Le 20 mars: «Journée de la colère»

Le 20 mars à Moscou,face à la police

Par Carine Clément

Depuis le début de l’année 2010, les manifestations se multiplient dans les villes de Russie, la population se soulève contre la hausse brutale des charges, des impôts et taxes en tout genre, alors que les salaires diminuent et que le chômage touche de plus en plus de personnes.

Le coup de tonnerre est venu de Kaliningrad, où le 30 janvier 2010 plus de dix mille personnes sont descendues dans la rue pour exiger: la baisse de l’impôt sur l’usage de l’automobile (augmenté par les autorités régionales de 25%), une politique de relance économique de la région, l’arrêt de la «dictature du parti au pouvoir» (Russie Unie) et la démission du gouverneur de la région, Gueorgui Boos.

Les difficultés économiques allant en empirant dans la plupart des régions, les tarifs des charges de l’eau, du gaz et de l’électricité s’avérant prohibitifs pour la majorité des habitants, les manifestations de plusieurs milliers de personnes se sont succédé dans toute une série de villes (Angarsk, Irkoutsk, Arkhangelsk, etc.), prenant pour cible principale les pouvoirs locaux ou régionaux, le népotisme et la corruption, ainsi que la «verticale du pouvoir» mis en place par Vladimir Poutine. Une option qui rend le pouvoir local encore plus hors de portée de la population. Le ras-le-bol du mépris des lois et de la population affiché par les fonctionnaires et l’élite politique s’est peu à peu concentré sur le Premier-Ministre et ex-Président Poutine.

Dès lors, quand la coalition de l’opposition à Kaliningrad a annoncé un rassemblement massif pour le 20 mars, plusieurs réseaux et mouvements sociaux ont repris le mot d’ordre d’une journée d’actions solidaires sur toute la Russie.

Contrairement à ce qui est dit dans la plupart des médias, ce n’est pas le mouvement politique de droite libérale «Solidarnost» qui est à l’origine de «l’Appel du 20 mars» pour une «Journée de la colère», mais des réseaux plus ou moins connus comme la Fédération des automobilistes de Russie (FAR), le Mouvement des citoyens actifs de Russie (TIGR) ou l’Union des soviets de coordination de Russie (SKS). Quoi qu’il en soit, ces divers appels ont créé un vaste mouvement de mobilisation: des manifestations en tout genre ont eu lieu le 20 mars dans près d’une cinquantaine de villes. Et – point important – elles ont été co-organisées par de vastes coalitions locales réunissant souvent des dizaines d’associations, mouvements sociaux locaux et partis politiques de l’opposition.

Bien sûr, les chiffres de la mobilisation peuvent paraître peu importants: autour de 4000 personnes à Kaliningrad, 3000 à Irkoutsk, 2000 à Vladivostok, 1500 à Saint-Pétersnourg, 1000 à Ijevsk, le plus souvent autour de 500 personnes (Astrakhan, Moscou, Penza, Tiumen, etc.). Mais l’ampleur géographique de la mobilisation prouve que les mouvements citoyens de base tentent d’unir leur voix pour se faire entendre au niveau fédéral. Et l’unité des mots d’ordre – «Le pouvoir sous contrôle citoyen» ; «Non au monopole politique de Russie Unie» ; «Reprenons le contrôle de notre ville» – indique le développement d’une culture politique partagée. Même si les protestations se portaient en premier lieu contre les pouvoirs locaux (les gouverneurs des régions en tête), Poutine était également visé, comme responsable fédéral. «Poutine, démission», ce slogan ornait la plupart des rassemblements.

Arrestations massives à Moscou

Dans la capitale le comité organisateur de la «Journée de la colère» (comités d’habitants, mouvements de défense de la forêt de Khimki, des co-investisseurs trompés, des habitants des foyers, Front de Gauche, «Solidarnost» et autres) avait décidé de braver l’interdiction de manifester au centre, sur la Place Pouchkine. Vers 15 heures, samedi 20 mars, près de 500 personnes étaient au rendez-vous, prêtes à défendre leur droit à manifester (le mot d’ordre principal de l’action moscovite était «Loujkov [le maire de la ville] démission»). La Place étant envahie par les miliciens, les arrestations n’ont pas tardé, dès les premières prises de parole. Les manifestants ont malgré tout tenu près d’une heure, jouant au chat et à la souris avec les forces de l’ordre et réussissant même quelques belles échappées vers les boulevards attenants. Résultats des courses: au moins 70 personnes arrêtées, pour certaines brutalement. Le texte de la Constitution, qu’agitait une militante d’un comité de quartier, n’y a rien fait: elle a été embarquée comme les autres.

Manifestation mandarine à Kaliningrad

A Kaliningrad, la ville la plus occidentale de Russie, d’où était partie la vague de mobilisation, la manifestation avait également été interdite par les autorités locales, créant des remous et des tensions au sein de la coalition locale d’opposition. Des appels anonymes à se rendre sur la place centrale (où devait se dérouler une foire agricole) avec des mandarines (symbole du gouverneur G.Boos) ont fait leur apparition comme par magie à quelques jours du 20 mars. Et comme «par hasard» près de 4000 personnes se sont rassemblées à l’heure dite (entre 13h et 14h), agitant leurs mandarines à bout de bras. La police n’est pas intervenue. Que faire contre une mandarine ? Et les gens se sont eux-mêmes dispersés, contents d’avoir ainsi tourné en dérision l’arbitraire du pouvoir.

Vladivostok: unité de l’opposition contre «Russie unie»

A Vladivostok (Extrême-Orient), qui a ouvert la «Journée de la colère», plus de 2000 personnes se sont rassemblées sur la Place centrale, conquise de haute lutte après de longues négociations par une très large coalition, comprenant par exemple le parti communiste, le mouvement des citoyens actifs TIGR, Iabloko, le mouvement des automobilistes, ainsi qu’un mouvement politique local «Liberté et pouvoir du peuple».

La colère, comme partout, se lisait sur les nombreuses pancartes préparées par les manifestants: «A bas l’arbitraire du pouvoir», «A bas la corruption des fonctionnaires», «La Russie est un vaste pays, pas étonnant, qu’on ne nous y remarque pas». A la fin du rassemblement, les organisateurs ont symboliquement passé le flambeau aux autres villes: «Novosibirsk, Saint-Pétersbourg, Kaliningrad – oui, oui, oui ! Le pouvoir – non, non, non !»

Irkoutsk: pour la sauvegarde du Baïkal

Le rassemblement d’Irkoutsk avait pour thème principal la sauvegarde du lac Baïkal et la revendication du droit de la population locale à décider du mode de développement de la région. Menée par les mouvements écologistes de la région depuis plusieurs mois, la mobilisation contre la réouverture de l’usine de papier qui déverse ses déchets dans le lac Baïkal a soudé l’opposition, y compris le mouvement des automobilistes et le mouvement des habitants pour l’autogestion: «Narodny Kontrol». Près de trois mille personnes sont ainsi venues protester en premier lieu contre Vladimir Poutine, auteur et défenseur du projet de réouverture de l’usine. Mais nombre d’autres problèmes ont été soulevés, notamment celui des faibles retraites et du délabrement du parc immobilier.

C’est à Irkoutsk également que la tentative de récupération de la mobilisation citoyenne par la droite libérale a été la plus criante. Boris Nemtsov, responsable du mouvement «Solidarnost» (et ancien ministre de Boris Eltsine dans les années 90) avait en effet spécialement fait le voyage pour intervenir du haut de la tribune.

Saint-Pétersbourg: forum des mouvements sociaux locaux

A Saint-Pétersbourg, où les communistes du PC avaient décidé de faire bande à part en organisant leur propre rassemblement (auquel ont participé quelque 400 personnes), la manifestation organisée par les mouvements sociaux (33 groupes, comités et réseaux, parmi lesquels le puissant mouvement contre la construction du building «Gazprom») a réuni plus de 1500 personnes.

L’atmosphère bon enfant et l’entente entre les participants ont débouché sur la décision prise unanimement de renforcer les liens de coordination entre les mouvements en mettant en place un centre de coordination des mouvements sociaux et citoyens de la ville.

Les mots d’ordre reprenaient ceux des autres villes, contre le monopole du «parti du pouvoir», contre la confiscation du pouvoir par les bureaucrates, pour une ville appartenant aux citoyens, pour la démission de la gouverneur de la région, Valentina Matvienko.

* Carine Clément est directrice de l’Institut d’action collective de Moscou

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