Procès France Télécom: «Ces suicides ont eu valeur d’alerte»

Par Pascale Robert-Diard

Au quatrième jour d’une audience prévue pour durer deux mois et demi, les débats du procès France Télécom ont pris, vendredi 10 mai, une allure de colloque. Ces moments-là laissent un sentiment ambivalent. On peut les voir comme un dévoiement du procès pénal, qui s’éloignerait ainsi de la seule mission qui lui incombe : examiner des faits et déterminer s’ils constituent, ou non, le ou les délits reprochés aux prévenus. On peut aussi considérer l’enceinte judiciaire comme le cœur battant de la société et le réceptacle des grands débats qui l’animent. Par la place de monument national que l’entreprise France Télécom a longtemps occupée, par l’ampleur et les conséquences tragiques de la mue qu’elle a opérée, par l’écho profond que cette crise a rencontré et rencontre encore aujourd’hui dans le pays, ce procès valait bien quelques heures d’échappée hors du champ pénal.

Elles ont été offertes par trois témoins cités à l’initiative des parties civiles, les sociologues Michel Gollac et Christian Baudelot et le psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours. Tous ont en commun d’avoir consacré une large partie de leurs travaux au monde du travail et particulièrement à la question de la souffrance au travail.

L’appellation controversée de « vague de suicides » chez France Télécom a été soumise au premier, qui a longtemps dirigé le laboratoire de sociologie quantitative du Centre de recherche en économie et statistique. Plusieurs voix se sont en effet élevées pour contester cette interprétation en rappelant que le nombre de suicides observés parmi les agents de France Télécom entre 2007 et 2010 est inférieur ou égal à la moyenne nationale des cas d’autolyse, et qu’il est surtout statistiquement moins important que ceux relevés au début des années 2000.

Ces comparaisons ont notamment été mises en avant par le sociologue Gérald Bronner qui, dans son essai La Démocratie des crédules (PUF, 2013), dont chaque avocat de la défense exhibe un exemplaire à l’audience, dénonce les approximations statistiques de la presse ayant nourri la thèse d’un « management meurtrier » chez France Télécom.

S’il n’a pas repris à son compte l’expression de « crise » ou de « vague » des suicides, Michel Gollac a relevé qu’au moment de la mutation à marche forcée de France Télécom, « toutes les conditions étaient réunies pour qu’ils se produisent : l’attachement et l’identification des agents à une entreprise qui avait permis leur promotion sociale, un conflit de valeur, un défaut de reconnaissance ». 

La responsabilité de l’évaluation individualisée des performances

Plus que la hausse des suicides, c’est surtout leur baisse à partir de 2010 qu’il faut retenir, souligne-t-il : « Elle ne s’explique que par des éléments extérieurs, à savoir le changement de la politique de l’entreprise. Ces suicides ont eu, entre autres motivations, une valeur d’alerte. Et le fait est que ces appels ont été entendus et qu’ils ont entraîné un changement. » Les morts de France Télécom relèvent donc bien, selon lui, de la catégorie des « suicides au travail ».

Pour le psychiatre Christophe Dejours, ceux-ci sont « un indicateur de la destruction du monde social. Les gestionnaires ont introduit des méthodes qui ont totalement changé les conditions de travail. La plus dangereuse a été celle de l’évaluation individualisée des performances. Elle a dégénéré en chacun pour soi où tous les coups sont permis, et elle a produit une déstructuration des collectifs. La peur et la solitude se sont installées au travail ».

S’appuyant sur les cas qu’il a étudiés au sein de plusieurs entreprises, le psychiatre observe que « ce ne sont pas les paresseux, les tire-au-flanc qui se suicident, mais les plus impliqués. En cas de mise au placard, leur ardeur au travail peut se retourner en une véritable menace pour leur état psychique ». Christophe Dejours distingue plusieurs formes de suicide au travail, parmi lesquelles celle liée à une « souffrance éthique » : « La souffrance commence quand j’apporte mon concours à des actes que je désapprouve moralement. »

Parmi les agents de France Télécom qui ont mis fin à leurs jours, rappelle-t-il, plusieurs vivaient mal leur affectation dans des agences commerciales ou sur des plates-formes téléphoniques, où ces fonctionnaires avaient le sentiment de devoir faire de la vente forcée, une pratique en rupture avec leur culture du service public.

« Un suicide est toujours adressé », a confirmé le sociologue Christian Baudelot. Quand il se produit sur le lieu même du travail, il traduit une « volonté évidente de la part de la victime d’indiquer le lien fort entre le suicide et l’endroit où il a été commis ». Même si le travail « n’est jamais la cause unique et principale d’un suicide, il est “en cause”. C’est une sorte de suicide vindicatif, vengeur ».

« Ce n’est pas la publicité qui conduit au suicide »

Si l’entreprise ne répond pas à cette « adresse » et manifeste une forme de déni en refusant de voir dans ce geste autre chose que l’expression d’une souffrance personnelle, elle aggrave le malaise social, estiment le psychiatre et le sociologue. « Elle indique par là la volonté de ne rien changer et fait tomber une chape de plomb sur ceux qui restent », dit Christophe Dejours. A cet égard, les cellules d’écoute mises en place par la direction des ressources humaines de France Télécom après la vague de suicides lui apparaissent « comme un cautère sur une jambe de bois. Elles soignent la douleur, elles n’enlèvent pas le mal ».

« Dans le bâtiment, lorsqu’il y a un accident mortel, on arrête le chantier. Pourquoi ne le fait-on pas dans une entreprise après un suicide ?, s’est interrogé le psychiatre Christophe Dejours. Un seul suicide mérite que l’on s’attaque à l’amélioration des conditions de travail. »

En réponse à l’argument évoqué par l’ex-PDG Didier Lombard sur la part de l’amplification médiatique dans les suicides chez France Télécom, Christian Baudelot a déclaré : « Ce n’est pas la publicité qui conduit au suicide. » Ceux qui passent à l’acte le font « parce qu’ils éprouvent eux-mêmes les mêmes souffrances qui leur font préférer la mort à la vie. On n’imite pas le suicide d’un autre, mais son exemple peut inciter à donner le même signe à sa mort ». En cela, a conclu le sociologue, « leurs auteurs ont tout de même réussi à transmettre un message. Leur suicide n’a pas été vain ». (Article publié dans le quotidien Le Monde, en date du dimanche 12-lundi 13 mai 2019, p. 9)

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