France. «Les dirigeants français ont décidé ces guerres dans une configuration historique particulière: le “moment 2008”»

François Hollande au Mali, le 2 février 2013 (photo officielle)

Entretien avec Claude Serfati

Dans son très récent ouvrage intitulé Le Militaire. Une histoire française (Ed. Amsterdam, février 2017), Claude Serfati vise à fournir des éléments de réflexion à celles et ceux qui veulent comprendre les fondements du militarisme français et les raisons de son amplification au cours des dernières années. Il décrypte la place du militaire et de l’industrie de l’armement de l’époque de l’impérialisme à aujourd’hui, l’existence continuée de la «Françafrique», et enfin le lien entre le regain militariste et le dispositif sécuritaire déployé sur le territoire depuis les attentats de 2015. Un livre qui doit être lu, alors que les élections françaises saturent les écrans. (Réd.  A l’Encontre)

Peux-tu, au-delà de cette brève introduction, nous décrire l’objectif – ou les objectifs – de cet ouvrage?

Claude Serfati: Il est nécessaire d’analyser et de documenter les racines profondes du militarisme français. Son intensification depuis la fin des années 2000 (Libye, Mali, République centrafricaine) frappe beaucoup les observateurs, mais a donné lieu à peu d’explications qui aillent au-delà de celles du type les «guerres du président» (Sarkozy, puis Hollande). Il n’est pas question de nier le rôle des chefs de l’Etat dans le cadre d’institutions de type «bonapartiste» de la Ve République, toutefois leur décision d’aller en guerre ne se réduit pas à une question d’«affects».

Un fait indique l’urgence d’un débat: alors que pour une nation, la décision de faire la guerre est l’acte politique le plus important, il n’existe aucun décompte officiel. C’est un reflet de l’attitude de la société française vis-à-vis du militaire. Certains avancent le chiffre de 111 interventions hors des frontières depuis 1991 (dont 25 en 2015). Les présidents considèrent que le droit de faire la guerre les dispense de rendre des comptes; le Parlement est réduit à un rôle subalterne, et au mieux approbateur sur les questions de défense. Les citoyens et citoyennes sont dépourvus d’ONG pacifistes assez puissantes pour servir de contrepoids aux autres pouvoirs.

Sur les questions du militaire en France, il existe un consensus par le silence qui est «assourdissant». L’absence de discussion des questions de politique et d’économie de la défense au cours des élections présidentielles en est une récente confirmation.

Comment expliques-tu ce constat qui a l’apparence d’une évidence?

Comme souvent, les facteurs anciens croisent d’autres plus contemporains. La France présente, à mon avis, deux singularités produites par la «longue durée». Le militaire a été au cœur de la consolidation de l’Etat que ce soit sous forme de guerres, du rôle social des militaires sous la monarchie absolutiste, ou même des manufactures royales. Ainsi que les travaux de Charles Tilly [voir, par exemple, Contrainte et capital dans la formation de l’Europe 990-1990, Aubier 1992] l’ont montré, cela n’est pas exceptionnel, mais les guerres de conquêtes conduites par Louis XIV, puis Napoléon Bonaparte soulignent la prégnance de l’institution militaire au sein de l’Etat. Depuis l’expansion impérialiste de la France au XIXe siècle, l’institution militaire a consolidé son enracinement avec une force toute particulière sous la Ve République.

L’autre singularité de la France est l’omniprésence de l’Etat dans les rapports économiques et sociaux. Marx rappelle dans Le 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte que: «l’Etat enserre, contrôle, réglemente, surveille et tient en tutelle la société civile, depuis ses manifestations d’existence les plus vastes jusqu’à ses mouvements les plus infimes». L’Etat, c’est concrètement «son armée de fonctionnaires d’un demi-million d’hommes et son autre armée de cinq cent mille soldats». L’extension des fonctions économiques et sociales de l’Etat a certes modifié cette répartition des effectifs, mais elle a surtout amplifié la pénétration des institutions étatiques au cœur de rapports sociaux.

Ce n’est donc pas un hasard si depuis la Révolution française, en passant par Napoléon Bonaparte, la Restauration, la Monarchie de Juillet, Napoléon «le petit», la Commune de Paris et la IVe République, les grandes convulsions sociales de l’histoire trouvent leur dénouement dans une transformation radicale des formes de domination politique.

En somme, l’interaction de ces deux singularités – l’armée au cœur de l’Etat et l’Etat au cœur des rapports sociaux – a conféré à l’institution militaire un rôle essentiel qui est plus important que celui qui existe dans les autres pays occidentaux.

Quant aux facteurs contemporains qui expliquent ce «silence assourdissant», l’accord droite-gauche facilite évidemment ce consensus. Les partis qui ont alternativement dirigé les gouvernements sont d’accord sur l’essentiel: l’arme nucléaire, la présence militaire assortie d’interventions périodiques en Afrique subsaharienne, le niveau de dépenses militaires. Tous revendiquent la poursuite des hausses budgétaires décidées par la présidence Hollande afin d’atteindre un ratio du budget de défense au PIB de 2%, ce qui signifierait une augmentation d’au moins 15% de ce budget – de l’ordre de 5 milliards d’euros par an, au minimum. Et ceci, sans compter l’engagement inflexible en faveur de l’arme nucléaire qui nécessiterait un doublement des crédits affectés au nucléaire d’ici à 2030 (passage de 3 à 6 milliards d’euros), selon le responsable de la DGA (Direction générale de l’armement – Ministère de la Défense)

Pour expliquer ce silence sur les questions militaires, on peut également remarquer la relative discrétion des mouvements anti-guerre et des organisations politiques qui les animent. Les mobilisations menées en France ont principalement visé l’impérialisme américain, comme ce fut le cas en 2002-2003 contre l’intervention de ses armées en Irak pour renverser Saddam Hussein. On a assisté à une sorte d’union nationale derrière Chirac après qu’il se fut prononcé, à la suite de Gerhard Schröder, contre cette intervention. Les envolées lyriques de Dominique de Villepin devant le Conseil de sécurité des Nations Unies [février 2003] ont pourtant pris place alors que le président de la République avait déclenché quelques mois auparavant une opération militaire en Côte d’Ivoire [1].

Plus de 4000 militaires français ont été présents dans ce pays, témoignage du rôle persistant de la France dans ses anciennes colonies et du soutien à un chef d’Etat qu’elle a, quelques années après, contribué à renverser. Le débat qui fut organisé en 2003 par Carré Rouge et A l’Encontre auprès d’intellectuels marxistes français constata leur silence sur cette intervention française. Pour le dire un peu brutalement, l’anti-impérialisme américain bien présent en France s’accommode finalement assez bien de la discrétion sur le militarisme des gouvernements français.

Enfin, dans un contexte de chômage permanent, qui frappe des millions de personnes, l’angoisse de perdre leur emploi et l’espoir que leurs enfants soient à leur tour embauchés dans les établissements présents sur le territoire pèsent pour le moment plus lourd pour les salariés que l’hostilité à la production d’armes et à son commerce lucratif pour les industriels de l’armement mais mortifère sur les nombreux lieux de guerre dans les pays où les armes françaises sont exportées. Des études menées aux Etats-Unis (et présentées dans l’ouvrage) montrent pourtant que les dépenses publiques consacrées à l’éducation, la santé et l’environnement sont plus efficaces en termes de création d’emplois que les dépenses militaires.

Pourrais-tu tracer les lignes de force d’une intervention politique dans ce domaine?

Convaincre les salarié·e·s de l’impasse vers laquelle conduit la production d’armes et plus généralement de l’ampleur des détournements de ressources financières pour une industrie qui ne crée aucune valeur, sauf pour les actionnaires des groupes de l’armement, est difficile. Un programme de reconversion des productions militaires exigerait, si l’on suit Seymour Melman, une figure pionnière dans la critique de l’industrie de défense aux Etats-Unis, trois éléments essentiels: une décision politique au niveau gouvernemental et législatif; une planification des objectifs; ainsi que des initiatives sur les lieux de travail (usines, laboratoires, bases militaires).

Le débat national sur ces questions n’est pas contradictoire avec les initiatives conduites au niveau territorial et des entreprises par les salarié·e·s, les élu·e·s et les associations. C’est à ce niveau que des projets peuvent être élaborés, qui organiseront la production sur de nouvelles bases et reconvertiront les activités des entreprises à spécialisation militaire vers des productions socialement utiles et non destructrices de l’environnement, comme l’est la production, l’utilisation et le stockage des armes. Par exemple, c’est seulement au niveau des territoires et des entreprises qu’il est possible de dresser une cartographie des emplois occupés dans la production militaire et d’établir une correspondance avec ceux qui seront nécessaires pour les nouvelles activités en termes de qualifications et de compétences. Ce premier inventaire incomberait aux salarié·e·s, aux syndicats et autres organisations qui sont prêtes à mener une telle action.

Depuis quelques années, les armées françaises interviennent plus fréquemment…

Il est vrai que les décisions de Sarkozy et de Hollande d’intervenir en Libye, en République centrafricaine, au Mali ont donné un coup d’accélérateur aux opérations militaires à l’étranger. Un rapport parlementaire bipartisan se demande d’ailleurs s’il s’agit d’«une passion française».

Pas de rupture, donc, mais une amplification du militarisme français, dont d’autres signes témoignent: augmentation significative des dépenses militaires sous la présidence Hollande, obstination à vendre des armes quel que soit l’usage qui en est en fait par les clients (utilisées par le gouvernement égyptien contre son peuple, par l’Arabie saoudite contre les populations civiles au Yémen, etc.). En réalité, les guerres n’ont jamais cessé, ni pendant la période de «coexistence pacifique» entre les Etats-Unis et l’URSS, ni depuis les années 1990. La France en tant qu’elle est une des grandes puissances militarisées contribue directement ou indirectement à ces guerres. C’est donc l’intensification des interventions françaises qui doit être expliquée.

L’association entre capitalisme et guerre paraissait évidente aux marxistes et socialistes d’antan. Engels prévoit en 1887 une guerre mondiale d’une intensité inconnue jusqu’alors et au cours de laquelle «huit à dix millions de soldats s’entre-tueront» (il était optimiste: l’extermination frappa 9,7 millions de soldats et près de 10 millions de civils). Quelques années après seulement, en 1895, Jaurès rappelle dans un discours sur «l’armée démocratique» que «votre société violente et chaotique, […] porte en elle la guerre, comme la nuée dormante porte l’orage».

Claude Serfati intervenant au Brésil à UNICAMP (Universidade Estadual de Campinas)

Cependant, le déclenchement des guerres nécessite une analyse concrète, faute de quoi on se livre à des généralisations hâtives. Les dirigeants français qui ont décidé ces guerres l’ont fait dans une configuration historique particulière que j’appelle le «moment 2008». Celui-ci a combiné une modification radicale dans la situation économique mondiale marquée par l’arrivée d’une «longue récession» dont personne ne peut prévoir la fin avec une nouvelle donne géopolitique marquée par le «printemps arabe» qui a renversé ou ébranlé des régimes dans des régions où l’influence de la France est forte (Maghreb et Machrek, Afrique subsaharienne, etc.) et par la prudence de l’Administration Obama dans ses engagements militaires.

Une «fenêtre d’opportunité» s’est donc ouverte pour conforter le militarisme des gouvernements français. Au-delà des «guerres du Président», une expression qui indique l’ultra-centralisation qui est présente de longue date, on peut citer comme facteurs: l’influence des groupes financiers et industriels liés au militaire – que j’ai défini comme le «méso-système de l’armement»; la montée en puissance de l’armée dans la vie politique, en particulier au sein du groupe qui conseille les présidents de la République Sarkozy et Hollande; le déclin industriel et le déséquilibre dans le couple franco-allemand qui font du militaire un des derniers «avantages comparatifs» de la France vis-à-vis de son partenaire dans l’espace européen. Ces facteurs ont convergé à un moment donné pour déclencher des interventions militaires qui visent à défendre les positions géopolitiques et les intérêts économiques là où ils sont menacés, c’est-à-dire d’abord sur le continent africain.

Le dernier chapitre intitulé «Vers l’état d’urgence permanent» établit une corrélation entre les interventions militaires et l’installation dans l’état d’urgence…

Cet état d’urgence a été voté pour la première fois le 14 novembre 2015; il est donc à ce jour en place depuis près d’un an et demi. L’histoire montre que les guerres menées par les dirigeants d’un pays sont en général corrélées à une restriction des libertés publiques dans leur propre pays. Ces guerres nécessitent en effet de bâtir une union nationale solide, de rendre inaudibles les voix dissidentes, et souvent de les réprimer. Il y a plus d’un siècle (en 1907), Karl Liebknecht, qui en tant que député socialiste au Reichstag, fut le seul (avec Rosa Luxemburg) à ne pas voter les crédits de guerre à l’empereur Guillaume II, montrait dans un remarquable texte destiné à la jeunesse que l’utilisation du militarisme ne servait pas seulement à l’extérieur du pays, mais également contre la population de son propre pays, au premier chef contre la classe ouvrière, mais également contre les minorités nationales et religieuses.

Je montre dans mon ouvrage que dès le XIXe siècle, l’expansion coloniale de la France a cheminé avec une utilisation de l’armée contre les «ennemis intérieurs», à l’époque la classe ouvrière et les autres classes laborieuses considérées comme des «classes dangereuses».

L’utilisation conjointe de l’armée et d’un arsenal répressif contre les populations «dangereuses» est une constante dans toutes les guerres menées par la France, y compris dans les guerres coloniales des années 1950. L’état d’urgence a été précisément créé en 1955 pour combattre les luttes menées pour l’indépendance de l’Algérie.

La connexion entre guerres à l’extérieur et restriction des libertés publiques à l’intérieur s’est fortement relâchée après la fin de la guerre d’Algérie et l’état d’urgence qui fut à nouveau décrété en 1962 contre l’OAS. Au cours des décennies passées, les nombreuses interventions militaires effectuées par l’armée française en Afrique ont été menées sans conséquences majeures sur les libertés publiques en France.

La situation actuelle est tout autre. En 2012 a été décidée par le président de la République l’intervention française au Mali. L’«éradication du terrorisme» a été réitérée après les attentats commis en France en 2015. C’est un objectif aussi imprécis qu’illusoire tant que les moyens militaires sont les seuls utilisés. La réalité est plutôt celle de la présence de l’armée française dans des anciennes colonies africaines qui s’est consolidée. Cette situation rappelle les protectorats de l’ère de l’impérialisme d’il y a un siècle et semble promise à durer. Cette restriction des libertés publiques via l’état d’urgence constitue le troisième élément d’un triptyque dont les deux autres sont l’engagement militaire accru de la France et les attentats sur le territoire métropolitain.

L’état d’urgence et sa pérennisation depuis 2015 impliquent par définition une restriction des libertés publiques. Il a été utilisé pour entraver les mouvements sociaux contre la loi El Khomri. Il est principalement utilisé contre les jeunes, nés de parents ou grands-parents immigrés, qui cumulent en France des obstacles de classes et ethniques. Les minorités ’visibles’ le sont plus encore lors des contrôles de police, comme l’ont montré à la fois les études des chercheurs, les tests d’embauche réalisés par SOS racisme et d’autres ONG, et récemment la Cour de cassation qui a condamné l’Etat – en fait la police – pour «contrôle d’identité discriminatoire».

La relation entre l’interventionnisme à l’extérieur et le développement sécuritaire à l’intérieur a pris une nouvelle ampleur avec la phase de mondialisation du capital dominée par la finance. J’avais critiqué dans la Mondialisation armée, publiée avant le 11 septembre 2001, le mythe développé par les économistes et les politistes qui, dans leur apologie de l’ordre néo-libéral, nous expliquaient que les «marchés» allaient apporter la paix et la démocratie dans le monde. Cette mondialisation au format ’PDF’ (Peace-Democracy-Free trade) ignorait que le capitalisme n’est pas seulement un mode de production, il est un régime de domination sociale qui a besoin d’un «bras armé». Depuis une quinzaine d’années, les doctrines stratégiques nous annoncent l’effacement des frontières entre menaces extérieures et intérieures, économiques et non-économiques, étatiques et non-étatiques. On a beaucoup mentionné les restrictions des libertés démocratiques mises en œuvre par l’Administration Bush après le 11 septembre – que Donald Trump a décidé d’amplifier.

La France est, si l’on ose dire, mieux placée encore pour subir les remises en cause des libertés. L’article 16 de la Constitution [«pleins pouvoirs», «pouvoirs exceptionnels»], l’état de siège figurent dans l’arsenal constitutionnel et constituent avec l’état d’urgence un «cocktail explosif», pour reprendre les termes d’Olivier Beaud et Cécile Guérin-Bargues, deux professeurs de droit public [L’état d’urgence. Etude constitutionnelle, historique et critique, Ed. L.G.D.J, novembre 2016]. Le durcissement des tensions sociales, un nouvel attentat qui frapperait en masse la population pourraient activer ces mesures constitutionnelles et donner des responsabilités supplémentaires non seulement au président, mais également aux appareils militaires et sécuritaires chargés de leur mise en œuvre. Pas besoin d’imaginer un golpe installant un dictateur, tel que l’Amérique latine en a connu, pas même un coup d’Etat similaire à celui de 1958 en France, qui a résulté de la crise politique au sein de l’armée et dont les institutions de la Ve République sont issues. (20 avril 2017)

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[1] L’opération Licorne qui a pris fin en 2015 avait été autorisée par le Conseil de sécurité de l’ONU.

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Claude Serfati: ancien maître de conférences en économie, habilité à la direction de recherches. Ses recherches principales portent sur l’économie politique de la mondialisation et l’économie industrielle. Chercheur associé à l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES) et au CEMOTEV (Université de Versailles-Saint-Quentin). Membre du Conseil scientifique d’ATTAC. Il a notamment publié L’Industrie française de défense (2014), Impérialisme et militarisme. Actualité du XXIe siècle (2004) et La Mondialisation armée (2001).

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