France. L’amiante et la double peine des sans-papiers de Pinault et Gapaix

Manifestation, le 18 mars, devant l’entreprise

Par Cécile Rousseau

Licenciés par leur employeur, 15 travailleurs, d’origine malienne et sénégalaise, réclament leur régularisation et la reconnaissance de leur exposition à l’amiante.

«Tu vas mourir. Le cancer, il va te manger jusqu’à la fin, toi et toute ta famille (…) espèce de pute de Noir.» C’est par ces propos d’un racisme et d’une violence insoutenables que le patron de Pinault et Gapaix, entreprise de démolition basée à Bobigny (Seine-Saint-Denis), a réagi, il y a un an, au courrier de 14 employés sans papiers lui demandant des comptes. Débarqués du jour au lendemain, le 3 mars 2018, ces travailleurs originaires du Mali et du Sénégal, recrutés sous d’autres identités via l’agence d’intérim RSI (Recrutement service intérim), exigent le respect de leurs droits les plus élémentaires, avec le soutien de la CGT.

Neuf ans au contact du matériau cancérogène

Djibril, destinataire de ce coup de fil de menace, en fait encore des cauchemars. «Des fois, j’ai l’impression que le patron est là, je suis traumatisé. Il nous traitait de cafards. Il disait que, si on n’était pas content, on n’avait qu’à aller à la pêche. Il savait qu’on aurait du mal à trouver du travail ailleurs.» L’épée de Damoclès de l’amiante, susceptible de provoquer la maladie souhaitée par son ancien employeur, est un autre motif d’insomnie. Pendant neuf ans, le jeune homme a travaillé au contact du matériau cancérogène, ainsi que du plomb.

Si les intérimaires peuvent effectuer les travaux de démolition, il leur est en revanche interdit de participer au désamiantage. Sans compter que les ouvriers traitant l’amiante doivent recevoir une formation spécifique et bénéficier de protections adéquates. Mais les sans-papiers affirment ne pas en avoir vu la couleur. Chargés de poser les polyanes, ces plastiques confinant les espaces avant le désamiantage, ils devaient ensuite les jeter et se débarrasser des sacs de gravats contaminés. «Nous avions des petits masques et des gants. Sur le dernier chantier, avenue Marceau, dans le 16e arrondissement, le sac s’est éventré dans l’ascenseur, il y en avait partout. C’est dangereux pour moi, mais aussi pour les gens autour! Un jour, le patron nous a appelés et nous a dit: “Les sans-papiers vous arrêtez tout.” », souligne Djibril, qui ne bénéficie plus de l’aide médicale d’État depuis trois ans et n’a pas retrouvé d’emploi. «J’ai mal aux articulations, parfois du mal à respirer, mais je ne peux pas me soigner. Cela me stresse de pas savoir si j’ai quelque chose aux poumons.»

Exposés à ces fibres et poussières, ils sont également privés de suivi médical renforcé et d’un suivi postprofessionnel nécessaire pour détecter des pathologies pouvant se déclarer des dizaines d’années après. «Nous sommes dans une situation de surexploitation d’êtres humains considérés comme de la chair à chantier», résume Jean-Albert Guidou, secrétaire de l’union locale CGT de Bobigny. «On est tous malades», embraie Mody, 35 ans, qui tient à rappeler leur salaire de 340 euros par semaine au regard des risques.

Parfois, les forçats du bâtiment tombent de manière fortuite sur des plaques d’amiante. «Il m’est déjà arrivé d’en casser une par accident en démolissant un mur. Le patron me disait: “Laisse ça là”, et on continuait pour ne pas perdre de temps», raconte Soumaïla, 34 ans, employé pendant six ans, qui a rejoint ses camarades dans la lutte.

Cette succession de récits inquiétants a poussé l’inspection du travail à saisir le procureur de la République, à la suite de son enquête, pour «mise en danger de la vie d’autrui, traite des êtres humains et soumission de plusieurs personnes vulnérables ou dépendantes à des conditions de travail indignes». Pour Hervé Goix, militant de l’union locale CGT de Bobigny: «Nous sommes dans de l’ingénierie de l’utilisation des travailleurs sans papiers, c’est un système rodé. On le sait, car l’entreprise a demandé à l’agence d’intérim de les faire régulariser. Ils étaient donc au courant!»

Quand les sans-papiers et la CGT ont débarqué, lundi dernier, chez Pinault et Gapaix pour faire avancer la situation, la réaction de la direction a oscillé entre tension et mépris. Hervé Goix se souvient que «la femme du patron a cherché son chien pendant plusieurs minutes, alors que nous attendions dans le bureau. L’ambiance était très pesante. Ces travailleurs doivent rapidement obtenir des papiers au titre de lanceurs d’alerte et de victimes. Il serait inacceptable qu’ils développent des pathologies en centre de rétention ou une fois renvoyés dans leur pays. ça fait dix ans qu’on se bat pour la prise en compte des questions de santé au travail pour les sans-papiers. Il y a toujours un vide à ce niveau-là».

Une exploitation doublée d’un scandale sanitaire

Jeudi dernier, 200 personnes ont également manifesté jusqu’à la préfecture de Seine-Saint-Denis. Les 15 ex-salariés, la CGT et l’Association départementale de défense des victimes de l’amiante (Addeva) ont décidé de se porter partie civile sur le dossier.

Henri Boumandil, secrétaire de l’Addeva 93, 88 ans, lui-même invalide à cause du matériau, est «scandalisé» par l’attitude de leur ancien employeur. «C’est du cynisme pur. Ils devraient avoir des attestations d’exposition, qui pourraient leur servir plus tard en cas de maladie professionnelle.» Cette exploitation, doublée d’un scandale sanitaire, renvoie aussi au passé. «Il y a eu très peu de reconnaissance de ces cas pour les ouvriers non déclarés venus d’Afrique du Nord pour travailler dans le bâtiment, dans les années 1960-1970. Quand l’un d’entre eux meurt de l’amiante, quarante ans après, il a rarement été répertorié et n’a pu bénéficier d’un suivi.» Contactée, l’entreprise Pinault et Gapaix n’a pas souhaité répondre à nos questions! (Article publié dans L’Humanité, en date du 26 mars 2019)

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