Irak-France et l’Etat islamique. Un terrorisme présenté comme génétiquement programmé permet «de faire l’impasse sur la politique»

6714862-10263276Entretien avec Peter Harling
conduit par Armin Arefi

L’effroyable assassinat de l’otage français Hervé Goudel – guide de montage enlevé le dimanche 21 septembre 2014 en Kabylie par Jund al-Khilafa, groupe qui a fait allégeance à l’Etat islamique (EI) et décapité selon ses méthodes – a rendu présente cette organisation utilisant la terreur sur la scène politique et médiatique de France, au moment où l’aviation française intervient contre Daech (l’EI) en Irak. Mais qui est ce groupe ultra-radical: l’EI? Qui a contribué à son essor? Pourquoi continue-t-il à faire des émules dans le monde et comment en venir à bout? Peter Harling, directeur du Projet Egypte-Syrie-Liban du programme Moyen-Orient de l’International Crisis Group, chercheur qui a vécu et travaillé pendant sept ans en Irak, a confié au site de l’hebdomadaire français Le Point ses vérités sur la guerre contre l’organisation Etat islamique. En septembre 2014, Peter Harling publiait un article commençant en première dans Le Monde diplomatique, article intitulé: «De l’Egypte à l’Irak, le chaos s’installe là où les Etats se retirent. L’Etat islamique, un monstre providentiel ». (Rédaction A l’Encontre)

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La détermination de François Hollande à frapper l’organisation Etat islamique en Irak est-elle, selon vous, la bonne stratégie?

Peter Harling: La question n’est pas le niveau de détermination de François Hollande, mais la nature de cet adversaire et la pertinence des moyens utilisés pour l’affronter. Annoncer qu’on vengera en Irak ou ailleurs un meurtre qui s’est joué en Algérie ressort de la politique spectacle, des relations publiques, et non d’une quelconque stratégie.

Ce groupe a tout de même appelé à tuer les «méchants et sales Français».

En Occident, Daesh [acronyme arabe pour l’Etat islamique, avec une connotation linguistique discréditante selon certains arabisants] réveille tout un imaginaire du terroriste génétiquement programmé pour incarner et commettre le mal. Cela permet de faire l’impasse sur la politique: c’est comme s’il existait un certain type d’individu qu’il fallait détruire pour régler le problème, d’où des solutions militaires prédominantes. Mais, justement, Daesh attire des gens dont on ne peut pas faire une typologie rigide, et surtout voit sa capacité de mobilisation s’accroître à la faveur des frappes occidentales. Daesh est le réceptacle de toutes sortes d’imaginaires.

Qu’entendez-vous par là?

Certains Européens désorientés, tentés par l’hyper-violence, trouvent dans la mise en scène des crimes du mouvement une sorte d’idéal radical et viril. En Syrie ou en Irak, Daesh peut être perçu comme un simple allié nécessaire face à des agressions nombreuses, venant d’un gouvernement sectaire, vu comme une sorte de force d’occupation à la solde de l’Iran, par exemple. Daesh exprime aussi des frustrations aussi diverses que profondes avec l’ordre existant, à un moment où il n’existe pas d’alternative puisque les élites séculières sont laminées, les courants islamistes «mainstream» ont échoué et des structures étatiques fragiles sont dépecées dans une logique du «chacun pour soi».

Comment les populations sunnites voient-elles cette organisation? Un groupe terroriste ou un libérateur du joug chiite?

Les deux! Le monde arabe sunnite connaît une sorte de crise existentielle. La région a pour l’instant raté, pour ainsi dire, sa sortie de l’ère de régression qui l’avait caractérisée sous la domination de l’Empire ottoman, qui a cédé le pas au colonialisme, à des ingérences occidentales tous azimuts et la création traumatisante d’Israël. Les grands mouvements émancipateurs [nationalisme anti-colonial à coloration socialisante, conjointement à la politique de Partis dits communiste de la région. Réd. A l’Encontre], qui ont d’abord été d’immenses sources d’inspiration, ont vite dégénéré en coteries autocratiques et cleptomanes. Leurs alternatives islamistes, articulant diverses visions d’avenir séductrices mais utopistes, ont échoué lamentablement dès qu’il s’agissait de les mettre en œuvre en pratique.

Le Printemps arabe, ce moment fulgurant, splendide, qui devait offrir à la région sa rédemption, sa nouvelle chance, a lui aussi viré au désastre. Il faut imaginer les sentiments de confusion, d’échec, d’amertume, d’injustice et d’humiliation qui en découlent. Ajoutez-y la violence inimaginable pratiquée par le régime syrien, sans aucune réaction sérieuse en Occident. Ajoutez-y l’ampleur de la crise humanitaire qui s’est ensuivie. Ajoutez-y le spectacle navrant des courants réactionnaires en Egypte, dans le Golfe et ailleurs. Ajoutez-y enfin les provocations constantes qui viennent du monde chiite [sous la houlette de l’Iran, entre autres], qui, lui, est dans une phase ascendante générant une forme d’hubris. Au total, très peu de gens aiment Daesh, mais il n’y a que lui.

Peter Harling
Peter Harling

Comment l’organisation a-t-elle réussi à s’emparer de tels pans de territoires?

Daesh se glisse dans un vide. Il s’est imposé dans le nord-est de la Syrie principalement parce que le régime syrien s’était retiré de cette zone largement désertique. Il a pu prendre le contrôle de Mossoul, en Irak, parce que les autorités centrales n’y étaient présentes qu’à travers des élites locales vendues à Bagdad et un appareil de sécurité pléthorique mais sectaire, cynique et incompétent. De la même manière, Daesh a récemment pénétré au Nord-Liban, dans une frange particulièrement négligée du pays.

En revanche, Daesh ne consacre pas ses ressources – limitées – à des tentatives d’expansion vouées à l’échec, c’est-à-dire dans des zones où le mouvement peut s’attendre à une vraie résistance. Voilà pourquoi il a toujours été absurde de penser que l’organisation allait marcher sur Bagdad, bien défendue par des milices chiites, ou prendre d’assaut Erbil [capitale de la région autonome du Kurdistan, au nord de l’Irak], fief des factions kurdes. De la même façon, elle ne s’attaque pas non plus sérieusement au régime syrien. Au contraire, il impose son hégémonie dans les zones qu’il domine, éradiquant tout compétiteur potentiel en milieu arabe sunnite.

Qui est coupable, selon vous, de la montée en puissance de cette organisation ?

Tout le monde y a participé: les Iraniens, en soutenant les régimes syrien et irakien dans des politiques qui visaient expressément à la radicalisation des sunnites, de façon à discréditer et combattre toute opposition au nom d’une prétendue «guerre contre le terrorisme», puis en encourageant un djihad chiite qui ne pouvait que renforcer son pendant sunnite. L’Occident, en encourageant un soulèvement syrien auquel on a fait miroiter notre solidarité et notre soutien, mais qu’on a essentiellement laissé livré à lui-même face à des formes et des niveaux de violence extrêmes. La Turquie, qui jusqu’à récemment a ouvert ses frontières en grand à quiconque prétendait aller combattre Bachar el-Assad. Les monarchies du Golfe, qui ont financé l’opposition syrienne de façon velléitaire et désordonnée, ce qui a profité – indirectement pour l’essentiel – aux djihadistes.

Est-ce le massacre des minorités chrétienne et yazidie en Irak qui a réellement motivé l’intervention américaine ?

Daesh massacre à tour de bras. Mais ses combattants ont également procédé à des exécutions de masse au sein de tribus arabes sunnites, et personne n’a pipé mot. Ils ont aussi décapité bien des combattants alaouites [1]. Sans compter que d’autres horreurs sont perpétrées par des acteurs qui n’en paient pas le prix: le régime syrien a causé la mort par malnutrition de très nombreux civils, enfants compris, dans des quartiers encerclés à cette fin. Du reste, je ne vois pas très bien comment des frappes aériennes contre Daesh, découplées de toute mesure concernant les autres souffrances, terribles, que connaît la région par ailleurs, vont assurer l’avenir des chrétiens ou des Yazidis.

Comment, alors, venir à bout de l’organisation Etat islamique ?

La première chose à faire serait de rompre avec la temporalité médiatique. On frappe subitement, de toute urgence, une menace que l’on a vue croître pendant deux ans, dans une indifférence totale. Le vrai tournant qui a précipité l’intervention, c’est l’attention de nos médias, autour de thématiques percutantes : le martyre des chrétiens d’Orient, la barbarie suprême mise en scène dans des décapitations d’Occidentaux et la «guerre contre le terrorisme». C’est cela qui a déclenché une riposte militaire qui, à mon sens, relève d’une «ritualisation» du conflit: tout comme Daesh se donne en spectacle, avec un talent redoutable et pervers de publicitaire, nous nous mettons en scène dans une sorte de lutte eschatologique contre le mal.

Or, Daesh est un adversaire tout à la fois limité en taille, profondément ancré dans la psyché régionale et interconnecté avec des enjeux très sérieux liés aux conflits de la région. Il va falloir du temps, du doigté, des moyens considérables et une vraie réflexion stratégique pour affronter cette organisation. Pourquoi se précipiter et multiplier les erreurs, qui seront autant de facteurs aggravants? Pour ne prendre qu’un exemple: au moment où l’on vole au secours des chrétiens d’Irak, soi-disant à grand renfort d’armes très coûteuses, l’ONU annonce qu’elle va réduire son aide alimentaire aux réfugiés syriens. Comment cette population brimée, dépossédée de tout va-t-elle comprendre cette décision? [Voir de même, à de sujet, les articles publiés sur ce site en date du 3, 4, 11 ,15, 21, 22 et 26 septembre. Rédaction A l’Encontre]

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[1] Le «clan» autour du régime Assad, depuis 1970, qui représente quelque 10% de la population, s’affirme alaouite; c’est-à-dire, depuis quelques décennies une configuration politico-religeuse complexe. Les alaouites renvoient à une secte hétérodoxe du chiisme, avec une doctrine religieuse élaborée au IXe siècle en Irak par un disciple dissident du dixième imam Ali Al Hadi. Durant très longtemps, ce courant a été très méprisé, au moins jusqu’au début des années 1940. Le régime Assad a tissé des liens, pour des raisons plus politiques que religieuses, avec l’Iran post-1979, et cela dans un intérêt mutuel. Dès lors, les alaouites sont considérés comme des chiites, malgré des différences, au plan historico-religieux, importantes. (Rédaction A l’Encontre)

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