Sexe et genre. De quoi parle-t-on?

genrePar Roland Pfefferkorn [1]

Pourquoi une campagne dénonçant une supposée «théorie du genre» s’est-elle développée via sms et Internet à l’instigation de réseaux liés pour les uns à des groupes d’extrême-droite, pour les autres à des courants religieux, chrétiens ou musulmans? Quels sont les enjeux de la différenciation entre sexe et genre?

L’expression polémique «théorie du genre» n’a jamais été utilisée par les sociologues ou les chercheures d’autres disciplines pour la bonne et simple raison qu’il n’existe pas une telle théorie unifiée. Le genre est d’abord une catégorie ou un concept qui permet de penser la mise en forme sociale d’un donné naturel, le sexe biologique. C’est aussi un champ d’études, l’ensemble des études portant sur les rapports entre les hommes et les femmes, qui a été caricaturé par ceux qui ont lancé les rumeurs récentes et qui œuvrent à la disqualification de telles recherches. Ce n’est ni une doctrine ni une idéologie, c’est un champ de travail qui interroge les représentations sociales liées aux différences de sexe.

Cette campagne de dénonciation s’en prend avant tout à l’égalité, plus particulièrement à l’égalité entre hommes et femmes, mais aussi aux droits des minorités sexuelles[2]. L’objectif de ses promoteurs est de délégitimer des connaissances scientifiques, notamment celles produites par les sciences sociales, voire de remettre en cause les finalités de l’école, lieu par excellence, dans l’idéal, où les enseignants promeuvent l’égalité et le respect mutuel, où les enfants apprennent à respecter les différences (culturelle, sexuelle, religieuse) et à réfléchir sur les stéréotypes associés aux sexes biologiques.

L’expression polémique a été forgée par le Vatican il y a 10 ans et elle est relayée par les évêchés de France et de Navarre. Le cardinal Ratzinger, le futur pape Benoît XVI, alors à la tête de la Congrégation pour la doctrine de la foi[3], a adressé en août 2004 une Lettre aux 4000 évêques de la planète dans laquelle il critique vivement les approches distinguant sexe et genre [4]. Son épître s’attaque plus particulièrement aux féministes ayant «des visées égalitaires» à qui elle reproche «l’occultation de la différence ou de la dualité des sexes». «Une telle anthropologie qui entend favoriser des visées égalitaires pour la femme en la libérant de tout déterminisme biologique, a inspiré en réalité des idéologies qui promeuvent la mise en cause de la famille, de sa nature bi-parentale, c’est-à-dire composée d’un père et d’une mère, ainsi que la mise sur le même plan de l’homosexualité et de l’hétérosexualité, soit un modèle nouveau de sexualité polymorphe» [5], écrit notamment le cardinal Ratzinger dans son message.

Plus largement, ce sont toutes les formes d’émancipation, individuelle et collective, en premier lieu celle des femmes, qui sont attaquées par cette campagne rétrograde. Au regard de la loi, en France comme dans nombre d’autres pays, les femmes sont à présent censées être les égales des hommes ce qui était loin d’être le cas pendant très longtemps. Le droit de vote n’a été obtenu qu’en 1944 [en Suisse, en 1971], quelques décennies après les campagnes menées par les féministes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle alors qualifiées de «suffragettes».

Au cours des années 1970-1976 la seconde vague du mouvement des femmes a rendu possibles des avancées quant au droit des femmes à disposer de leur propre corps : elle a notamment permis de rendre effectif le droit à la contraception voté en France en 1967 et d’arracher la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse votée une première fois en 1975, sous conditions et à titre provisoire pour cinq ans, définitivement fin 1979. Mais des remises en cause sont toujours à craindre, y contribuent notamment le harcèlement permanent mis en œuvre par les anti-IVG en France comme partout dans le monde ou les attaques contre le droit à l’avortement qui ont abouti à des reculs importants dans plusieurs pays, y compris récemment en Espagne.

Le mouvement des femmes a de même contribué à la modification des régimes matrimoniaux et parentaux. La scolarisation massive des filles, le développement de l’activité professionnelle des femmes et la maîtrise de la fécondité ont participé structurellement à la transformation des rapports entre les femmes et les hommes au cours des dernières décennies. Cependant, des inégalités persistent dans de très nombreux domaines, dans la sphère privée comme dans l’espace public  ou l’activité professionnelle [6].

Parallèlement à ces avancées, les chercheuses féministes ont contribué au développement des connaissances critiques portant sur les rapports entre les femmes et les hommes. Il faut insister sur la diversité, la richesse, mais aussi certaines limites des analyses produites dans les sciences sociales. Pour l’essentiel c’est le mouvement des femmes des années 1969/1976 qui a été à l’origine de ces recherches. Bien sûr des réflexions et analyses plus anciennes ont aussi alimenté cette pensée critique féministe, par exemple le livre de Simone de Beauvoir Le deuxième sexe paru au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ou celui, plus ancien encore, de Friedrich Engels [7] qui avait montré que l’asservissement des femmes n’est pas une donnée «naturelle», mais bien le produit de rapports historiques et sociaux.

Editions Page deux, 2012
Editions Page deux, 2012

Le corpus des catégories de pensée qui s’est constitué au cours des années 1970-1990 est très riche. Dans une première phase furent dégagés, entre autres, les concepts de patriarcat, de mode de production domestique et de division sexuelle du travail, sans compter ceux de sexe social, sexage, classe de sexe. Par la suite, les concepts de genre et de rapports sociaux de sexe ont marqué le paysage. Mais cette sociologie critique n’a pas bénéficié des feux médiatiques en comparaison avec le féminisme essentialiste qui avait largement été relayé dans la presse magazine et encensé par le Vatican. La diversité des catégories tient au caractère multidimensionnel de l’oppression qui renvoie à la fois à l’exploitation, à la domination, à la discrimination et à la stigmatisation des femmes.

Les chercheuses féministes sont parties de l’idée que les hommes et les femmes sont des catégories qui procèdent d’une mise en forme sociale d’un donné naturel, ce qui explique largement les variations rencontrées dans le temps et dans l’espace. Les travaux antérieurs privilégiaient des approches en termes de «condition féminine», expression renvoyant à un état prédéterminé, ou de «rôles de sexe» attendus ou prescrits, notamment en ce qui concerne les «rôles conjugaux» [8]. La sociologie de la famille était fortement imprégnée de conceptions normatives : la famille nucléaire standard reposait sur la complémentarité d’un rôle instrumental dévolu en son sein à l’homme et d’un rôle expressif revenant à la femme. Le premier était censé assurer le lien avec la société globale et à pourvoir par son activité professionnelle à l’entretien des membres de la famille. La seconde était chargée d’assurer par son travail domestique et sa présence permanente le fonctionnement quotidien de la famille et la socialisation des enfants. Les a priori naturalistes sur lesquels repose cette vision seront identifiés de même que les rapports de pouvoir qui sous-tendent cette soi-disant «complémentarité des rôles».

En France, le concept de rapports sociaux de sexe a été élaboré en connexion forte avec celui de division sexuelle du travail. Celle-ci renvoie d’abord au constat de l’assignation des hommes et des femmes à des tâches différentes, tant dans la sphère professionnelle que dans la sphère domestique. Le concept de rapports sociaux de sexe vise à articuler rapports de sexe et rapports de classe et à souligner la dimension antagonique des rapports entre la classe des hommes et celle des femmes, sans oublier la centralité du travail. Celui-ci est le levier de la domination qui s’exerce sur elles dans le cadre des rapports sociaux de sexe, mais aussi, et en même temps, celui de leur émancipation [9].

Quand le terme genre [gender] a fait son apparition en 1972 dans le contexte féministe anglo-saxon il renvoie d’abord au sexe social par opposition au sexe biologique, mais très vite le genre est pensé comme un système puis comme un rapport social. C’est pourquoi il doit toujours être au singulier. Au pluriel le concept est vidé de sa dimension critique et fonctionne simplement comme un vague synonyme pseudo-savant de sexe.

C’est surtout dans le sens de rapport de pouvoir ou de rapport social que le concept de genre s’est imposé dans les sciences sociales. La polysémie du concept explique à la fois son succès et ses limites. Par exemple dans certains usages, quand la dimension relationnelle est oubliée, voire niée, le genre en arrive à gommer la dimension inégalitaire et conflictuelle des rapports entre les hommes et les femmes. Et quand l’approche genrée est menée sans prendre en compte les autres rapports sociaux, notamment les classes sociales d’appartenance des hommes et des femmes, cette approche peut contribuer à l’occultation des classes. L’oubli ou le recouvrement des classes peuvent ainsi succéder à la dénégation antérieure des sexes sociaux.

Le genre est donc d’abord un concept qui repose sur tout un corpus de recherches et c’est aussi un champ d’études, les études de genre, à l’intérieur duquel cohabitent des approches et des positions très diverses qui visent à penser l’oppression des femmes et à proposer des moyens d’y mettre un terme. C’est précisément cela qui inquiète tant ceux qui ont lancé cette campagne de dénonciation et de désinformation.


[1] Roland Pfefferkorn est professeur de sociologie à l’université de Strasbourg, il est l’auteur de nombreux livres, notamment Hommes-femmes. Quelle égalité ? (Editions de l’Atelier, 2002, avec Alain Bihr), Inégalités et rapports sociaux. Rapports de classe, rapports de sexe (La Dispute, 2007). Il a coordonné deux numéros de la revue Les cahiers du genre. Il a publié récemment dans une collection de poche un petit livre pédagogique : Genre et rapports sociaux de sexe (Lausanne, Editions Page 2, 2012 ; réédité au Québec, M éditions, 2013).

[2] On pourra trouver ici une des réactions collectives face à cette campagne, la pétition «le genre, la recherche, l’éducation: la bonne rencontre»: http://www.petitionpublique.fr/?pi=P2014N45876

[3] Elle a succédé à la Sacrée congrégation de l’inquisition romaine et universelle.

[4] Lettre aux Évêques de l’Église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde. En ligne sur le site du Vatican : http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/documents/rc_con_cfaith_doc_20040731_collaboration_fr.html

[5] Lettre citée par Le Monde, 7 août 2004.

[6] Pour un bilan synthétique voir : Alain Bihr, Roland Pfefferkorn, Hommes-Femmes, quelle égalité ?, Paris, Éditions de l’Atelier, 2002.

[7] L’origine de la famille, de la propriété et de l’Etat [1884], Le temps des cerises, 2012, avec une introduction critique de Christophe Darmangeat.

[8] En Suisse, Le Matin Dimanche du 9 février 2014 donnait la parole à une libérale-conservatrice, protestante, bien connue, Suzette Sandoz, qui résumait au premier degré la complémentarité dite naturelle et vitale de l’homme et de la femme: «Pour des raisons liées à la nature, l’homme est certainement plus belliqueux que la femme. Tandis que la femme, de par son instinct  maternel, a une capacité d’adaptation, elle recherche la survie. C’est le mariage de ces deux forces qui fait progresser la vie.» (Réd. A l’Encontre)

[9] C’est cette question que nous avons traitée dans un précédent livre que nous avons publié avec Philippe Cardon et Danielle Kergoat : Chemins de l’émancipation et rapports sociaux de sexe (La Dispute, 2009).

1 Commentaire

  1. Excellent article. Bravo Roland pour avoir très bien résumé l’histoire et les débats autour de ce concept, mettant en évidence la désinformation intentionnelle autour de cette question et la caricaturisation politique intentionnelle des études faites sur ce problème. Merci de cet éclairage.

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