majorité de la population. Il s’est avéré que les leaders du mouvement avaient une conception du mouvement tout à fait différente de celle qui faisait que les gens protestaient dans la rue. […] Dans les années 1990, la plupart des partis nés dans le cadre du mouvement démocratique ont pris très vite un caractère non-démocratique, les décisions étaient du seul ressort des dirigeants. Quant au PC de la Fédération de Russie, qui était issu du PCUS, parti non démocratique par excellence, est aujourd’hui le parti le plus démocratique du point de vue de son fonctionnement interne.

C’est un paradoxe, mais un fait incontestable. Et cela tient au fait que dans les statuts est définie une procédure de prise de décision, acceptée tant par la base que par le somme : pas question pour Ziouganov de réunir un Politburo de cinq membres pour décider de tout.

L’absence de toute procédure stricte dans la prise de décisions laisse le champ libre à l’arbitraire. Nous, en tant que chercheurs et en tant que citoyens nous nous devons de pointer ce problème, sinon le risque est grand qu’un mouvement de masse, disons même du peuple, ne se transforme en une structure politique non démocratique.

Il me semble que cette intolérance des «décembristes» se manifeste déjà à l’encontre de ceux qui soutiennent Poutine et des personnes qui travaillent dans les commissions électorales: s’ils ont commis des fautes, il faut commencer par le démontrer.

Parmi les personnes qui sont accusées aujourd’hui de falsification des résultats dans les commissions électorales, il y a surtout des enseignants. On les accuse sans leur accorder les moindres circonstances atténuantes. Certes, il est normal qu’on soit plus sévère avec un enseignant qu’avec un fonctionnaire municipal. Il doit être une autorité morale, au moins pour ses élèves.

Mais, par ailleurs, ce qui me frappe – et c’est quelque chose de désagréable – c’est qu’il n’y a pas la moindre tentative pour essayer de comprendre leur comportement. La majorité de ceux qui ont participé à ces falsifications, si tant est qu’ils y ont participé, l’ont fait parce qu’ils sont des personnes sans droits, qu’ils sont absolument sans défense face à l’administration: licencier un enseignant et à plus forte raison un directeur d’école est simple comme bonjour, étant donné la législation actuelle. Je le sais parfaitement en tant qu’enseignant et membre du syndicat L’enseignant. Un enseignant est soumis à de multiples règles, souvent redondantes, il doit rendre des comptes de mille et une façons. Et il est évident qu’il ne peut pas le faire entièrement. Ce qui le fragilise complètement. Bien entendu, le syndicat officiel des enseignants ne fait rien pour changer cette situation. Il faut comprendre qu’un enseignant sans droits, à moins d’être un héros, n’est pas en mesure de défendre sa position de citoyen et son indépendance. Et il faut se battre contre une telle situation de façon aussi décidée que contre les fraudes électorales.

Et si aujourd’hui les leaders et les participants du mouvement de décembre adoptent ce comportement non démocratique, quelles sont les garanties qu’une fois au pouvoir ils se transformeront en démocrates? Ces questions, qui sont déjà posées par les gens d’en bas, sont cruciales. Le développement de ces tendances négatives, que j’ai évoquées, risque fort de déboucher sur le phénomène suivant: l’enthousiasme des gens à l’idée qu’ils peuvent décider de quelque chose dans ce pays va retomber. Les gens se sont sentis citoyens, ils ne voulaient plus être de simples rouages. Mais s’ils voient que dans l’organisation du mouvement les décisions sont prises sans eux, la perte d’enthousiasme, et donc du nombre de participants, est inévitable.

Pour revenir sur le comportement des membres des commissions électorales, il faut rappeler que cela fait plusieurs dizaines d’années que le système électoral est discrédité. Cela ne date pas des années 2000, les années 1990 y ont aussi largement contribué [A.D. fait allusion ici au fait que nombre des leaders autoproclamés du mouvement de décembre étaient au pouvoir sous Eltsine].

Aussi la tâche prioritaire consiste à faire comprendre aux gens que les élections ce n’est pas rien, que l’on doit voter pour tel ou tel parti non pas de façon émotionnelle mais de façon consciente : il faut lire les programmes et chercher à déterminer lequel de ces partis défendent effectivement leurs intérêts. C’est l’enjeu le plus important dans la situation actuelle.

Comment y arriver ?

En premier lieu, les politiques doivent être à l’écoute de la société civile. Nous avons eu une expérience intéressante, juste avant les élections au Parlement (Douma). Les représentants de toute une série de mouvements sociaux, les mouvements de défense du lac Baïkal, le mouvement des automobilistes, celui des emprunteurs ruinés, des syndicats, etc. ont eu l’idée de rédiger un programme reprenant les revendications de la société et de l’envoyer à tous les partis qui participaient aux élections. Chaque organisation devait faire des propositions qui ensuite étaient intégrées dans le programme. Il faut préciser que ne pouvaient participer à cette initiative que des organisations qui avaient déjà fait leurs preuves (actions menées, collectes de signatures, etc.). C’était une façon de prendre en compte la représentativité. Ce programme a été rédigé et envoyé à tous les partis. Guenadii Ziouganov, le dirigeant du Parti Communiste de la Fédération de Russie, a répondu : «Je suis avec vous ». Mais cela n’est pas allé au-delà concernant le contenu du programme. Mironov, dirigeant du parti «Justice sociale» a répondu à peu près dans les mêmes termes. Quant au parti de Poutine «Russie Unie», ils nous a informés que nos propositions étaient à l’étude. Et ensuite silence radio. On ne peut pas dire que ce programme citoyen a été pris en compte un tant soit peu sérieusement.

Cela montre que les mécanismes par lesquels la société civile peut exercer une influence sur les politiques sont toujours inexistants. Et cela vaut aussi pour l’opposition. Il ne faut pas parler que de Poutine. Pourtant, ce qui devrait se passer c’est l’inverse: ce n’est pas aux politiques de fabriquer de toutes pièces des programmes. Ils doivent s’adresser à la société civile. La question n’est pas de savoir si Poutine est bon ou mauvais. Le problème est que la sphère du politique, qu’il s’agisse de l’opposition parlementaire ou extra parlementaire, ne considère pas la société civile comme un partenaire dans le processus politique. Pourtant cela fait des millions d’électeurs que l’on essaie de manipuler en les enfermant dans de faux dilemmes: «Vous êtes pour ces années 1990 pourries ou pour la stabilité» [discours des pro-Poutine] ou «Allez on se débarrasse de Poutine et après on verra ce qui est possible» [discours des libéraux qui ne rêvent que de revenir au pouvoir].

Personnellement, je garde un souvenir précis des années 1990. Quand j’ai terminé l’université, j’ai travaillé comme enseignant, c’étaient des années terribles. Les salaires n’étaient pas versés. Tu vas faire ta classe le ventre vide. C’est sûr qu’il ne s’agit pas d’y retomber. Et j’espère que cela ne sera pas le cas. Ce que je souhaite avant tout c’est que les politiques aient une attitude responsable à l’égard des citoyens. (Traduction Denis Paillard)

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Entretien publié en russe sur le site Expert en date du 5 mars 2012

1 Sur le mouvement contre la monétarisation des avantages sociaux, cf. l’article de A. Demidov dans La Brèche N°5.

2 Une grande partie des ‘leaders’ du mouvement de décembre sont des anciens ministres sous Eltsine ou sous Poutine qui ont été les acteurs de la politique ultralibérale dans les années 1990 ou au début des années 2000.

3 On trouvera sur le site de A l’Encontre des documents sur la mobilisation en défense de la forêt de Khimki.

4 Pikaliovo est une ville mono-industrielle de la région de Léningrad. Le 2 juin 2009, face à la menace de fermeture de l’unique usine les habitants ont organisé un barrage sur la route de Saint Pétersbourg à Vologda. A l’époque cela avait fait grand bruit et déclenché une intervention de Poutine en personne.

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