Italie. Les salarié·e·s de l’économie digitale et du street-food

cococoPar Diego Giacchetti

Selon le recensement de l’INPS [1], en 2016, le marché du travail a offert moins de contrats stables qu’en 2014, année au cours de laquelle les incitations à l’engagement (il s’agit d’abattements fiscaux) et le Jobs Act [2] n’étaient pas encore en vigueur. Car à peine le bonus en faveur de l’embauche a été supprimé, que le nombre des engagements est redescendu au niveau de 2014. En effet, le nombre de ces embauches n’était que des transformations de contrats de durée déterminée en contrats de durée indéterminée, dans le seul but de bénéficier des incitations.

Précarité permamente

Non seulement ces transformations ont connu une baisse de 35.4% au cours de l’année 2016, mais, en outre, le Jobs Act – et son corollaire l’abrogation de l’article 18 [3] du Statut des travailleurs – ont provoqué un déchaînement des licenciements. Ils ont augmenté de 28.3% en une année. Tandis que dans les premiers mois de cette année le recours aux vouchers [bons pour indemniser un travail à la tâche, au forfait ou à la mission] a crû de 36% par rapport à 2015. Les vouchers, ces bons d’une valeur nominale de 10 euros, introduits pour payer des prestations salariales accessoires, auraient dû servir, selon la propagande officielle, à mettre fin au travail au noir. Or, ils l’ont cependant légalisé, en partie. Mais se limiter à établir un constat d’échec de la réforme du marché du travail lancée par le gouvernement de Matteo Renzi ne suffit pas. Il faut souligner qu’un des objectifs a bel et bien été atteint: elle a accru la précarité des travailleurs, dans la mesure où elle a désorganisé leurs capacités contractuelles, notamment en facilitant les licenciements. Pour le patronat, ce fut un succès. Pour les salariés, une perte sèche.

L’Italie est et reste le pays ayant le taux de chômage des jeunes le plus élevé d’Europe – avec la Grèce et le Portugal – avec 40% pour une moyenne européenne de 22%, ce qui génère un phénomène caractéristique de la condition des jeunes, d’après une étude réalisée par un institut londonien sur mandat du gouvernement italien.

Il a réalisé un classement des pays selon les opportunités qu’ont les jeunes d’atteindre un niveau de vie décent, d’intégrer le monde du travail et la société, de pouvoir espérer un futur décent: l’Italie y figure au 37e rang, derrière, par exemple, la Roumanie, la Colombie, le Costa Rica. Cela signifie que fonder une famille, comme on dit, ou d’aller vivre tout seul, sont des objectifs inaccessibles. Le travail, pour autant qu’il y en ait, est précaire et donc obtenir un crédit pour s’installer est un luxe d’un autre temps. Dépenses d’entretien, loyer et factures courantes assèchent en moins de deux le maigre salaire et le risque d’arriver à la fin du mois à sec est bien réel. C’est la raison pour laquelle les jeunes qui quittent le moins le foyer des parents sont les Italiens. D’après Eurostat, plus de deux tiers des 18 à 34 ans vivent encore avec l’un des parents ou les parents, soit quelque 20% de plus que la moyenne dans l’Union européenne (48%). Chômage, précarisation du travail, rémunérations sous le seuil de la dignité expliquent pourquoi les jeunes italiens restent chez leurs parents.

Quelques exemples de conditions de travail à Turin

Derrière la façade d’une ville qui semble n’avoir à se plaindre que de privations culturelles (mon Dieu ! s’écrient les moyenne et grande bourgeoisies du centre-ville: l’exposition Manet a été annulée!) [4], se cache une autre réalité. Elle est peu représentée et peu étudiée, celle d’un capitalisme qui prétend ne pas avoir de salarié·e·s et s’être débarrassé de la vieillerie du siècle dernier qu’est la lutte des classes.

Ces dernières semaines, les chroniques locales ont mis l’accent sur le thème de la Digital Economy, nommée également Internet Economy ou Web Economy. Le quotidien de Turin La Stampa nous apprend, par exemple, que la mairie a organisé le lancement de la plate-forme Vickers, avec la bénédiction des adjoints de la maire [Chiara Appendino du Mouvement cinq étoiles] aux activités productives et à l’innovation. L’objectif est le soutien des activités dites innovantes car, au cours du premier semestre 2016, à Turin, 20’000 postes de travailleurs indépendants ont disparu, ainsi que les emplois de 3000 services non commerciaux, tandis que le chômage atteint 9.5% et le chômage des jeunes 32%.

Vickers est une plate-forme agréée par le ministère du Travail, qui se propose de mettre en contact offre et demande de «petits jobs». Voici comment se présente au public l’application en question, gratuite, téléchargeable sur smartphone et tablette, destinée à mettre en contact celui qui n’a pas le temps ou la capacité de réaliser les petites activités quotidiennes, avec celui qui offre ses talents professionnels pour accomplir ces tâches pratiques de tous les jours. Les prestataires de services sont préalablement contrôlés et assurés et tous les paiements sont traçables sur Pay Pal ou carte de crédit. Chacun est libre d’accepter ou de refuser un emploi et ce dernier ne doit pas donner lieu à un revenu plus bas que 20 euros.

Le cas Foodora

Ce serait là l’exemple d’une utilisation «bonne» et «correcte» de la Digital Economy, à des lieues de ce qu’est un mauvais exemple, tel le cas Foodora. C’est une multinationale allemande qui œuvre à Turin, dans le domaine de la consigne de repas à domicile, pour des restaurants, des pizzerias et qui que ce soit qui fait appel à ses services. L’entreprise compte quelque 300 salarié·e·s, ayant tous un statut d’«indépendant» ou, plus sarcastiquement, ce sont des jeunes qui aiment faire du vélo et arrondir les fins de mois avec des petits jobs.

Foodora est l’archétype du nouveau capitalisme, le capitalisme immatériel disent les premiers de classe, le capitalisme des Apps (les applications pour appareils électroniques PC, tablettes ou smartphones) et des plates-formes de partage en ligne. L’entreprise se présente comme une jeune entité évoluant dans le monde 3.0. Plus prosaïquement, il s’agit d’une petite armée de travailleurs en vélo, sous-payés et privés des droits élémentaires, comme le droit au revenu en cas de maladie, aux vacances, etc. Bref de toutes ces petites choses qui appartenaient au vieux mouvement ouvrier du XXe siècle.

1475757651_delivery_foodoraNon seulement ils ne sont pas assurés, mais ils sont contraints de réparer eux-mêmes leur vélo et à acheter un casque à leur frais (puisque ce sont des «indépendants»), travailleurs libres de toute entrave associative, syndicale ou contractuelle, comme le veut la fable. Mais cette fable s’est dégonflée, suite à un conflit de classe qui a opposé les salarié·e·s, usés par la recherche du profit, aux propriétaires de la plate-forme. La cause immédiate et banale de la protestation – vieille de quelques siècles – a pris sa source dans des questions salariales. Jusqu’à récemment, l’entreprise payait ses riders, «collaborateurs» à vélo, par une généreuse rétribution de 5 euros par heure. Puis elle a décidé de passer au salaire à la livraison, n’offrant à ses «indépendants» plus qu’un revenu fixe brut de 3 euros par course.

C’est un retour au salaire aux pièces, cette forme de rétribution propre aux XIXe et XXe siècles. C’est le meilleur système de rémunération pour le capitalisme qui fait du salarié un esclave du capital formellement libre, mais entravé par les chaînes de la subordination au travail. Il s’agit là d’un passé marqué par des affrontements que l’on veut nous faire oublier; des combats certes pas révolutionnaires, mais s’inscrivant dans la foulée des luttes ouvrières pour acquérir un revenu découlant directement de la prestation-travail. Bref, le samedi 8 octobre, à Turin, la protestation des riders de Foodora a pris la forme d’une grève. Les livreurs 3.0 (les coursiers) contestent ainsi la start-up (en l’occurrence un nouveau-né aux contours d’une entreprise éphémère en quête d’un business) du take-away (un service de restauration offrant des plats à consommer ailleurs) digital (atteignable on line) et revendiquent la suppression de la rétribution à la course (le salaire aux pièces), de 3 euros bruts, introduite dans les contrats dits co.co.co [5].

L’entreprise digitale a alors promis d’augmenter le salaire d’un euro. Ce qui n’a pas suffi à désamorcer la protestation. Les riders turinois en lutte se définissent comme des travailleurs de la logistique, comme des coursiers, ceux qui livrent vos marchandises: aliments, paquets, lettres et autres correspondances. Ils dénoncent le fait que, sous les étiquettes de la sharing economy, de la flexibilité, du travail fluide et dynamique, se cachent de vieilles formes d’exploitation, affublées de la nouveauté «orientée vers le futur». Des travailleurs de Foodora expliquent que l’entreprise a tenté de neutraliser la protestation en supprimant les points de ralliement, où les «collaborateurs indépendants» se retrouvaient en attendant de recevoir les ordres, remplaçant ces lieux de rassemblement physiques par des convocations par App, évitant ainsi de les faire se rencontrer. Ceux qui ont protesté n’ont plus été intégrés dans les équipes. Et, pour ces cas, il est difficile de parler de licenciements, conformément à la vieille terminologie, puisque les relations entre direction et salariés sont formellement labiles et puisque les 300 coursiers de l’entreprise ont signé un contrat de collaborateurs coordonnés en continu (co.co.co). Mais les salariés ne sont pas dupes, qui disent que l’obligation de porter un uniforme et de se soumettre à un système de commandes imposé par la direction sont des éléments ne laissant pas le moindre doute quant au rapport de subordination, basé sur le salaire à la course. Ce n’est qu’une économie digitale qui est en train de produire ses propres caporaux (ou contremaîtres) digitaux.

La movida qui cache le travail

Une enquête du quotidien La Stampa nous a permis de découvrir une autre facette des nouvelles économies se développant dans le domaine de la consommation. Cela se passe dans les restaurants, les cocktail-bars et les street-food. Ce sont des activités que l’on qualifie communément comme secteurs entraînant de la nouvelle économie de la consommation et des loisirs. Elles tournent grâce à des salarié·e·s percevant des rétributions misérables, munis de contrats – pour autant qu’ils en aient – irréguliers et des tournus d’équipes marathoniennes. Ce ne sont pas moins de 7916 petites entreprises actives dans le secteur de la distribution d’aliments cuisinés et de boissons, en majorité des entreprises familiales, mais aussi des entreprises allant jusqu’à 15 salariés. Il s’agit d’un secteur où la concurrence est sans pitié, comme le démontrent les données de l’Unioncamere [6] pour 2016, année au cours de laquelle il y a eu plus de fermetures que de lancements de nouvelles entreprises. Tandis que 3000 salariés travaillent dans les bars et autres locaux ainsi que dans les restaurants du centre de Turin, sur 349 établissements contrôlés par les inspecteurs du travail, 57% pratiquent le travail au noir. Barmen, serveurs, chefs, aides-cuisiniers, plongeurs, en majorité bangladais, touchent en moyenne 800 euros par mois pour 12 heures quotidiennes de travail. C’est une armée de travailleurs dont le revenu ne cesse de décliner. Si, il y a 10 ans, un serveur percevait 50 à 80 euros par service, il ne touche aujourd’hui plus que 30 à 40 euros.

Les contrats de durées indéterminée sont une chimère qui surclasse les contrats bidon: sur le papier on inscrit la moitié des heures effectuées, le reste est payé hors contrat. A cela s’ajoute la nouveauté des vouchers (dont nous parlons au tout début de cet article), soi-disant nés pour combattre le travail au noir mais l’ayant légalisé et qui permettent de payer 4 heures de travail effectuées en deux parts: l’une par le voucher, l’autre au noir. Sans parler des restaurateurs aux abois qui gardent les vouchers dans un tiroir, pour les activer lorsqu’un contrôle semble imminent.

Et dire que certains parlaient de la fin du travail [7] ! A la grande joie des brocanteurs du mouvement ouvrier du siècle dernier, nous sommes encore en deçà du XXe siècle, nous sommes plutôt au début du XIXe. (Article publié le 29 octobre 2016 sur le site Internet de Sinistra Anticapitalista. Traduction Dario Lopreno).

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1/ L’INPS, Institut national de la prévoyance sociale, gère la quasi-totalité de la prévoyance sociale italienne ; il assure la majorité des travailleurs des secteurs public et privé ainsi que les indépendants. [nde]

2/ Le Jobs Act, en vigueur depuis mars 2015, donne un cadre légal (concrétisé ensuite par des règlements) pour faciliter les licenciements des contrats de durée indéterminée, pour accorder des abattements fiscaux à l’entreprise qui engage, pour limiter les indemnités chômage en les adaptant à la durée de cotisation, pour faciliter l’affectation des salarié·e·s à des tâches autres que celles pour lesquelles ils ont été engagés, pour limiter le droit au chômage partiel, pour remettre en cause l’inaliénabilité des vacances dues et enfin pour flexibiliser la réduction des horaires et des salaires (Cf. Jobs Act, documentazione, http://www.jobsact.lavoro.gov.it/documentazione/Pagine/default.aspx). [nde]

3/ Il s’agit de l’article 18 du Statuto dei lavoratori, c’est-à-dire de la loi italienne sur le travail, article abrogé en mars 2015, au moment de l’entrée en vigueur du Jobs Act. L’article 18 concernait la protection contre les licenciements dans les entreprises de plus de 15 collaborateurs (5 collaborateurs pour les entreprises agricoles). Il existait par ailleurs une protection, plus faible, contre les licenciements individuels dans les entreprises de moins de 15 collaborateurs. Avant son abrogation, l’article 18 ne protégeait que 8 millions de salarié·e·s, plus précisément ceux sous contrat de durée indéterminée dans une entreprise de plus de 15 personnes, soit le 57% des salariés du pays. [nde]

4/ Turin, que le New York Times conseille comme l’unique objectif touristique privilégié en Italie (cité par le quotidien La Repubblica, Torino l’unica città italiana indicata dal Nyt come meta turistica per il 2016, article non signé, Rome, 04/06/2016), a un revenu familial disponible par tête de 17% supérieur à la moyenne italienne, selon un rapport de l’Institut italien de statistiques (Istat, Il benessere equo e sostenibile nelle città, Roma, 2015, tabella Prospetto 4 – Indicatori Urbes per provincia (a), città metropolitane (b) e ripartizioni. Dominio benessere economico). [nde]

5/ Les contrats co.co.co (collaboratori coordinati e continuativi pour collaborateurs coordonnés en continu) concernent les travailleurs souvent nommées parasubordonnés, dans la mesure où il s’agit d’une catégorie intermédiaire entre les statuts d’indépendant et de salarié. Car ils sont opérationnellement indépendants, sans lien de subordination, bien qu’œuvrant dans un rapport dit unitaire et continu avec le donneur d’ordre (l’employeur de facto). De ce point de vue, ils sont fonctionnellement intégrés à l’organisation de l’entreprise qui a le pouvoir de coordonner leur activité avec la sienne propre. C’est en ces termes alambiqués que l’Institut national de prévoyance sociale décrit le statut de cette catégorie de travailleurs qui ne sont, en fin de compte, que des salariés externalisés, avec encore moins de droits que les autres. (Cf. http://www.inps.it/portale/default.aspx?itemdir=5769). [nde]

6/ L’Unioncamere est la Confédération des chambres de commerce, de l’industrie, de l’artisanat et de l’agriculture italiennes. Elle gère les chambres pour leurs problèmes supra-régionaux, elle coordonne leurs activités et elle fait le lien avec les institutions publiques et parapubliques, avec les associations patronales et avec les institutions nationales et européennes (Cf. http://www.unioncamere.gov.it/). [nde]

7/ L’auteur fait allusion à l’ouvrage End of Work de Jeremy Rifkin, dont le titre complet est The End of Work. The Decline of the Global Labor Force and the Dawn of the Post-Market Era, Putnam Publishing Group, New York, 1995.

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