Italie. Les symptômes alarmants d’une explosion sociale

Turin, le 9 décembre 2013
Turin, le 9 décembre 2013

Par Franco Turigliatto

Depuis deux jours, divers médias non italiens ont perçu une césure socio-politique en Italie bien plus importante que la nomination de Matteo Renzi, maire de Florence, à la tête du Parti démocrate. Le 12 décembre, le correspondant de l’hebdomadaire français Le Point écrivait: «De Palerme à Turin, de Rome à Gènes, de Savone à Milan, un vent de protestation sans précédent balaie l’Italie. Interruption du métro dans la capitale, fermeture des magasins dans les centres-villes, occupation des gares et des marchés, regroupements devant les palais institutionnels, opérations escargot aux frontières: depuis dimanche dernier, les manifestations contre «la caste politique» se multiplient dans la péninsule.» Nous laisserons de côté l’interprétation de ce journaliste quant à l’orientation et aux forces politiques visant à vertébrer ce mouvement.  Dans l’article que nous publions ci-dessous, Franco Turigliatto souligne à juste titre le poids concret, visible entre autres dans la capitale piémontaise qu’est Turin – ancienne capitale de la Fiat –, des forces de la droite extrême et les complicités existant entre ces dernières, une partie de la police et de la magistrature. Il est traditionnel de considérer l’Italie comme un laboratoire politique. La formule a plus d’une fois été justifiée. Dans le contexte de la crise européenne, il faudrait être aveugle pour ne pas prendre en compte très sérieusement la dynamique possible des «secousses socio-politiques» récentes en Italie et ne concentrer son attention que sur l’émergence d’une opposition syndicale de gauche ou un regroupement des forces de la gauche anticapitaliste. Ces derniers éléments ont certes toute leur importance, mais précisément parce qu’ils émergent dans un contexte socio-politique qui n’a jamais existé en Italie depuis la fin des années 1960. (Rédaction A l’Encontre)

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Ce qui arrive ces derniers jours avec les mobilisations et les «soulèvements» des dits «forconi» [ceux qui brandissent des fourches] indique que nous sommes entrés dans une nouvelle phase de la crise économique et sociale dans notre pays. Se mobilisent des secteurs de la petite bourgeoisie et de la petite bourgeoisie moyenne frappés très durement par la crise dans leurs intérêts et leurs revenus : les commerçants, les marchands ambulants, les camionneurs. Se sont joints à eux d’autres secteurs sociaux populaires plus ou moins marginaux, que ce soit des jeunes des banlieues urbaines, des chômeurs ou des étudiants. Ces phénomènes sont particulièrement évidents et conflictuels à Turin, la vieille ville ouvrière et fordiste [la capitale de la Fiat] qui, au-delà de la nouvelle vitrine touristique dont les palais du centre sont l’emblème, se trouve dans une grande phase de paupérisation et d’affaissement social.

La crise et la petite bourgeoisie

Ces secteurs de la petite bourgeoisie – avec leurs diverses strates – ont durant de nombreuses années joui d’une relative tranquillité et de confort (pour certains cela s’est réalisé grâce à diverses formes d’évasion fiscale), mais aujourd’hui, après six années d’une crise économique aiguë, leurs certitudes sociales et économiques sont mises en question et pour nombre d’entre eux s’ouvre la possibilité, à court terme, d’une descente vers la pauvreté. Ces secteurs sont frappés non seulement par les dynamiques de la crise économique, mais aussi, comme la grande majorité des citoyens et des citoyennes, par les politiques d’austérité et de contraction budgétaire portées par les gouvernements de la bourgeoisie.

Depuis des années, ces politiques massacrent, en premier lieu et avant tout, les travailleuses et travailleurs des secteurs privé et public qui subissent des coups dans les domaines du salaire, de l’emploi de la destruction des postes de travail et des coupes dans le dit Etat social. Ces «sacrifices» ont été en permanence exigés par les politiques néolibérales dont la seule fonction est de garantir les profits et les revenus du patronat, de la grande bourgeoisie en tant que classe et de ses membres en particulier. Pour assurer ce transfert de richesse du bas vers le haut, la classe dominante «réclame» aujourd’hui à de vastes secteurs de la petite bourgeoisie de «participer aux sacrifices», ce qui appauvrit ces couches sociales intermédiaires qui sont pourtant fondamentales pour garantir le statu quo social et politique.

Le verbe anglais «squeeze» indique l’action simultanée de compression et d’essorage. Ce verbe se traduit de manière active pour ce qui est de la classe laborieuse. Mais il concerne aussi les couches de la petite bourgeoisie et détermine leur désintégration sociale.

Et cela constitue un des traits distinctifs des grandes crises économiques qui se transforment ainsi en crises politiques et sociales produisant des contradictions et des lacérations dans toutes les strates de la société. C’est pour cela que nous parlons d’un changement d’époque en Europe.

La crise dans la ville de Turin

Dans quelques villes, parmi lesquelles Turin, le phénomène se présente sous des formes particulièrement dramatiques: la ville du monde du travail, une fois riche et ayant une classe ouvrière active, a subi de profondes transformations. En quelques années, le chômage atteint toute la région du Piémont, ce qui implique non seulement des centaines de milliers de chômeurs, mais aussi un très grand nombre de «cassa integrati» [travailleurs ayant perdu leur emploi mais touchant une partie de leur salaire, ce qui est un reste des acquis du début des années 1970].

Il est évident que la petite bourgeoisie, avant toute celle commerciale dans ses diverses facettes, déjà touchée par la crise, ne pouvait que, même si elle n’en avait pas une conscience exacte, subir une réduction de ses activités commerciales et de ses revenus suite au simple fait qu’un grand nombre de salariés avaient perdu leur salaire ou l’avaient vu réduits et dès lors étaient contraints de restreindre leur consommation. La crise qui a d’abord frappé le salariat ne pouvait que se répercuter sur les commerçants qui, entre-temps, malgré la fraude fiscale de certains, ont dû faire face aux réductions budgétaires des entités nationales et locales, qui devaient être les acteurs en dernière instance des mesures d’austérité décidées par le gouvernement.

De plus, alors qu’existait une certaine délimitation et planification des points de vente, la quasi totale libéralisation du commerce et le pouvoir énorme des grandes enseignes de distribution ont mis à genoux tout le petit commerce local, en commençant par les vendeurs ambulants [importance des marchés locaux en Italie], écrasés par la concurrence des centres commerciaux, mais aussi frappés par la concurrence sans frein entre chaque commerçant.

Ces commerçants ferment leur boutique et renaissent comme des champignons avec de nouvelles fonctions, quitte à fermer à nouveau leur fonds de commerce face à l’impossibilité de se garantir un revenu suffisant. Mais il y a un autre phénomène qui doit être saisi. Beaucoup de ces petits commerçants (commerces, bars, etc.) sont issus de la classe ouvrière. En fait, de très nombreux chômeurs, parmi lesquels un grand nombre de jeunes et d’anciens salariés, ont réuni toutes les réserves financières familiales pour mettre sur pied une petite affaire afin d’obtenir un revenu. Puis, ils ont vérifié que ce n’était pas suffisant pour vivre.

A Turin, ces derniers jours, la fermeture des magasins a été totale, soit suite à la décision de leurs propriétaires, soit par l’effet d’équipes actives liées aux organisateurs de la grève qui ont en permanence circulé en ville pour imposer à tous les commerçants de baisser leur rideau.

L’intervention des forces de la droite

Naturellement, tous ces phénomènes économico-sociaux font face à l’intervention et à l’orientation politiques des associations professionnelles spécialisée dans la création d’une idéologie et d’une identité selon lesquelles les figures sociales des travailleurs indépendants garantiraient la richesse de l’Italie. Dès lors, un peu tous les autres sont des «voleurs», non seulement le personnel politique, mais aussi les salariés du public qui sont des parasites ainsi que, y compris, les salariés du privé qui disposeraient du «privilège» de la «cassa integrazione». Est donc facile le jeu de la division entre les secteurs populaires, tous en grandes difficultés, et l’émergence d’une révolte qualunquiste [courant politique italien de droie ayant des traits antiparlementaires et anti-étatiques, dont la revue Uomo qualunque – l’homme quelconque – a connu une audience électorale en 1946; des similitudes existent avec le poujadisme en France].

Les forces de droite et d’extrême droite, à partir des acteurs qui composent le comité de grève à Turin, sont très présentes et actives, et orientent la dynamique de la protestation, logiquement confuse. Dans les rues de la ville, on pouvait reconnaître des équipes de jeunes de droite, provenant des supporters des équipes de football; de plus, étaient bien représentés Forza Nuova [organisation néofasciste fondée en 2003 dont le président, Roberto Fiore, a été député européen en 2008-2009] et CasaPound [centre social néofasciste et nationaliste-révolutionnaire créé à Rome en décembre 2003; le terme Pound fait référence au propagandiste du fascisme Ezra Pound], et étaient nombreux les slogans et les comportements clairement fascistes et réactionnaires. De nombreux jeunes, souvent des banlieues, ont utilisé cette journée comme une possibilité d’exprimer leurs frustrations sociales et leur mécontentement. Dans le même temps, il est apparu qu’il existait une mise en scène et une organisation précises de la journée. D’autres éléments témoignent d’une certaine entente qui ne relève pas simplement de la sympathie pour les manifestants de la part de secteurs des forces de l’ordre, mais qui renvoie à une relation politique organisée avec les forces de la droite extrême.

Dans ce contexte s’est distinguée l’attitude diligente de la magistrature de Turin qui a l’aube du jour de ces mobilisations avait donné l’ordre d’opérer une vaste perquisition visant les activistes du mouvement No Tav [mouvement populaire de la vallée de Suse contre la construction d’une ligne de chemin de fer à grande vitesse], perquisition qui a abouti à l’arrestation de quatre jeunes gens à qui l’on a accolé le qualificatif de «terroriste» (sic).

La petite bourgeoisie et les forces de droite

Il est plus qu’évident que ces classes sociales en voie de paupérisation – dans la rue étaient avant tout présents des commerçants ambulants et des secteurs inférieurs des milieux du commerce – et la grande masse des chômeurs peuvent devenir une base de masse des forces ultra-réactionnaires et fascistes. Le potentiel de radicalisation réactionnaire des secteurs petits-bourgeois comporte de grands dangers à venir pour la classe ouvrière. Cette situation peut prendre une configuration très mauvaise à cause de l’absence depuis un certain temps d’un fort mouvement de masse et de luttes de la classe ouvrière. La responsabilité des directions syndicales, complices des gouvernements des banquiers et de la grande bourgeoisie, est en l’occurrence immense. En fait, seule une forte mobilisation ouvrière et de classe peut empêcher des dérives réactionnaires. Pour répondre positivement à ce qui est en train de se développer, il est nécessaire que rapidement le mouvement syndical et celui des travailleurs, en prenant appui sur les secteurs les plus disponibles pour la lutte, construisent une large initiative sur des objectifs de défense du revenu, de l’emploi et d’une autre politique économique qui puisse s’adresser à l’ensemble des masses laborieuses, mais aussi à une partie de ces secteurs de la petite bourgeoisie, et avant tout aux chômeurs et chômeuses. Pour cela est nécessaire une grève générale. Si une telle grève avait déjà eu lieu, une partie au moins des jeunes qui hier (le 9 décembre) sont descendus dans la rue aurait eu une bonne et autre occasion d’exprimer leur rage.

Ce serait une illusion dangereuse, comme certains le radotent à gauche, de considérer ces mobilisations comme des fourriers d’une réelle lutte positive contre les politiques d’austérité et les gouvernements qui les ont appliquées. Penser que la petite bourgeoisie et les couches les plus marginalisées du prolétariat, à l’époque de la mondialisation capitaliste, à la différence de ce qui est toujours apparu dans l’histoire et en particulier dans la grande crise européenne des années 1930, puissent former un projet alternatif au grand capital relève non seulement d’une illusion, mais est une erreur des plus dangereuses qui peut ouvrir la voie à de vraies et réelles tragédies politiques.

Comme l’écrivait Trotsky, la petite bourgeoisie, cette poussière de l’humanité – un grand nombre d’individus non organisés dans les lieux et les maillons de la production et de la distribution, mais en dernière analyse dépendant des rapports sociaux qu’ils traduisent –, n’a ni la fonction ni la force sociale et politique pour exprimer un projet alternatif à celui des classes dominantes. Les classes sociales intermédiaires entre les deux classes fondamentales sont toujours, en dernier lieu, attirées par celle qui démontre le plus de force sur le terrain. Aujourd’hui, comme hier, la bourgeoisie peut utiliser des secteurs de la petite bourgeoisie et des chômeurs – tel que le fascisme l’a fait – comme des béliers contre la classe ouvrière. Trotsky ajoutait, nous sommes en 1930: «A chaque tournant de la route de l’histoire, à chaque crise sociale, il faut encore et toujours réexaminer le problème des rapports existant entre les trois classes de la société actuelle : la grande bourgeoisie avec à sa tête le capital financier, la petite bourgeoisie oscillant entre les deux principaux camps, et, enfin, le prolétariat. La grande bourgeoisie qui ne constitue qu’une fraction infime de la nation ne peut se maintenir au pouvoir sans appui dans la petite bourgeoisie de la ville et de la campagne, c’est-à-dire parmi les derniers représentants des anciennes couches moyennes, et dans les masses qui constituent aujourd’hui les nouvelles couches moyennes.» Il poursuit: «Pour que la crise sociale puisse déboucher sur la révolution prolétarienne, il est indispensable, en dehors des autres conditions, que les classes petites bourgeoises basculent de façon décisive du côté du prolétariat. Cela permet au prolétariat de prendre la tête de la nation, et de la diriger. Les dernières élections révèlent une poussée inverse, et c’est là que réside leur valeur symptomatique essentielle. Sous les coups de la crise, la petite bourgeoisie a basculé non du côté de la révolution prolétarienne, mais du côté de la réaction impérialiste la plus extrémiste, en entraînant des couches importantes du prolétariat.» Puis il affirme de manière incisive: «Si le parti communiste est le parti de l’espoir révolutionnaire, le fascisme en tant que mouvement de masse est le parti du désespoir contre-révolutionnaire.» (Léon Trotsky, «Le tournant de l’Internationale Communiste et la situation en Allemagne», 26 septembre 1930)

L’importance de la lutte des travailleurs

Seules la capacité de protagoniste, la force et les luttes des masses laborieuses pour leurs propres objectifs de sauvegarde de leurs conditions de vie et de travail peuvent devenir un pôle l’attractif pour des secteurs de la petite bourgeoisie ou, au moins, en neutraliser des secteurs au cours de l’affrontement aigu avec la classe dominante. C’est une des tâches urgentes qui se trouve devant nous et qui fait de la reprise du conflit sur le lieu de travail, bien que fort difficile, un élément nécessaire et possible.

Nous faisons face à une question de temps. Le mouvement ouvrier et syndical doit se relever. D’un côté, il ne doit pas démoniser certains secteurs sociaux en tant que tels, se ralliant ainsi à la politique du Parti démocrate et aux directions syndicales, ceux qui ont subordonné les travailleuses et travailleurs aux orientations de la grande bourgeoisie. De l’autre côté, il doit être conscient que ce mouvement des «forconi» est dirigé par des forces réactionnaires et de droite qui doivent être combattues.

Pour cette raison, des membres de la classe ouvrière – et en particulier les forces de la gauche anticapitaliste qui doivent investir toutes leurs forces – doivent commencer de suite leur propre lutte, la révolte de classe contre les gouvernements des paquets d’austérité, c’est-à-dire contre la classe bourgeoise. (Article paru sur le site de Sinistra Anticapitalista, le 10 décembre 2013. Traduction A l’Encontre)

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