Italie. Les fruits amers des vicissitudes de la gauche (II)

Le président Sergio Mattarella intronise le président du Conseil, Giuseppe Conte

Par Franco Turigliatto

[Cet article fait suite à une première partie publiée sur le site alecontre.org en date du 13 février. Un troisième volet intégrera la situation politico-économique suite à l’explosion de la pandémie de coronavirus. Réd. A l’Encontre]. Après avoir survécu aux élections régionales en Emilie-Romagne, le gouvernement Conte [1] tente de se munir d’un agenda de travail à moyen terme, ce qui ne va pas sans difficulté vu les nombreuses divergences qui le traversent et étant donné que le M5S [2] met en avant des prises de position qui le particularisent, voulant relever la tête après avoir reçu un véritable coup de massue électoral [3]. Les thèmes abordés lors de ces scrutins sont de la première importance pour les travailleurs comme pour les retraité·e·s, et font débat au sein des organisations syndicales et parmi les militant·e·s. L’enjeu est de taille et va être déterminant dans le cadre de la redéfinition en cours des conditions matérielles du travail salarié. Mais au-delà de ces échéances, c’est la mobilisation sociale et les luttes des salariés autour de leurs intérêts fondamentaux qui pourront couper l’herbe sous les pieds de la Lega de Matteo Salvini [4] et des forces des droites réactionnaires et fascistes.

Les décrets Salvini

Les difficiles échanges autour de la justice, qui traversent aujourd’hui le gouvernement [5], ne sauraient reléguer au second plan l’injustice majeure des décrets Salvini sur les flux migratoires, ni les importantes mobilisations qui revendiquent leur abrogation.

Le débat est intense et le quotidien La Repubblica s’en fait l’interprète direct afin à la fois de renforcer la position du Parti démocratique (PD) [6] et de se présenter comme le porte-parole des gauches. Le M5S a voté ces lois et il se tait. Le PD lui-même avance à pas comptés, pour la simple raison que les mesures en question ne sont que la consolidation de celles introduites par le décret Minniti [membre du PD et à l’époque ministre de l’Intérieur] de 2017, provenant d’un gouvernement de centre-gauche.

Tout ce beau monde ne veut pas abroger les décrets Salvini, mais simplement les retoucher, en introduisant deux changements dérisoires, suggérés par le Président de la République (Sergio Mattarella): réduire les très lourdes sanctions pécuniaires infligées aux bateaux des ONG qui sauvent les migrant·e·s et conférer aux juges une marge de manœuvre supplémentaire dans les affaires de résistance à des représentants de la force publique de la part de manifestants. Pour le reste tout le dispositif du décret, autant son volet contre les migrant·e·s que celui sur l’ordre public, reste intact. Personne ne revendique la remise en discussion et encore moins l’abrogation du second ensemble des décrets, soit les normes policières destinées à sanctionner les grèves et les luttes sociales, par de lourdes amendes et par de graves peines d’emprisonnement à l’encontre des protagonistes de ces manifestations de résistance [7].

En octobre 2019, à Prato, près de Florence, des grévistes d’une teinturerie, privés de salaire depuis des mois, et des étudiants solidaires, ont mis en place un blocus routier, pour lequel ils se sont vu infliger des amendes de 1000 à 4000 euros, pour un total de plus de 70’000 euros. En janvier, les syndicats SI Cobas [Syndicat inter-catégories, travailleurs auto-organisés] ont organisé à Prato une manifestation contre ces décrets et leurs terribles conséquences, réunissant de nombreux militants politiques et syndicaux. A cette occasion les SI Cobas ont souligné à quel point cette exacerbation des peines prévues par les décrets Salvini est grave pour les grévistes, les militants syndicaux, les activistes solidaires, etc. [8]. L’abrogation des décrets Salvini est donc une priorité démocratique et sociale qui concerne tous les salariés.

La confrontation autour des retraites

L’affrontement autour des retraites, entre gouvernement et syndicats, devrait conduire à une énième modification du système public de sécurité sociale lors du prochain débat budgétaire. D’autant plus qu’une décision législative est obligatoire, dans la mesure où les derniers changements, à savoir le dernier changement du régime des retraites nommé quota 100 [voir encadré, sur les réformes successives du régime des retraites], introduit en 2018 par le gouvernement jaune-vert [9], et le durcissement précédent nommé réforme Fornero, de décembre 2011, arrivent tous deux à échéance fin 2021[10].

Certaines formations parlementaires sont pour l’abolition de la dernière réforme; d’autres, dont le gouvernement, préfèrent ne pas toucher à ces durcissements tout en flexibilisant quelque peu les conditions de la retraite anticipée, mais uniquement par le biais de l’atténuation des décotes et en conservant les durcissements précédents. Sans entrer dans plus de précisions, signalons que la toile de fond de ces vicissitudes est constituée par l’objectif des forces patronales et des grandes institutions financières: le re-calcul de tout le système sur la base du système contributif [11]. Ce qui permettrait de réduire globalement la facture des retraites de 30%! Et si l’on considère qu’en Italie 7 millions de familles tirent leur revenu principal de la retraite, on mesure mieux la portée de ce changement.

Les contre-propositions, fort peu claires au demeurant, des directions syndicales posent deux problèmes. D’une part, elles voudraient rendre la retraite accessible avant les 67 ans prescrits par la réforme Fornero, tout en faisant appel à des solutions pénalisantes et qui divisent davantage encore les salarié·e·s. D’autre part, elles n’envisagent pas un retour vers le droit à la retraite conquis lors des luttes sociales de 1968-69.

Bien des techniciens et des éditorialistes mettent ici en opposition les divers secteurs de la classe des salarié·e·s, notamment les jeunes et les vieux, posant le problème du chômage des jeunes en termes d’«égoïsme» des retraité·e·s – et non en termes d’orientation et de logique capitalistes – allant jusqu’à proposer un transfert de ressources des retraités vers les jeunes. En d’autres termes ils voudraient déplacer des morceaux de richesses au sein du même compte… celui des salaires et des retraites. Mais à aucun moment ils ne soulèvent la question de puiser les sommes nécessaires à l’amélioration du niveau de vie dans un autre compte, celui des profits et des rentes [12]. La nature de classe qui sous-tend ces propositions et leurs scories libérales-social-démocrates doit être clairement expliquée aux salariés [13].

La question fiscale

Le gouvernement a mis en place une série de consultations qui doivent aboutir à un décret gouvernemental destiné à réformer le système fiscal dans son entier. Le ministre de l’économie, Roberto Gualtieri [du PD] explicite encore peu ses projets, mais ses objectifs sont clairs: simplifier les normes et réduire globalement la charge fiscale, comme le demande une large campagne médiatique sur le thème de «moins d’impôts pour tous» [14].

Dans un premier temps le gouvernement va proposer une mesure populaire, soit la baisse des impôts pour les revenus annuels bruts allant de plus de 8000 à moins de 40’000 euros. En partant du bonus de 80 euros mensuels que le gouvernement de Matteo Renzi [alors du PD] avait introduit en 2014, le gouvernement actuel va introduire une défalcation progressive pour ces mêmes revenus [en dessous de 40’000 euros bruts et jusqu’à 8’000 euros], s’élevant de 20 à 100 euros mensuels. Il augmente ainsi l’assiette des bénéficiaires de la réduction de 2014, touchant ainsi 16.5 millions de contribuables, tout en continuant d’exclure les inaptes au travail, qui touchent moins de 8200 euros par an et qui sont exemptés d’impôts, ainsi que les nombreux retraité·e·s.

Vu les insurmontables problèmes auquel font quotidiennement face les salarié·e·s du pays, toute mesure de ce type ne peut qu’être populaire, bien qu’elle ne représente en rien une inversion de tendance. Il s’agit de l’une des traditionnelles mesures politiques qui, tout en concédant aux travailleurs les plus en difficulté une sorte de palliatif, en lieu et place des augmentations de salaires que les patrons auraient dû leur accorder dans le cadre des négociations salariales, préservent les profits capitalistes en les soulageant de ces augmentations salariales. Sans oublier aussi que tout dégrèvement fiscal de ce type introduit dans un contexte de déficit budgétaire, se reporte sur des coupes budgétaires dans des services publics.

Une opération politique qui sera accompagnée de données truquées et qui laisse prévoir une réforme fiscale à la portée déjà annoncée: la suppression du vocable économique «patrimonial» [fortune, à l’image de l’ISF français] et la réduction des cinq catégories d’imposition actuelles, projet défendu par divers partis dont le M5S.

De cette manière on en arrivera à la suppression des critères constitutionnels de la proportionnalité et de la progressivité de l’impôt, ainsi qu’à de futures coupes drastiques dans les dépenses publiques, en pleine cohérence avec les préceptes fiscaux néolibéraux dominant en Europe comme aux Etats-Unis. L’affrontement sur ce terrain portera sur la distribution de la richesse entre les classes sociales du pays et aura donc une importance capitale.

Les politiques syndicales

L’action des grandes centrales syndicales, CGIL [Confédération générale italienne du travail], CISL [Confédération italienne des syndicats de travailleurs], UIL [Union italienne du travail] – qui ont encore un grand nombre d’inscrits (globalement plus de 12 millions, dont une part fort importante de retraité·e·s), bien qu’il soit en baisse – est caractérisée depuis des années par un rôle passif et subalterne à l’égard des politiques d’austérité des gouvernements, contre lesquels elles n’ont jamais impulsé de mobilisation réelle et efficace.

Face aux choix des gouvernements [du PD] de les exclure du jeu de la concertation, puis face aux difficultés inhérentes au gouvernement jaune-vert (M5S et Lega), le problème principal des appareils bureaucratiques syndicaux s’est résumé dans la tentative d’obtenir une table de négociations avec les gouvernements; autrement dit de défendre leur rôle de partner social dans le cadre de la gestion du système capitaliste. Cela explique pourquoi les trois centrales syndicales, en particulier la CGIL de Maurizio Landini, ont joué un rôle fondamental dans la mise en place du gouvernement actuel.

Par ailleurs, on peut observer un réel rapprochement entre, d’une part, la CISL et l’UIL et, d’autre part, la CGIL, dû à une convergence toujours plus forte de la part de la CGIL en direction de la CISL. Même la FIOM-CGIL [Fédération des employés et ouvriers de la métallurgie], la fédération historiquement la plus combative du syndicat, a accepté ce nouveau cadre. Elle a signé, il y a trois ans, avec la FIM-CISL [Fédération italienne des ouvriers de la métallurgie et des machines] et l’UILM [Union italienne des travailleurs de la métallurgie et des machines], le pire contrat collectif de toute l’histoire du secteur.

Maurizio Landini secrétaire la CGIL et Vincenzo Boccia de la Confindustria

Aujourd’hui le gouvernement garantit aux trois centrales majoritaires le rôle traditionnel qu’elles avaient dans le passé, à mi-chemin entre les institutions politiques et la société, sans remettre en question la place des corps intermédiaires, dont le syndicat est le principal sujet. Les dirigeants syndicaux n’ayant même pas combattu le gouvernement ennemi de Matteo Salvini, il est clair qu’ils vont d’autant moins mobiliser contre un gouvernement ami qui les reconnaît pleinement.

Et, sans surprise, une série de négociations syndicats-gouvernement sont engagées; les salarié·e·es sont en difficultés, mais les bureaucrates syndicaux sont saufs, du moins pour l’heure. Il y aura bien sûr des épisodes de confrontation, voire quelque appel à une grève partielle, éventuellement annulée au dernier moment ou préparée selon des modalités peu efficaces. Et on substitue la vraie lutte syndicale, la grève, par des piquets symboliques, le samedi, sans grève.

Face aux revendications de nombreux activistes syndicaux d’agir «comme on le fait en France depuis décembre», en préparant et construisant des luttes à la hauteur des attaques patronales et politiques, les dirigeants syndicaux ont répondu qu’ils n’ont pas fait ce choix. Ils insistent, avec un «nationalisme» traduisant l’intégration spécifique aux appareils d’Etat, que dans «notre pays» on procède autrement… Ils le disent, en omettant de rappeler que dans notre pays, pendant quelques décennies, les luttes ont été menées autrement.

La stratégie des directions syndicales

Sur quoi se basent les directions des trois confédérations syndicales ?

  • Sur la confirmation et la consolidation de la concertation sociale et des tables de dialogue permanent avec le gouvernement ;
  • Sur la convergence avec la Confindustria, c’est-à-dire avec le second partner social, le patronat – autrefois l’«ennemi de classe» dans le discours du moins – dans le but devenu désormais habituel de définir des objectifs communs à revendiquer face au politique, le gouvernement ;
  • Sur la demande, faite au gouvernement, lors de crises ou de grandes restructurations industrielles avec leur lot de perte d’emplois, d’activer une politique industrielle.

Tout cela sans définir d’objectifs précis et sans construire une conflictualité générale soutenue par une mobilisation. Cette orientation ne permet d’obtenir, au mieux, que quelques amortisseurs sociaux.

Les bureaucraties syndicales ont dit vouloir défendre les postes de travail entreprise par entreprise, sans faire converger les différentes batailles vers des plateformes communes, en faisant l’économie d’un mouvement unitaire qui aurait permis un rapport de force moins défavorable. En fait, lors de la fermeture ou de la délocalisation d’entreprises, deux choses sont demandées: des amortisseurs sociaux (qui tombent au compte-gouttes, vu les nouvelles règles) et la recherche d’un nouveau patron repreneur. Si ce dernier se présente, comme cela est déjà arrivé, il s’empare des technologies et des marques, il promet une relance partielle de la production, il exploite davantage une partie de la main-d’œuvre, puis il se défait de l’entreprise. Pour les salarié·e·s commence alors le calvaire, d’abord du chômage partiel, ensuite de la misérable indemnité chômage de la NASPI [Nouvelle assurance sociale pour l’emploi], ce qui ne peut qu’ouvrir la route à de nouvelles défaites. Et dire que certains s’étonnent que des secteurs entiers de salarié·e·s, toujours plus démoralisés et isolés, finissent par se tourner vers Matteo Salvini et par voter pour la Lega.

La revendication de la diminution du temps de travail, inscrite dans les documents de congrès syndicaux, reste au fond des tiroirs. Les syndicats ont renoncé à quelque campagne de sensibilisation politique que ce soit sur ce thème et, à plus forte raison, à engager une action revendicative. «On» demande au gouvernement une politique industrielle, sans toutefois revendiquer une intervention publique directe destinée à créer des postes de travail, sans non plus exiger la nationalisation de certaines activités industrielles, seule issue pour la sauvegarde des postes de travail. Pire encore, les centrales syndicales diffusent l’idée qu’il faut rendre plus compétitive l’entreprise dans laquelle chacun travaille pour battre la concurrence…

Des tendances défendant un syndicalisme de classe, les syndicats de base SI Cobas mais aussi à l’intérieur de la CGIL, se battent pour une autre orientation syndicale, pour une mobilisation unitaire autour des questions salariales, de la défense des retraites publiques, de l’emploi. Cela impliquerait, entre autres, le rejet du Job Acts [datant de mars 2015: il facilite des licenciements, assouplit les horaires, individualise les salaires, durcit les conditions de chômage, offre des cadeaux fiscaux aux entreprises qui engagent] et de la réforme Fornero [de décembre 2011, contre-réforme du régime des retraites].

Par ailleurs une idée fait son chemin dans une partie de la base syndicale: l’importance de revendiquer l’abrogation des décrets Salvini. Cela pourrait constituer un tournant de la politique syndicale officielle si la mobilisation s’effectuait sur la base des 160 conflits d’entreprise en cours autour de la question de l’emploi, conflits qui ne peuvent trouver d’issue dans le cadre des logiques patronales dans lesquels ils sont confinés.

Dans ce contexte, s’affirme la nécessité de faire converger les luttes pour l’emploi autour de revendications unitaires, en appelant à une assemblée de délégués des salarié·e·s dans le but d’élaborer une plate-forme revendicative et de lutte commune, sur des thèmes tels que le partage du travail sans baisse des salaires et l’intervention publique en faveur de l’emploi. Les entreprises qui licencient, délocalisent et polluent doivent être nationalisées afin d’engager la reconversion de leur production en lien avec la crise environnementale. C’est un thème particulièrement urgent notamment dans les secteurs automobile, énergétique, sidérurgique. C’est un processus complexe, que nous ne pouvons laisser aux mains des privés et de la logique du profit. En effet, ces questions concrètes exigent des choix fondamentaux non seulement pour la vie des travailleurs et travailleuses directement concernés, mais aussi pour toute la société.

L’unité d’action des gauches de classe

Nous sommes nombreux à nous demander s’il y a un espace à «gauche» du PD. Au fond, il s’agit moins d’une appréciation géométrique, car l’espace existe (même vaste), mais de l’état politique d’une gauche de gauche qui est affaiblie, divisée, cumule les erreurs et réunit des militant·e·s relativement nombreux mais fort hésitants.

Les récentes performances électorales de cette «gauche alternative» ont été médiocres: inexistante en Calabre, polarisée par le vote utile en Emilie-Romagne, outre la présence de trois listes concurrentes n’ayant totalisé qu’1% des voix.

La gauche de combat est toutefois présente sur le terrain et prend part à de nombreuses luttes en cours, bien que son existence soit occultée par les médias, obnubilés par la dialectique politique qui oppose la droite réactionnaire nationaliste aux forces libérales européanistes.

Cette gauche à une tâche difficile devant elle: opérer des choix adéquats afin d’aider les travailleurs et les travailleuses à résister et à relancer une nouvelle phase de mobilisations, en passant outre les entraves des appareils bureaucratiques, en œuvrant sans sectarismes dans les mouvements sociaux et en favoriser la radicalisation politique.

Il s’agit de construire une forte opposition à ce gouvernement, de ne pas laisser le monopole de l’opposition à Matteo Salvini (Lega) et à Giorgia Meloni (Fratelli d’italia) [15], de mener la lutte contre ces forces racistes et xénophobes, en créant une jonction entre les batailles démocratiques, antiracistes et antifascistes, d’une part, et sociales et anticapitalistes, écologiques, d’autre part. C’est une tâche ardue, mais indispensable si nous ne voulons pas que l’affrontement politique et social ne se produise qu’entre les factions de la bourgeoisie et si nous voulons qu’émerge une alternative au système économique actuel.

De toute évidence, les composantes de la gauche n’ont ni la force ni la crédibilité pour affronter cette tâche toutes seules [16]. Toutefois, s’il n’existe pas de convergence stratégique de fond qui permettrait d’engager la construction d’un «parti commun», il existe des convergences politiques sur plusieurs objectifs de lutte qui permettent une action unitaire. Si celle-ci prenait forme, elle conférerait à ce courant une plus grande efficacité sociale et une crédibilité politique. Une telle unité d’action systématique ouvrirait la voie à un débat ouvert sur nos divergences stratégiques.

Sinistra italiana [SI] a renoncé à se positionner en alternative au PD et a donné naissance, avec une scission du PD, à Liberi e uguali [LeU], qui est entré dans l’actuel gouvernement avec un rôle purement subalterne. Dernièrement, le secrétaire de SI, Nicola Fratoianni, ex-jeune dirigeant de Rifondazione comunista, a proposé une alliance organique au PD, au sein d’un centre-gauche «renouvelé». C’est là un processus similaire à celui qui a conduit, entre 2005 et 2008, Rifondazione comunista, dirigé par Fausto Bertinotti, avec ses plus de 100’000 inscrits et 8% aux élections nationales, à une crise très profonde dont il ne s’est pas relevé, après avoir conclu une alliance gouvernementale avec le centre-gauche de Romano Prodi [du PD].

De forces politiques ont initié, l’automne dernier, des rencontres bilatérales et collectives. Il en est sorti l’appel à une assemblée nationale, tenue le 7 décembre 2019 à Rome, avec 400 militants, convoquée par le Parti communiste italien [PCI], Sinistra anticapitalista et le Parti communiste des travailleurs [PCL], à laquelle se sont joints Rifondazione comunista [PRC] et Potere al popolo [PaP], ainsi que d’autres organisations mineures.

C’était un premier pas vers un travail commun, vers la mise en place d’une Coordination des forces d’opposition au gouvernement, à laquelle PRC et PaP, fort hésitants, n’ont toutefois pas adhéré. Il s’agit maintenant d’élargir cette Coordination, en tenant compte des exigences de chacun et des participations locales, en intégrant le plus large éventail possible d’expériences politiques et sociales, afin d’acquérir une réelle capacité d’intervention. Tout cela doit être testé dans la conjoncture sociopolitique concrète. (Article reçu le 15 février 2020; traduction de Dario Lopreno, édition par la rédaction A l’Encontre)

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Remarques sur les réformes successives des retraites

Il est impossible de résumer, ici, l’histoire des réformes du régime des retraites en Italie. Voici quelques jalons importants.

• En 1969 est entrée en fonction la grande réforme qui a introduit un système totalement rétributif [nommé aussi primauté des prestations en Suisse]. C’est-à-dire que le montant de la retraite est relié au revenu perçu au cours des dernières années de travail (dans un premier temps il s’agissait des 5 dernières années, puis des 10 dernières). Ce qui permettait de prendre sa retraite avec 35 ans de cotisations et à 60 ans pour les hommes, 58 ans pour les femmes. Avec 40 ans de cotisations on obtenait une retraite s’élevant au 80% du salaire moyen des dernières années de travail.

• A partir de 1995, avec la réforme de Lamberto Dini [président du Conseil des ministres de janvier 1995 à mai 1996, dans le cadre d’une coalition soutenue par le centre-gauche et par une partie de la droite], on passe au système contributif [nommé aussi primauté des cotisations en Suisse], avec une phase de transition complexe: contributif pour celles et ceux qui ont un emploi à partir de 1996, rétributif pour celles et ceux qui avaient déjà versé 18 années de cotisations fin 1995, mixte pour celles et ceux qui ont versé moins de 18 ans de cotisations à cette date.

• Les années suivantes, plusieurs pénalités ont été infligées aux salarié·e·s, autant en termes d’âge permettant de prendre la retraite qu’en termes économiques.

• La réforme Fornero [Loi Fornero, de la ministre du Travail et des affaires sociales Elsa Fornero, membre d’un gouvernement de techniciens et d’unité nationale] vient ajouter une couche: le système contributif est généralisé à tous les salarié·e·s pour toutes les cotisations versées à partir du 1er janvier 2012. Puis l’âge de la retraite est repoussé, pour les femmes et pour les hommes, d’abord à 66 ans ensuite à 67 ans, avec un mécanisme d’augmentation progressif (biennal), lié à l’élévation de l’espérance de vie. Une procédure similaire est introduite pour les retraites anticipées. Des centaines de milliers de salarié·e·s, prêts à prendre leur retraite, se sont retrouvés soudainement face à 4 ou 5 années de travail supplémentaire. La Lega, qui a voté contre la Loi Fornero, tire des bénéfices de son refus.

• Afin de respecter ses engagements, le gouvernement jaune-vert (M5S-Lega) a voté, en 2018, une modification partielle et limitée dans le temps (jusqu’en 2021) de la Loi Fornero. Cela ne remet pas en question ses fondements, mais cela réduit la pénalité, en rendant possible la retraite à partir de 62 ans d’âge et 38 années de cotisations [la modification est nommée quota 100, le 100 provenant de 62+38]. Nombreux sont les salarié·e·s qui profitent de cette opportunité, autant par fatigue de travailler que par crainte d’ultérieurs durcissements. Et lorsque des membres de l’actuel gouvernement de centre-gauche proposent de laisser tomber cette modification… ils font un beau cadeau à la Lega.

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[1] Cf. Italie. Les fruits amers des vicissitudes de la gauche, partie I, § introductif, sur http://alencontre.org/laune/italie-les-fruits-amers-des-vicissitudes-de-la-gauche-i.html#more-61758 [ndt]

[2] Cf. Italie. Les fruits amers des vicissitudes de la gauche, partie I, note 3, sur http://alencontre.org/laune/italie-les-fruits-amers-des-vicissitudes-de-la-gauche-i.html#more-61758 [ndt]

[3] À la fin du printemps, six élections régionales vont avoir lieu, dont deux avec des gouvernements de centre-droite (Ligurie et Vénétie) et quatre de centre-gauche (Campanie, Marches, Pouilles et Toscane).

[4] Cf. Italie. Les fruits amers des vicissitudes de la gauche, partie I, note 5, sur http://alencontre.org/laune/italie-les-fruits-amers-des-vicissitudes-de-la-gauche-i.html#more-61758 [ndt]

[5] Au centre des controverses gouvernementales se trouve la réforme de la justice, plus précisément la nouvelle loi du ministre de la justice Alfonso Bonafede, du M5S. Elle s’inscrit dans le cadre de la vision judiciaire moraliste de ce parti qui envisage toutes les questions sous l’angle honnête et malhonnête et donc sous l’angle de la répression et non de la prévention et de l’action sociale. Le casus belli réside dans les normes sur la prescription, la norme judiciaire qui définit, en fonction de la nature du délit, un délai au terme duquel ce délit ne peut plus être sanctionné. Cela existe dans tous les autres pays. Mais en Italie, du fait de la lenteur des procès et du manque de personnel dans les tribunaux, un grand nombre de prévenus, «réputés», ont pu échapper à la justice en profitant des innombrables ambiguités du code pénal. En 2017, les délais de prescription pour un grand nombre de forfaits ont déjà été allongés. Mais la nouvelle Loi promulguée par le ministre Bonafede abolit toute prescription, instituant une nouvelle situation que ses opposants ont nommée enfermement procédural à vie. Plusieurs partis politiques, ainsi qu’une grande partie de la magistrature et des avocats s’élèvent contre cette disposition qu’ils considèrent comme anticonstitutionnelle. Le gouvernement tente aujourd’hui de trouver une solution médiane.

[6] Cf. Italie. Les fruits amers des vicissitudes de la gauche, partie I, note 2, sur http://alencontre.org/laune/italie-les-fruits-amers-des-vicissitudes-de-la-gauche-i.html#more-61758 [ndt]

[7] Le délit de blocage routier, dépénalisé en 1999, est aujourd’hui réintroduit, avec à la clé des peines disproportionnées, allant de 1 à 6 ans de détention, et de 2 à 12 ans si commis de concert par plusieurs personnes en même temps.

[8] Le SI Cobas est un syndicat de base implanté particulièrement parmi les travailleurs immigrés de la logistique. Il a organisé de dures luttes et blocus des entrées d’entreprise et des aires de transit des poids lours et obtenu des victoires significatives sur le plan des contrats de travail. Dénonçant le climat répressif mis en pratique par les magistratures, notamment par le biais des mesures d’éloignement territorial forcé (foglio di via), des plaintes et des amendes, le SI Cobas affirme que ces décrets ont notamment pour but d’effacer une bonne fois pour toutes le droit de grève; «ce n’est pas un hasard si, parmi les principaux soutiens au décret Salvini figure l’organisation patronale de la logistique (Confetra) » (Cfr. SI Cobas Nazionale, Invito al confronto per un patto d’azione contro la repressione e per il rilancio dell’opposizione di classe, https://scintillarossa.forumcommunity.net/?t=54965213&st=300)

[9] Le gouvernement jaune-vert est une coalition gouvernementale qui liait le M5S et le parti national-souverainiste la Lega, de juin 2018 à septembre 2019 (le jaune et le vert correspondant aux couleurs respectives des deux partis). En septembre 2019, la girouette M5S s’est retournée et a conclu une coalition gouvernementale avec le PD, dit de centre-gauche, inaugurant ainsi le gouvernement jaune-rouge, le rouge venant de la couleur du PD et non de son orientation politique. [ndt]

[10] Voir encadré ci-après. [ndt]

[11] Idem [ndt]

[12] L’establishment a des intérêts divergents sur les retraites. Certains défendent l’élévation de l’âge de la retraite, d’autres, en particulier les petites et moyennes entreprises, ont intérêt à se défaire des collaborateurs les plus âgés, qui ont les salaires les plus élevés, afin d’engager des jeunes aux salaires plus bas. Tandis que des sociétés aux reins plus solides (par exemple Unicredit ou la Poste) résolvent le problème en créant des fonds spéciaux à leur charge afin de mettre des travailleurs en retraite anticipée. Elles concluent des accords avec les syndicats, qui établissent le nombre de cas concernés, les sommes en jeu, etc. Le travailleur correspondant à ces exigences accède à une retraite anticipée pour 5 ans, ce qui lui permet de toucher, durant ces années de pré-retraite, une indemnité lui donnant accès à un revenu équivalent à ce que sera sa pension de retraite normale.

[13] Dans ces dernières années, bien que le niveau des retraites soit très bas, celles-ci ont augmenté en valeur globale, car ce sont les salariés actifs pendant les décennies de boom économique et de conquêtes sociales des années ’70 qui vont à la retraite. Plus précisément, le 36% des retraité·e·s touche mensuellement moins de 1000 euros bruts ; seul le 24.7% se situe au dessus de 2000 euros bruts.

[14] Rappelons ici le poids de la fiscalité indirecte, celle qui pèse le plus sur les classes populaires et qui est très lourde en Italie, tandis que la fiscalité directe, en particulier l’impôt sur le revenu des personnes physiques (l’IRPEF) et l’impôt sur le revenu des entreprises (l’IRES) ont bénéficié, ces dernières années, de sensibles modifications à l’avantage des plus riches et du capital. La réforme fiscale des années 1970 prévoyait jusqu’à 32 catégories de l’IRPEF (de 10% au premier échelon à 72% au dernier). Les catégories ont été ramenées à 5 (de 23% à 43%), tandis que l’IRES est passé d’une moyenne de 37% en 2000, à 27.5% en 2008, sous le gouvernement de Romano Prodi [qui avait le soutien de toute la gauche institutionnelle et des écologistes], et à 24% en 2017 [sous le gouvernement de Paolo Gentiloni, avec 15 ministres du PD sur 18]. Ce qui, au final, a causé bien des trous dans le budget de l’Etat!

[15] Cf. Italie. Les fruits amers des vicissitudes de la gauche, partie I, note n° 6, sur http://alencontre.org/laune/italie-les-fruits-amers-des-vicissitudes-de-la-gauche-i.html#more-61758 [ndt]

[16] Rifondazione comunista (PRC), avec ses dirigeants Maurizio Acerbo et Paolo Ferrero, vice-président de la Gauche européenne, reste la force principale, mais elle est à la fois profondément divisée et très indécise dans ses choix politiques. Potere al popolo (PaP), devenue la seconde force de cette gauche, regroupe un grand nombre de militants jeunes et a acquis une dimension nationale, mais ce mouvement n’est pas parvenu à acquérir le poids numérique auquel il aspirait. Tous deux ont rompu il y a un an et demi et, depuis lors, leurs rapports sont tendus et chacun se construit de manière autocentrée. Le Parti communiste italien (PCI), et son secrétaire Mauro Alboresi, proviennent d’une scission de Rifondazione comunista et se réfère à l’ancien Parti communiste historique et à son dirigeant Enrico Berlinguer. Le Nouveau parti communiste italien (NuovoPCI), de Maurizio Rizzo, est un parti sectaire au stalinisme très marqué, se revendiquant de la Corée du Nord. Le Parti communiste des travailleurs (PCL) est une formation trotskyste plutôt rigide. Sinistra anticapitalista se revendique de la Quatrième internationale (ex-SU) et se présente comme une force anticapitaliste ancrée dans les mouvements sociaux et les lieux de travail. Plusieurs militants de ces deux dernières formations, ainsi que de l’organisation également trotskyste Sinistra classe rivoluzione, sont actifs dans le courant syndical large de la confédération CGIL nommée Il sindacato è un’altra cosa – Opposizione in CGIL, coordonnée par Eliana Como. À côté de tout ça, il y a encore la galaxie des centres sociaux, qui a toujours un poids non négligeable et mobilise encore la majorité des jeunes attirés par la gauche.

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