«Il faut supprimer le dispositif Dublin et Frontex»

Danièle Lochak, professeur émérite de droit public  à l'Université Paris Ouest (Nanterre-La Défense)  et ex-présidente du GISTI (Groupe d'information  et de soutien aux immigrés)
Danièle Lochak, professeur émérite de droit public
à l’Université Paris Ouest (Nanterre-La Défense)
et ex-présidente du GISTI (Groupe d’information
et de soutien aux immigrés)

Entretien avec Danièle Lochak
conduit par Mathieu Blard

Lors des nombreux débats autour des questions migratoires, les politiques affirment tout et son contraire. Certaines formules vous ont-elles particulièrement choquées dernièrement?

Danièle Lochak. Je pense par exemple à ce discours qui consiste à dire qu’il faut mettre fin à l’activité des passeurs et que tout rentrera dans l’ordre. C’est l’affirmation la plus stupide et la plus hypocrite qui soit. D’abord, s’il y a des passeurs, c’est que des personnes ont absolument besoin de recourir à leurs services à cause de la fermeture de toutes les routes légales et sûres pour venir en Europe. Ensuite, les moyens évoqués pour éradiquer leur activité supposent de livrer une véritable guerre, d’utiliser les armes de la guerre. Enfin, à supposer que l’on stoppe leur activité, cela signifie que les gens qui ont recours à ces passeurs ne pourront plus sortir de là où ils sont. Ils seront torturés, tués et enfermés sur place au lieu de mourir en Méditerranée, puisqu’aujourd’hui c’est le choix qui leur est laissé.

Combien de personnes demandent et se voient accorder l’asile en France chaque année? À votre avis, la France est-elle une terre d’asile?

La France n’est pas une terre d’asile. Si on regarde là encore les statistiques du ministère, en 2014, il y a eu environ 45’000 premières demandes, et 13’000 mineurs accompagnants, qui sont des enfants qui suivent le sort de leurs parents, plus 5 400 réexamens. Cela amène à environ 64 000 demandes. L’OFPRA (Office français des réfugiés et du droit d’asile) a rendu un peu plus de 52’000 décisions, et a donné une réponse favorable dans 8’763 cas. Faisons un petit calcul (elle sort sa calculatrice), cela donne, soyons généreux 17 %. De plus, parmi les personnes concernées, il y en a qui n’ont obtenu que la protection subsidiaire, qui n’est pas le statut de réfugié et ne donne droit qu’à une carte d’un an renouvelable au lieu d’une carte de résident. Il y a eu 37’345 recours, et dans 5800 cas, la CNDA (Cour nationale du droit d’asile) a annulé la décision négative de l’OFPRA et attribué l’une ou l’autre des formes de protection (statut de réfugié ou protection subsidiaire. Mais même en ajoutant les deux chiffres, on reste sur un taux de reconnaissance beaucoup plus bas que dans beaucoup d’autres pays. De plus, le nombre de demandeurs est loin d’être parmi les plus importants d’Europe, encore moins si on raisonne non pas en chiffres bruts, mais en rapportant ce nombre à la population du pays.

Les frontières sont-elles plus ouvertes sous François Hollande que sous Nicolas Sarkozy ?

DL : Frontières ouvertes ou fermées, rappelons que c’est une métaphore. Même nous qui plaidons pour la liberté de circulation et des frontières ouvertes, nous ne demandons pas la suppression de ces dernières. En ce qui concerne l’ouverture ou la fermeture des frontières, il faut distinguer ce qui relève de la France et ce qui relève de la politique européenne (à la définition de laquelle la France participe, bien évidemment). Il y a des entraves physiques et juridiques qui sont mises en place par l’Union européenne, FRONTEX en est l’exemple par excellence, et la France en est partie prenante.

Concernant la législation française, les entraves les plus importantes à l’accès au territoire français et à la stabilité du séjour ont été globalement le fait de la droite, mais la gauche, une fois revenue au pouvoir, les a le plus souvent laissées subsister. C’est le cas par exemple du regroupement familial, et plus généralement des restrictions apportées à la délivrance de la carte de résident. En 1984, quand la carte de résident a été créée, tous les gens qui avaient des attaches personnelles ou familiales en France obtenaient de plein droit une carte de résidence de dix ans. Par la suite cette grande avancée a été progressivement grignotée, notamment par la loi Pasqua de 1993, avant d’être supprimée par les lois Sarkozy de 2003 et de 2006. Or le projet actuel de réforme du Ceseda (Code de l’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile) ne prévoit absolument pas de revenir aux principes de la loi de 1984.

BB: Le remplacement du programme de sauvetage Mare Nostrum par un programme de surveillance,Triton, n’est-il pas contraire aux droits de l’homme ?

C’est certain. Du point de vue du droit international, il est vrai qu’aucun état n’est obligé d’accueillir des étrangers sur son territoire, même les demandeurs d’asile. La Déclaration universelle des droits de l’Homme (1946)déclare que «devant la persécution» toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile dans un autre pays, mais sans créer une obligation corrélative pour les états d’accueillir les réfugiés. La convention de Genève se borne à énoncer une obligation de non-refoulement vers le pays de persécution, sans non plus obliger les états signataires à accueillir les réfugiés sur leur territoire. Mais il y a aussi l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme qui interdit la torture et les traitements inhumains ou dégradants et qui inclut ce que l’on appelle dans un langage peu juridique, mais imagé «la protection par ricochet». On viole cet article si l’on renvoie des gens dans des pays où ils seront exposés à subir de tels traitements. Un autre principe fondamental est que toute personne a le droit de quitter un pays y compris le sien; or, sous la pression de l’Union européenne, plusieurs pays pénalisent aujourd’hui l’émigration illégale. Par conséquent, oui : tous ces droits fondamentaux sont aujourd’hui violés.

L’instauration de quotas au niveau européen, refusée au demeurant par Manuel Valls comme par d’autres chefs d’Etat et de gouvernement européens, pourrait représenter une solution?

DL : Une directive européenne de 2001 prévoit l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées. Aujourd’hui, on pourrait l’appliquer. Quand l’afflux massif est constaté par le Conseil, les états membres doivent mettre en œuvre cette protection. Ce que l’on ne dit pas, c’est comment on répartit les personnes à l’intérieur des États membres. Curieusement, personne aujourd’hui n’évoque ce texte.

Ce que propose la Commission européenne: répartir les demandeurs d’asile selon une clé de répartition fondée sur la combinaison de plusieurs critères ressemble fort à un emplâtre sur une jambe de bois. (Elle propose aussi d’accueillir 40’000 Syriens sur deux ans, ce qui est dérisoire par rapport aux centaines de milliers de personnes qui ont dû trouver refuge dans les pays adjacents). Le seul aspect positif, pourrait-on dire, des propositions de la Commission, c’est qu’elle équivaut à reconnaître que le règlement Dublin ne marche pas. Ce règlement de Dublin interdit à un demandeur d’asile qui vient sur le sol européen de décider dans quel pays il va demander l’asile. Il ne peut pas non plus faire plusieurs demandes dans plusieurs pays. Il y a des critères pour déterminer l’État qui sera responsable de la demande, mais le plus souvent le critère appliqué conduit à désigner l’État par lequel le réfugié est entré dans l’espace Schengen – ce qui veut dire, en pratique, le plus souvent l’Italie ou la Grèce.

Mais même si on accepte des entorses au dispositif Dublin, cela ne résout pas la question de fond: outre qu’on n’est pas certain que les intéressés respecteront l’assignation à résider dans tel ou tel pays, cela ne change pas le problème de fond qui est l’impossibilité pour les migrants, et notamment pour ceux qui ont besoin de protection, d’arriver en Europe par les voies légales. Autrement dit, il faut supprimer le dispositif Dublin, mais il faut surtout supprimer Frontex – et bien entendu la législation dont il est l’expression par excellence. (Entretien publié le 10 juin 2015, sur le site Bondyblog hébergé sur Libération)

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Allemagne. «Les réfugiés deviennent des salariés irremplaçables»

«L’Allemagne s’attend à devoir accueillir cette année 800’000 demandeurs d’asile. Pour les communes, qui doivent loger les requérants, cet afflux pose des difficultés souvent insurmontables. En revanche, les entreprises se réjouissent de cet apport inespéré en main-d’œuvre potentielle alors que la population allemande vieillit. La République fédérale est en train de développer un modèle d’intégration des migrants inédit en Europe. Plus de la moitié ont moins de 25 ans, alors qu’un quart des Allemands sont dans cette tranche d’âge.

workeerdeDepuis des années, les chambres de commerce et d’industrie tirent la sonnette d’alarme: «Dans les 130 métiers de l’artisanat qui nécessitent un apprentissage, on a un grave déficit en termes de relève, souligne le porte-parole de la Fédération des artisans allemands ZDH, Alexander Legowski. Depuis longtemps, nous tentons activement de recruter des migrants. Malgré de nombreux obstacles administratifs.»

En cette période de rentrée scolaire, 80 000 postes d’apprentis sont restés non pourvus en Allemagne. «De nombreux requérants – surtout les Syriens ou les Irakiens – viennent en République fédérale avec une bonne qualification dans des domaines recherchés sur le marché du travail, constate la Fédération des employeurs allemands BDA, dans un document. Les personnes sans papiers mais non expulsables (n’ayant pas obtenu l’asile politique, mais qu’on ne peut renvoyer dans un pays en guerre, ndlr) devraient obtenir immédiatement un permis de travail. De plus, les requérants doivent pouvoir participer le plus tôt possible à des cours de langue et recevoir l’assurance qu’ils ne seront pas expulsés tant qu’ils sont en cours de formation.»

Sous la pression du patronat, le gouvernement a déjà assoupli les conditions d’accès au marché du travail. Depuis novembre 2014, les requérants sont autorisés à travailler ou à entamer une formation professionnelle dès trois mois après leur arrivée dans le pays, au lieu de neuf mois auparavant. En Europe, seule la Suède ouvre les portes de ses entreprises dès l’arrivée des migrants. Autre requête du patronat allemand: les entreprises ne seront plus obligées dès novembre prochain de soumettre leur projet d’embauche d’un requérant à l’Agence pour l’emploi, qui devait jusqu’alors vérifier qu’aucun candidat allemand ou membre de l’UE ne pouvait prétendre à l’emploi.

Wido Geis, Senior Economist
Wido Geis, Senior Economist

Mais, malgré cet assouplissement, les obstacles sont encore nombreux pour les migrants qui veulent travailler. Les crédits manquent pour les cours de langue. Et surtout la loi – qui ne leur permet pas d’accéder au marché du travail temporaire – n’offre toujours aucune garantie que le jeune en cours de formation ne sera pas expulsé à l’issue de l’examen de son dossier de requérant. «Tant que le processus d’évaluation n’est pas achevé, le patron reste dans l’incertitude de savoir si son employé pourra mener sa formation jusqu’au bout, remarque Wido Geis, de l’institut en recherche économique de Cologne (Institut der deutschen Wirtschaft Köln). Cette incertitude n’est pas gérable pour une entreprise.» D’où la pression exercée par le patronat, qui réclame la règle dite du «3+2»: l’assurance qu’un demandeur d’asile en formation pourra rester en Allemagne les trois années de sa formation puis deux années qui permettront à son patron de rentabiliser l’investissement engagé.

Daimler fait partie de ces entreprises favorables au «3+2». Le constructeur automobile a recruté plusieurs réfugiés en tant que stagiaires ou apprentis dans quatre de ses usines. «Des cas isolés pour l’instant, à cause de l’incertitude juridique», précise le service de presse du groupe. «Nous ne sommes pas encore satisfaits avec les modifications apportées à la loi», insiste Alexander Legowski pour qui les politiciens sont «trop frileux».

Le boulanger Martin Dries est un des pionniers du recrutement de requérants d’asile. 250 salariés sont employés dans cette entreprise familiale de la région viticole de Rheingau, près de Rüdesheim. Les premiers migrants, embauchés dans les années 90, viennent du Kosovo, de Croatie ou d’Ethiopie. Les derniers embauchés viennent d’Afghanistan, de Syrie ou de Turquie. Ils travaillent au fournil, dans la livraison ou la distribution. «Sans tous ces migrants, bien des entreprises mettraient la clé sous la porte, estime le patron. Une grande partie de ceux que j’ai recrutés voici vingt-cinq ans sont toujours là. Les réfugiés deviennent un jour des salariés irremplaçables!»

Plusieurs initiatives d’aide aux réfugiés s’impliquent pour faciliter leur accès au marché du travail. Fin juillet naissait ainsi www.workeer.de. Ce portail lancé par deux étudiants en fin de formation met en contact employeurs et demandeurs d’asile. Des centaines d’offres sont recensées sur le site, de l’assistant dentiste au monteur, en passant par l’employée d’hôtellerie ou le fleuriste. Jamil Badra, 32 ans, Abkhaze originaire de Damas, cherche un emploi dans l’orfèvrerie ou la vente de voitures. Ayham Al Kafri, 26 ans, ingénieur originaire de Damas parlant couramment l’anglais cherche un stage ou un emploi d’ingénieur en bâtiment… «Nous nous sommes demandé ce que nous pourrions faire pour aider les réfugiés, et avons eu cette idée de bourse pour l’emploi, explique David Jacob, 24 ans et cofondateur de Workeer.de. Un des grands problèmes des réfugiés est qu’ils restent des journées entières à ne rien faire.» Alors que le pays souffre d’un manque grandissant en main-d’œuvre qualifiée.» (Article de Nathalie Versieux, publié dans Le Temps en date du 3 septembre 2015)

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