France. «Gilets jaunes. La responsabilité des gauches»

Un «mot d’ordre» qui a suscité le débat…

Par Edwy Plenel

Toute complaisance vis-à-vis des tentatives de l’extrême droite antisémite, raciste et xénophobe d’annexer et de dévoyer le mouvement des «gilets jaunes» annonce la ruine de ses exigences démocratiques et sociales initiales. Parti de l’inégalité naturelle, tenant des hiérarchies entre humanités, origines, conditions, cultures, religions, sexes et genres, l’extrême droite est l’ennemi de ce qui est au moteur initial de la colère des ronds-points: une demande radicale d’égalité face à l’injustice fiscale et contre la dépossession politique.

La chasse aux boucs émissaires – le juif, l’Arabe, le musulman, l’étranger, le migrant, l’homosexuel, etc., bref l’autre, différent ou dissident – n’a jamais fait le bonheur du peuple mais toujours son désespoir. Elle ouvre la voie à des forces autoritaires utilisant le poison identitaire pour défendre la perpétuation des injustices sociales et des inégalités économiques. Depuis son émergence idéologique à la fin du XIXe siècle, au cœur de nos modernités industrielles et technologiques, le racisme est l’arme récurrente des dominations en péril pour tuer la revendication sociale et l’espérance démocratique.

Divers incidents récents – notamment l’expression virulemment antisémite, samedi 22 décembre à Montmartre, d’un groupe d’extrême droite en gilets jaunes – font que cette question, loin d’être théorique, est devenue éminemment pratique pour l’avenir d’un mouvement social à la fois en cours et en suspens. Nous l’avons d’emblée écrit: son histoire n’est pas écrite par avance et sa traduction politique encore moins. Inédit, imprévu et imprévisible, comme le sont toutes les révoltes populaires spontanées, hors de tout cadre préexistant et de toute organisation constituée, ce surgissement d’un peuple jusqu’alors frappé d’invisibilité et de mépris peut aussi bien s’élever que s’égarer.

Saisi par cette récurrente grande peur des possédants face à une colère immaîtrisable, dont témoigne un maintien de l’ordre d’une violence jamais vue depuis 1968, le pouvoir joue sur la perdition du mouvement, faisant de l’extrême droite son meilleur allié. Alors que les reportages de terrain (lire notamment ceux de Mediapart dans notre dossier, mais aussi de Florence Aubenas dans Le Monde) montrent une réalité des gilets jaunes autrement complexe et diverse, plus proche des causes de l’émancipation que de la chasse au bouc émissaire, tout est fait, médiatiquement et politiquement, pour se saisir du moindre incident raciste afin de les discréditer. Grossissant l’éphémère au détriment de l’enquête, l’information en continu est ici une arme d’aveuglement massif, ne donnant à voir que ce qui conforte craintes et préjugés.

À la morgue de classe contre laquelle les gilets jaunes se sont soulevés, face à un pouvoir d’en haut qui se pense «trop intelligent, trop subtil» pour ceux d’en bas, on ajoute une disqualification morale : non seulement ce peuple ne comprend et n’entend rien, mais en plus il est politiquement affreux, voire monstrueux. L’antienne des «classes laborieuses, classes dangereuses» qui unissait les bourgeoisies au XIXe siècle, en ascension sur les décombres de l’Ancien Régime, est de retour. De ce point de vue, les gilets jaunes sont logés à la même enseigne que les jeunesses des quartiers populaires, si l’on se souvient des refrains contre ces nouveaux « barbares » qui avaient accompagné l’état d’urgence décrété – pour la première fois depuis la guerre d’Algérie – lors des émeutes de 2005.

Que l’extrême droite agisse au sein des gilets jaunes est inévitable dans le pays qui, historiquement, l’a vue naître lors de l’affaire Dreyfus et où, surtout, elle est de nouveau installée à demeure électorale depuis trente-huit ans (2,2 millions de voix aux élections européennes de 1984). En revanche, qu’elle leur impose son agenda idéologique ne l’est pas, et c’est ici que la responsabilité des gauches est engagée, dans la diversité des familles de pensée – partis, syndicats, associations, etc. – issues des longs combats, toujours inachevés, toujours à recommencer, pour une République démocratique et sociale. Or c’est peu dire que, pour l’heure, elles manquent ce rendez-vous.

L’attitude des principales organisations concernées balance entre attentisme et suivisme. Attentisme de ceux qui, plutôt que d’aller affronter l’extrême droite sur le terrain, se tiennent à distance prudente d’un mouvement qu’ils ne maîtrisent ni ne contrôlent. Suivisme de ceux qui, plutôt que d’assumer une claire et ferme pédagogie antifasciste, relativisent avec complaisance des dérives qui ne devraient souffrir aucune excuse. Alors même que nombre de militants, syndicaux ou politiques, ont spontanément pris leur part dans le soulèvement des gilets jaunes, comme en témoignent les riches contributions du Club participatif de Mediapart l’embarras et la confusion semblent largement partagés au sommet des organisations concernées.

Si cette situation perdure, le risque est grand que l’extrême droite ne soit la grande gagnante de cette crise, confortant sa place d’unique challenger d’un pouvoir qui, en 2017, se fit élire au nom de son rejet. Il est encore plus grand si continuent de s’y ajouter des divisions partisanes incompréhensibles, tant l’heure est historique et décisive, pour toutes celles et tous ceux qui se réclament d’une gauche démocratique, sociale et écologique. La question n’est pas tant celle des élections européennes à venir où la messe semble déjà dite, chaque force issue de la gauche s’apprêtant à faire la course dans un couloir séparé. Non, elle est plus concrètement et plus urgemment celle de ce qui se passe et se joue sur le terrain, aux ronds-points et ailleurs.

À l’image de la convergence écologique et sociale réussie lors de la marche pour le climat, autour du slogan «Fin du monde, fin du mois, c’est pour nous le même combat», les gauches feraient bien d’inventer localement leurs propres carrefours afin de réunir leurs forces pour participer au mouvement en cours tout en respectant son autonomie. Elles ont autant à apprendre de lui, tant il rappelle aux partis de gauche la perte de leur assise populaire et leur isolement dans un confort institutionnel, qu’à y contribuer en accompagnant son inventivité démocratique et sa radicalité sociale. Les coups à prendre, face à un mouvement indocile aux récupérations, sont de peu de poids face au risque qu’il ne soit gangrené par le désespoir et le ressentiment. Est-il imaginable qu’aux drapeaux bleu, blanc, rouge, dont le symbole peut aussi bien signifier un retour de mémoire républicaine bienvenu qu’un repli malheureux sur un pré carré identitaire, s’ajoutent d’autres couleurs tricolores, mariant gilets jaunes, gilets verts et gilets rouges?

Il faut en tout cas le souhaiter tant, entre urgence climatique, régression démocratique et injustice sociale, la montre tourne, en France comme ailleurs dans le monde. Au spectacle des échecs, des impuissances et des rivalités qui, désormais, caractérisent des gauches affaiblies et divisées, comment ne pas avoir le sentiment qu’elles n’ont pas pris la mesure de la gravité de l’époque ? Comme si, alors que l’humanité serait enfermée dans une pièce dont les quatre murs se rapprocheraient d’elle à grande vitesse, elles continuaient à se disputer sur la répartition du mobilier! Alors même que seules des mobilisations de la société, populaires et unitaires, peuvent conjurer une catastrophe dont nous connaissons par avance les contours : des pouvoirs autoritaires, au service d’intérêts économiques socialement minoritaires, entraînant leurs peuples dans des guerres identitaires tout en détruisant le tout-vivant du monde.

Les gilets jaunes sont cette occasion dont les gauches devraient se saisir. Dans Le Sens des affaires (Calmann-Lévy, 2014), son ouvrage sur les affaires de corruption qui minent la confiance dans la démocratie, Fabrice Arfi avait exhumé une fulgurance de Victor Hugo en juillet 1847 dans ses Choses vues, au spectacle d’une débauche de luxe étalée sous le regard du peuple parisien: «Quand la foule regarde les riches avec ces yeux-là, ce ne sont pas des pensées qu’il y a dans tous les cerveaux, ce sont des événements.» Quelques mois plus tard, en février 1848, un soulèvement populaire renversait la monarchie et faisait advenir la Deuxième République…

L’événement créateur, imprévisible et irrépressible. Oui, des événements dont le cours, jamais écrit par avance, dépend toujours de l’action ou de l’inaction de celles et ceux qu’ils convoquent. C’est pourquoi la responsabilité des gauches est aujourd’hui immense. (Article publié sur le site Mediapart, en date du 23 décembre 2018)

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1 Commentaire

  1. « Est-il imaginable qu’aux drapeaux bleu, blanc, rouge, dont le symbole peut aussi bien signifier un retour de mémoire républicaine bienvenu qu’un repli malheureux sur un pré carré identitaire, s’ajoutent d’autres couleurs tricolores, mariant gilets jaunes, gilets verts et gilets rouges? »

    Sur facebook,le collectif citoyen des Gilets Verts est suivi par 23.000 internautes et décliné sur une quarantaine de pages locales et départementales. Les Gilets Verts participent aux marches pour le climat, diffuse leur pétition « Les transitions, ça urge ! » et mène l’action « Otto & Elise Hampel ».

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