L’Italie après les élections du 4 mars: inconnues et certitudes (II)

Par Pietro Basso

Le fait est que la Troisième République italienne est en train de naître, pour autant qu’elle y parvienne, dans un contexte mondial marqué par les débuts de la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine et par d’autres guerres commerciales en gestation, ainsi que par des guerres sans fin au Moyen-Orient (Syrie, Irak, Palestine, Yémen, Afghanistan) et en Afrique (Niger, Mali, etc.), dans une configuration marquée par la montée du militarisme et la nouvelle course aux armements lancée par les Etats-Unis, sans mentionner l’accroissement des tensions au sein de l’Union européenne et une probable future nouvelle récession. [La première partie de cet article a été mise en ligne le 9 mai 2018.]

(In)gouvernabilité

Un tel contexte ne laisse pas de marge de manœuvre pour répondre aux attentes sociales qui ont causé le tremblement de terre des élections du 4 mars. Il rend même plus que difficile la formation d’un nouveau gouvernement, tellement ce dernier manquerait de disponibilités pour répondre concrètement aux attentes et aux différents intérêts en jeu.

La Lega et le M5S sont les deux forces les plus citées pour constituer un gouvernement de coalition. Il n’y a vraisemblablement pas de grands obstacles idéologiques à cela, mais l’accord doit tenir compte d’un certain nombre de données factuelles de première importance. Si le M5S est devenu le parti du Sud, où des millions de chômeurs/chômeuses et de précaires attendent des mesures de soutien à leurs revenus, la Lega, quant à elle, continue à avoir sa plus solide implantation dans le Nord, où des centaines de milliers de petits patrons et de possédants attendent anxieusement de bénéficier de la flat tax. Le M5S a le plus d’audience parmi les jeunes, les étudiant·e·s, les salarié·e·s du secteur public, les nouvelles professions, tandis que la Lega, de même que le reste des droites, a le plus d’audience parmi les retraité·e·s, les ménagères, les salarié·e·s du secteur privé, les couches sociales ayant un parcours scolaire plus bref, la petite et moyenne entreprise traditionnelle. Même le vote ouvrier se différencie dans les deux cas: pour la Lega, les secteurs ouvriers les plus qualifiés, pour le M5S les ouvriers ayant avant tout des «fonctions d’exécution». Il ne serait pas plus simple de conclure une alliance M5S-PD, d’autant plus que la base du M5S préfère un accord avec la Lega; ce ne serait pas plus simple non plus de parvenir à une alliance du PD avec les droites, la Lega excluant ce dernier cas de figure.

Le président de la République Sergio Mattarella à la recherche
de la solution magique

Plus d’un mois a passé depuis les élections [et la rédaction de cet article] et la situation reste pleine d’inconnues. Bien que sur les marchés boursiers et des capitaux règne une certaine bonne humeur, on ne peut rien exclure. Pas même l’ouverture d’une période d’instabilité débouchant sur de nouvelles élections, pour l’heure non voulues par le président de la République Sergio Mattarella. Les travailleurs sont dans l’expectative. Ils se sont passablement manifestés, sur le plan électoral, affichant leur ras-le-bol des politiques d’austérité. C’est un signe positif, qui pourrait exprimer un potentiel de résistance. Il ne s’agit néanmoins que d’un potentiel qui a, de surcroît, également une dimension anti-immigrés et une représentation par procuration. Nous devons exploiter ce potentiel et l’impossibilité dans laquelle se trouvent le M5S et la Lega de mettre en œuvre leurs promesses mirobolantes (et qui ne peuvent tout au plus que prendre la forme de l’expulsion supplémentaire de quelques centaines d’immigrés irréguliers). La chaîne de la précarité, du chômage, des sacrifices (en Italie désormais un travailleur sur deux doit subvenir directement à ses dépenses de santé, pour autant qu’il en ait les moyens), de la surexploitation du travail ne sera pas cassée ni simplement allégée par Matteo Salvini et Luigi Di Maio. Seul peut la briser le retour à la lutte contre le patronat, contre cette nouvelle République démarrant sous les auspices du «national-populisme», contre les potentats de l’Union européenne et contre les marchés globaux.

«National-populisme» de gauche

Quant au chemin que semblent prendre les déçus de l’expérience de Potere al popolo[21]/[22], je pense qu’il est erroné et peut-être même dangereux: c’est le chemin d’un «national-populisme» de gauche qui mise sur la rupture avec l’euro afin de récupérer, outre la souveraineté monétaire, celle nationale et populaire [23]. Ceux qui défendent cette perspective pensent que les sacrifices des dernières décennies résultent essentiellement du carcan de l’euro et de la structure germanocratique de l’UE. En contrepartie, un avenir meilleur se présenterait aux travailleurs et travailleuses si ce cadre était rompu, amenant l’Italie néo-souveraine à être le promoteur et le guide d’une autre Europe, une Europe méditerranéenne se plaçant en compétition ouverte avec la Kern Europa [expression allemande signifiant l’Europe du noyau dur].

Deux choses nous laissent pantois ici. D’une part, on parle de «récupération» ou «reconquête» de la souveraineté monétaire et fiscale du pays-Italie, comme si la lire italienne avait été souveraine ou simplement libre, à parité avec le dollar US et le mark allemand, et comme si la République-née-de-la-Résistance avait été souveraine face à l’Organisation du Traité de l’Atlantique nord (OTAN). D’autre part, on parle de «souveraineté nationale et populaire», tout en préconisant la mise en place d’une «union euro-méditerranéenne qui unirait et renforcerait les pays les plus détériorés par l’Union européenne» [24]. Autrement dit, il s’agirait d’une entité en compétition et en conflit avec l’Europe allemande, dans laquelle on ne dit pas clairement quelle est la place de la France – certains la veulent comme alliée, Mélenchon [Jean-Luc Mélenchon, le leader de la France insoumise] leur servant de modèle – qui, depuis les temps de Napoléon III voire de son oncle Napoléon Ier, n’a eu que faire de la souveraineté italienne (tradition que Mélenchon perpétuerait).

Briser les barreaux de la cage de l’euro est considéré comme la précondition à tout «changement social radical». Je crois savoir ce qu’est l’euro, ayant écrit il y a vingt ans, à sa naissance, qu’il est l’expression monétaire d’un triple projet impérialiste européen: anti-américain, anti-Sud du monde et, surtout, anti-prolétarien (cela dit sans verser la moindre larme sur la mort de la lire ou du mark). Je crois savoir également qu’il ne saurait y avoir de relations paritaires au sein d’un consortium super-capitaliste (Union européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international, Organisation mondiale du commerce, etc.).

La question clé étant alors la suivante: les politiques de ces dernières décennies ont-elles été imparties à l’Italie par un pouvoir étranger ou ont-elles été adoptées ou co-adoptées par notre classe dominante, à partir de la tristement célèbre décision, prise en 1981, par le binôme keynésien Andreatta-Ciampi [25], qui a provoqué le doublement du déficit public en dix ans, nous mettant ainsi sous le joug de la dette? Ce n’est pas «notre pays», l’Italie, qui a perdu sa liberté et sa liberté de mouvement avec la naissance de l’euro; c’est la classe des salarié·e·s, dans toute la complexité de sa composition, qui l’a perdue. Et cela a été dû à des décisions avant tout internes et voulues ou approuvées de l’intérieur, par la classe des capitalistes. Même si, a posteriori et du fait de leur impopularité, elles ont été présentées démagogiquement comme si elles avaient été imposées de l’extérieur. Mais cette liberté de mouvement – certes limitée – a été également perdue par les travailleurs en Allemagne, à certains égards avant même ceux d’Italie. Ils l’ont perdue grâce à l’Agenda 2010 [26] et à la réforme Hartz IV [27], suite aux décisions prises par des gouvernements nationaux tenus par le SPD [Parti social-démocrate allemand], puis entérinées et renforcées par des décisions européennes.

Une série de questions se posent dès lors. Comment se fait-il qu’il n’est presque jamais question des attaques systématiques contre les travailleurs allemands ni du grand nombre de working poor existant en Allemagne? Quelles mobilisations ont eu lieu en Italie lorsque, en Grèce, un vaste mouvement de masse a tenté de mettre en discussion les diktats anti-prolétaires internes et externes? Quels mouvements sont en train de développer les milieux souverainistes pour apporter leur soutien aux luttes des cheminots français, frappés par des projets de privatisations qui ne sont certainement pas que français? Quid du soutien aux manifestations de masse à Gaza, sur lesquels s’entraînent les snipers sélectionnés de l’armée israélienne?

Je suis peut-être passéiste mais, selon moi, être internationaliste signifie travailler pour le rapprochement et l’union des travailleurs et des travailleuses des divers pays contre les ennemis communs, exprimer le soutien actif avec ceux qui engagent la lutte en premier, en l’occurrence, en Europe, les travailleurs et les jeunes de la Grèce et les émigrants-immigrants. Pour toutes ces raisons, je vois dans cette manière d’accommoder le «national-populisme de gauche», qui a été précédé par celui de droite, un réel danger à combattre. Il nous propose non point une voie de sortie de l’actuel cul-de-sac, mais la recette pour des catastrophes encore plus graves. (Fin; article envoyé par l’auteur le 12 avril; traduction et notes de Dario Lopreno).

Pietro Basso est membre de la rédaction de Cuneo rosso, Marghera (Venise)

 

Matteo Salvini et Luigi Di Maio «se consultent»

PS. Après le 4 mars, il y a eu deux élections régionales, dans le Molise [Italie du Sud] le 22 avril et le Frioul-Vénétie Julienne (environ 1,5 million d’électeurs) le 29 avril. La participation au vote a été beaucoup plus faible que le 4 mars: dans le Molise 52% (contre 71%), dans le Frioul 49,4% (contre 75%). Dans les deux cas, la droite a gagné dans ces régions gouvernées pendant cinq ans par le centre gauche. Dans le Frioul-Vénétie Julienne, la coalition de droite (Lega, Forza Italia, Frères d’Italie, Projet FVJ, Autonomie responsable) a obtenu plus de 62% des voix ; sur ce total, la Lega de Salvini a obtenue 35% avec une hausse de 26,6%; elle apparaît dès lors comme le leader incontesté de la coalition de la droite. Le M5S a divisé par deux ses voix par rapport au 4 mars (et non par rapport aux régionales précédentes). La formation d’un nouveau gouvernement Lega-M5S est maintenant plus difficile. De nouvelles élections législatives sont fort possibles.

Toutefois dans cette conjoncture (9 mai), Matteo Salvini et Luigi Di Maio tentent de former in extremis un gouvernement politique, pour éviter la naissance d’un «gouvernement du président de la République», qui serait composé de hauts fonctionnaires du système bancaire et de la bureaucratie de l’Etat, et qui devrait rester en fonction pendant quelques mois jusqu’aux nouvelles élections. Dans les deux cas, on est loin d’une solution stable à la crise politique italienne. (P.B., 9 mai 2018)

 

Notes

[21] Au sujet de Potere al Popolo, voir Italie. Elections du 4 mars 2018: mise en perspective. Et programme du mouvement Potere al popolo (I) et (II), sur http://alencontre.org/europe/italie/italie-elections-du-4-mars-2018-mise-en-perspective-et-programme-du-mouvement-potere-al-popolo-i.html#more-47723 et sur

http://alencontre.org/europe/italie/italie-programme-du-mouvement-potere-al-popolo-ii.html [ndt]

[22] Il faut toutefois préciser que le secteur le plus enthousiasmé de Potere al Popolo, celui directement lié au centre social napolitain Je so’ pazzo [qui est à l’origine de Potere al popolo], est en train de développer la dimension mutualiste de son intervention [au sens de travail coopératif et solidaire, autour de la thématique de la lutte contre la pauvreté et de la mise en place de réseaux populaires d’entraide].

[23] Dans cette optique, la catégorie classe sociale est mise au rebut, non pas uniquement par absence de conscience de classe parmi les travailleurs (c’est là une donnée incontestable), mais davantage encore parce qu’elle est objectivement dissoute dans celle de «peuple». Or non seulement cette dernière catégorie… dépeuple la gauche elle-même, mais en outre elle inclut, aux côtés des salarié·e·s, une incroyable quantité d’exploiteurs du travail et de parasites sociaux. Ce n’est pas un hasard si les plus cohérents parmi les promoteurs de ce «national-populisme» mettent en avant une alliance entre les salariés et les petits et moyens entrepreneurs: n’est-ce pas là un retour en arrière vers la politique de l’ancien Parti communiste italien (PCI) et de son dirigeant Palmiro Togliatti, qui n’est pas sans responsabilités dans la débâcle de la gauche italienne?

[24] Cité à partir du document de Ugo Boghetta, Carlo Formenti, Mimmo Porcaro, Idee per una sinistra nazionale e popolare [sur le site Internet de sinistrainrete, https://www.sinistrainrete.info/politica-italiana/12009-ugo-boghetta-carlo-formenti-mimmo-porcaro-idee-per-una-sinistra-nazionale-e-popolare.html].

[25] Je renvoie ici à la décision de couper la Banque d’Italie de l’autorité financière de l’Etat, empêchant la première d’être l’acquéreur en dernier ressort des bons du Trésor [emprunts de l’Etat], décision qui a fait exploser les taux d’intérêt et, par là même, la dette de l’Etat italien, passant de 60% du Produit intérieur brut (PIB) en 1982 à 120% en 1992 [cf. Banca d’Italia, L’autonomia della politica monetaria. Una riflessione a trent’anni dalla lettera del Ministro Andreatta al Governatore Ciampi che avvio? il « divorzio » tra il Ministero del Tesoro e la Banca d’Italia, Roma, 15 febbraio 2011].

Je souligne par ailleurs que le ministre du Trésor, Beniamino Andreatta, et le gouverneur de la Banque d’Italie, Carlo Azeglio Ciampi, étaient tous deux keynésiens (Ciampi ne l’était en fait qu’à moitié), étant entendu que les politiques keynésiennes sont défendues par tous les «souverainistes» de gauche.

[26] L’Agenda 2010 est mis en vigueur entre 2003 et 2005, parallèlement aux réformes dites Hartz (cf. note suivante), sous le gouvernement de Gerhard Schröder (Parti social-démocrate allemand, allié aux Verts). Globalement l’Agenda porte sur des mesures renforcées de placement en emploi des chômeurs, de création de mini-jobs (travaux exemptés d’impôts et de charges sociales jusqu’à 450 Euros par mission), de baisse des indemnités chômage et de leur limitation dans le temps, de facilitation de l’engagement et du licenciement par les entreprises, de limitation de la progression des salaires nominaux (en valeur courante), de décentralisation d’une importante partie des négociations salariales vers les entreprises (cf. Alessandro Merli, «La lezione dei tedeschi», Il Sole 24 Ore, Milano, 11/03/2014). [ndt]

[27] Réforme Hartz IV: Les quatre étapes des réformes dites Hartz on été mises en vigueur entre 2003 et 2005, sous le gouvernement de Gerhard Schröder (Parti social-démcorate allemand, allié aux Verts). Ces réformes constituèrent l’ossature de l’Agenda 2010; elles furent confiées à une commission présidée par le directeur du personnel de l’entreprise Volkswagen, Peter Hartz (qui leur a donné son nom). Elles passeront à l’Agenda 2010 immédiatement après la réélection de Schröder, en 2003. Il s’agissait d’un programme pré-Agenda 2010 (cf. note ci-dessus) autour de la diffusion des mini-jobs, des emplois temporaires et des emplois atypiques, mesures augmentant «le poids global des travaux à bas salaire» (Roberta Miraglia, «Germania, le riforme di inizio millennio e i passi indietro della Grande coalizione», Il Sole 24 Ore, Milano, 08/10/2014). [ndt]

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