France. Contre-réforme des retraites: la triple peine pour les métiers pénibles

Par Sandrine Foulon

Et de trois. Après les agents de l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques), de la DARES (ministère du Travail), c’est au tour des statisticiens de la Drees (ministère de la Santé) de rejoindre le mouvement Des chiffres et des luttes, le collectif de mobilisation des agents de la statistique publique contre la réforme des retraites soutenu par la CGT. Ils apportent leur pierre au débat sur la pénibilité et l’espérance de vie, avec ou sans incapacité.

Les ouvriers, grands perdants

La réponse est dans la question. La note est intitulée: «Sommes-nous tous égaux face à l’allongement de la durée du travail?» En dépit des promesses de justice du futur système de retraite universelle à points, un euro cotisé ne donnera pas les mêmes droits à tous, estiment-ils. Tout simplement parce que la pénibilité de certains métiers ne permettra pas de couler le même nombre de jours heureux en retraite.

Introduire, dans l’article 10 du projet de loi, un âge d’équilibre plancher à 64 ans, qui sera ensuite appelé à augmenter chaque année en fonction des gains d’espérance de vie à la retraite, revient à léser celles et ceux qui auront connu les parcours professionnels les plus difficiles. Les plus usés pourront toujours ouvrir leurs droits à 62 ans, mais ils devront accepter une décote de leur pension équivalente à 5% par année manquante.

Alors que l’examen du projet est déjà en cours à l’Assemblée et que l’épineuse question de la prise en compte de la pénibilité a été renvoyée à la conférence de financement qui est censée s’achever fin avril par un compromis entre «les partenaires sociaux», le collectif «Des chiffres et des luttes» rappelle un certain nombre de statistiques utiles.

Avant même de prétendre à la retraite et d’espérer pouvoir en profiter longtemps, les ouvriers sont dix fois plus exposés que les cadres à des contraintes physiques. En 2016, «seulement 6% des cadres cumulent au moins trois contraintes physiques (postures, déplacements, poids à porter ou à déplacer, exposition à des secousses ou des vibrations). A contrario, qu’ils soient qualifiés ou non, plus de 60 % des ouvriers et près d’un employé de commerce ou de service sur deux sont concernés», souligne l’étude.

 

Sources: Dares, DGAFP, Drees, Insee (Alternatives économique)

Avant la retraite, ça se gâte déjà…

Sans surprise, l’état de santé à la retraite est le reflet des conditions de travail. Mais cette usure des corps peut commencer bien avant. Un quart des personnes âgées de 50 ans à 60 ans ayant été exposées pendant quinze ans à des facteurs de pénibilité déclarent être limitées dans leurs activités au quotidien, contre 19% d’individus des mêmes âges qui ont passé au moins dix ans de leur vie en emploi.

D’ailleurs, avant même de vouloir travailler plus longtemps, encore faut-il avoir conservé son emploi. «Ainsi, parmi les actifs en emploi en 2006, ceux en mauvaise santé étaient moins fréquemment en emploi en 2010 que ceux en bonne santé: 71% contre 86% à structure d’âge comparable», pointe le collectif.

Les personnes qui exercent les métiers les plus pénibles passent plus de temps au chômage que les bien portantes. A partir de 50 ans, celles qui sont fortement limitées dans leurs activités du quotidien partent à la retraite après avoir passé en moyenne 3,9 années en emploi mais 8,5 années au chômage ou en inactivité, contre 10,2 années en emploi et 1,8 année au chômage pour les personnes qui sont en bonne santé.

Ces dernières ont donc la chance de partir à la retraite à 62,1 ans en moyenne «soit plus tôt encore que les personnes dont la santé est déjà pénalisée (62,4 ans)», concluent les statisticiens, qui redoutent que les plus fragilisés ne puissent pas profiter pleinement des dispositifs de départs anticipés existants. Par ailleurs, «la référence à une “carrière complète”, autour de laquelle se structure le débat, s’avère aveugle à l’impact des conditions de travail sur le déroulé des carrières», déplorent-ils.

… et après ça ne s’arrange pas

Une fois à la retraite, les inégalités socio-professionnelles perdurent. Un cadre profite davantage de cette période d’inactivité qu’un ouvrier. L’écart d’espérance de vie à 35 ans entre les deux catégories est passé de 5,7 ans en 2003 à 6,4 ans en 2013 pour les hommes et de 2,3 ans à 3,2 ans pour les femmes, mais il reste relativement stable. «Depuis la fin des années 1970, cet écart s’est maintenu autour de 6,5 ans pour les hommes et de 2 ans pour les femmes», rappelle l’étude.

Mais c’est aussi et surtout l’espérance de vie en bonne santé qu’il est pertinent de regarder, note le collectif. Alors que l’espérance de vie sans incapacité est de 64,5 ans pour les femmes et de 63,4 ans pour les hommes en 2018, si un âge d’équilibre à 64 ans était introduit, « ce serait au moment où les premières incapacités apparaîtraient que les cotisants pourraient avoir droit à une retraite sans décote », dénoncent les auteurs.

 

Inégaux devant l’espérance de vie en bonne santé

Sources: Cambois, Laborde, Robine (2008), à parir de données de l’INSEE (Alternatives économiques)

Selon leurs calculs, «15% des hommes et 9% des femmes nés en 1975 ne pourront espérer vivre plus de dix ans en retraite sans incapacité tandis que 17% des hommes et 33% des femmes nés la même année bénéficieront de cette situation pendant plus de 25 ans». Des problèmes de santé qui peuvent survenir très tôt et qui frappent, encore une fois, plus durement les ouvriers. En 2018, ils étaient 14% à déclarer être fortement limités au cours de la première année de retraite, contre 2% parmi les cadres.

Le collectif de la Drees (ministère de la Santé) relève ainsi, non pas une double, mais une «triple peine» pour les catégories socio-professionnelles les moins favorisées: une espérance de vie plus courte, une espérance de vie avec incapacité plus longue et davantage de périodes de chômage ou d’inactivité. Un constat qui pousse les auteurs à conclure que les plus mal lotis financent une «retraite heureuse» pour les bien portants. (Article publié dans Alternatives économiques, en date du 26 février 2020)

Les ouvriers: les ennuis de santé commencent dès les premières année de la retraite

* CPS: cadres et professions intellectuelles supérieures
Sources: Enquêtes emploi 2018 de l’INSEE, calcul Drees (Alternatives économiques)

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