France. L’hôstérité: «La gestion des lits en flux tendus» et la «mobilisation de tout le personnel»

Par Sylvie Ducatteau

Les personnels dénoncent la dégradation des conditions de travail dans le grand établissement parisien Georges-Pompidou devenu un «hôpital-usine». Une marche forcée à la rentabilité du secteur à l’origine de la mobilisation nationale de ce 7 mars 2017 (voir entretien et tract sur le site A l’Encontre en date du 6 mars 2017).

Malgré des débuts difficiles, l’hôpital européen Georges-Pompidou (HEGP), situé à Paris dans 15e arrondissement, a toujours fait figure d’exception. Il reste le plus grand, le plus moderne, le plus innovant. «Intégrer ce grand hôpital était pour moi une belle promesse. J’ai adhéré sans problème au discours des managers. On me demandait de développer l’activité. De faire attention à l’argent public, un bien précieux. J’étais d’accord. Qui ne le serait pas?» raconte Bernard (1), infirmier et, depuis trois ans, cadre de santé dans un service «hyper-intensif», «rapide». Mais le grand bâtiment blanc, qui ne compte plus les prouesses médicales, est rattrapé par le malaise des soignants. Deux suicides en quinze mois. Celui d’un cardiologue, d’abord. Puis celui d’un infirmier, il y a tout juste un mois. «On nous dit que le travail n’est pas en cause, mais lorsqu’on endosse une blouse blanche, que l’on revient sur son lieu de travail un jour de repos pour se jeter du 8e étage, il y a de quoi se poser la question. Le ‘‘bien-pensant’’ est tellement omniprésent que nous n’osons même pas dire cela. Nous avons peur d’en parler», poursuit Bernard.

Pour la hiérarchie, «?il faut que ça tourne, c’est (votre) job»

Le «bien-pensant»? De quoi s’agit-il? Pour ce cadre aujourd’hui profondément désenchanté, il s’agit d’une certaine idée de l’hôpital, érigé en «producteur de soins», en «usine à soins». Une logique qui le soumet à une double pression: celle du remplissage des lits, dont aucun ne doit rester vide, et celle du sous-effectif chronique. «Trouver du personnel est un défi permanent, épuisant, qui, à un moment, vous submerge. Là où les infirmières devraient être cinq, elles sont trois, mais acceptent tout de même de faire le travail, en pleurant, fatiguées d’autant que chaque poste doit être rentable à 100%. Le service tient grâce aux heures supplémentaires et à leur bonne volonté, se désole Bernard. Nous ne respectons pas les droits des soignants, leurs congés, leurs RTT et nous ne pouvons leur donner aucun espoir, puisqu’on nous refuse tout recrutement. La hiérarchie nous dit: ‘‘Débrouillez-vous, il faut que cela tourne. C’est votre job!’’ La machine financière est tellement forte que l’on ne nous entend plus.»

Pour tenir son objectif d’un taux d’occupation des lits de 99%, l’HEGP a recruté un ingénieur de production, formé à l’Ecole des mines, chargé de l’optimisation de chaque lit, précieuse matière première de la tarification à l’activité (ou T2A), le système de financement de l’hôpital. Une cellule centralisée labellisée d’un anglicisme évocateur, le bed management (gestionnaire des lits), piste les sortants pour leur substituer un patient entrant. Les contacts téléphoniques entre les cadres de santé et ces gestionnaires sont permanents. «Si j’ai dix entrants et seulement cinq sortants, je contacte le bed management. L’un de mes patients peut se retrouver en gynéco parce qu’il n’y a plus de lit disponible dans mon service. C’est l’hôtel, en somme. Et si aucun lit n’est disponible, l’intervention peut être déprogrammée. Cela arrive.» Le cadre de santé témoigne que, dans une même journée, trois patients peuvent occuper un même lit. «Après, on s’étonne d’en perdre certains, que l’on retrouve décédés dans un parking», déplore-t-il, en précisant qu’il revient aux infirmières, en sous-effectif, de prendre en charge l’incessante rotation des malades.

Et alors que la durée moyenne d’hospitalisation n’excède pas trois jours et demi, conséquence de l’explosion de l’ambulatoire, la gestion des lits à flux tendus mobilise tous les métiers, des chirurgiens aux assistantes sociales. Les premiers, à travers la programmation des interventions et la durée d’hospitalisation de leurs patients. Les secondes, pour trouver un service de soins de suite ou un autre établissement qui prendra en charge un opéré de la veille, sortant, mais isolé ou disposant de peu ou pas de ressources.

Six millions d’euros d’excédent budgétaire

Depuis 2004, le budget des hôpitaux repose essentiellement sur leur activité, le nombre de séjours, la nature des actes de soins prodigués et leur niveau de remboursement par la Sécurité sociale en particulier. Contrairement à bien d’autres établissements, l’HEGP affiche une bonne santé financière. Elle a été rendue possible grâce à des séjours hospitaliers de plus en plus courts, à la chirurgie ambulatoire et à l’hyperspécialisation de l’établissement sur des actes de soins rémunérateurs, «mais, surtout, en augmentant les cadences de travail, précise Joran Jamelot, responsable de la CGT de l’hôpital. Les 6 millions d’euros d’excédent budgétaire affichés par l’HEGP correspondent à 200 postes d’aides-soignantes. On rationalise tout. Tel type d’intervention dure tant de temps. Le bloc est ouvert pendant 10 heures, on calcule un ratio et on détermine un nombre d’opérations à réaliser dans la journée. Peu importe si c’est irréaliste.»

Le syndicaliste vient d’accompagner une délégation d’infirmiers perfusionnistes auprès de la direction. Ces professionnels très spécialisés s’occupent des machines qui assurent la circulation sanguine des patients au cours des transplantations cardiaques. Un métier à hauts risques, à hautes responsabilités et peu reconnu. En ce début d’après-midi, ils étaient mobilisés pour obtenir le paiement de toutes leurs heures de travail. Qu’ont-ils à dire de l’hôpital? S’agit-il d’une entreprise comme une autre? «Ici, le rendement s’impose. Nous avons 40% de personnel en moins et 30% d’activité en plus. Nos conditions de travail se sont dégradées avec la mise en place de la grande journée. Avant, nous finissions à 21h30 et l’équipe d’astreinte prenait le relais», pour que le bloc continue de fonctionner. Désormais, celui-ci doit fermer à 19h30. «Or, les interventions sont souvent longues et compliquées. Nous débordons pratiquement tous les soirs. Les gens sont systématiquement en heures supplémentaires», explique Pascale. A ses côtés, ses collègues acquiescent.

Des infirmières usées avant 30 ans

«Dès le début, l’HEGP a été pensé comme la maquette de l’hôpital du XXIe siècle, avec des critères de rentabilité des soins. Les groupes homogènes de patients et le codage des activités ont commencé ici, explique Joran Jamelot. L’hyperspécialisation de l’activité est également une marque de fabrique. Il n’y a plus d’hôpital général. Pas de gynécologie, de neurologie. Le service d’orthopédie fait du rachis à la chaîne (colonne vertébrale). Les soignantes répètent les mêmes gestes à longueur de temps. A terme, nous allons fonctionner comme des minicliniques. Les chirurgiens seront tentés de maintenir un malade plus longtemps pour éviter qu’un lit ne soit pris par une urgence. Cette logique et cette concurrence sont délétères pour le service public.» Le syndicaliste évoque les plaintes entendues parfois de la bouche de soignants. Des réactions «inconcevables» face à une dame qui n’en finit pas de guérir et «embolise un lit depuis deux semaines»…

Le 13 février, l’établissement a fêté l’ouverture de sa nouvelle plateforme de chimiothérapie. En fait, la fusion de trois structures d’hospitalisation de jour. La fusion s’est faite avec 28 fauteuils et 10 lits: 38 places. Deux rotations sont prévues chaque jour, soit l’accueil de 76 malades. Mais, après calcul d’un ratio basé sur la durée moyenne des séances, l’hôpital s’est fixé un objectif de 120 patients par jour. «C’est désormais une usine à chimio, se désole Joran Jamelot. Il ne s’agit pas seulement de dispenser une chimio, mais de parler à des gens qui sont malades du cancer. Dans ce contexte, le personnel craque. Il est essoré.» Chez les infirmières, la pyramide des âges ressemble à une flamme de briquet: 40% d’entre elles ont moins de 28 ans; à 29 ans, elles sont deux fois moins nombreuses.

«On ne s’occupe pas de soigner le patient de A à Z, mais on réalise un maximum d’hospitalisations. On court après l’activité. Or, pour nous, ‘‘prendre en charge, prendre soin’’ reste fondamental. A ce jeu, nous allons finir par nous brûler. La France était classée dans le top 10 des pays où l’on soignait le mieux. C’est fini», se désole, Bernard, le cadre de santé. (Article publié dans L’Humanité du 7 mars 2017)

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