France. Alstom et la fable du coq gaulois

Arnaud Montebourg: «Nous avons gagné la bataille industrielle»
Arnaud Montebourg: «Nous avons gagné la bataille industrielle»

Par Claude Gabriel

Le pacte récent passé entre General Electric (GE) et le gouvernement français pour sortir de la crise Alstom est tout à fait symptomatique des processus en cours sur la planète capitaliste. Dans ce dossier tout peut être évoqué à loisir à propos de l’arbitrage entre le groupe américain et le groupe allemand Siemens, voire même avec Mitsubishi : les valorisations des actifs, montages capitalistiques, périmètres d’absorption, conséquences industrielles et sociales, niveau de synergie etc. Pareil dossier est d’une complexité technique réelle.

Mais le principal est ailleurs. Il y a d’abord le fait que la mondialisation se poursuit inexorablement en fixant les effets de taille et les économies d’échelle requis. Le mouvement permanent de concentration et centralisation du capital y trouve une nouvelle énergie. Au passage saluons la perspicacité des faiseurs d’opinion comme François Lenglet, économiste des medias [sur France 2], qui nous annonçait-il y a quelques mois «la fin de la mondialisation».

Surtout, cela confirme que la mondialisation, qui est un processus organique du capital, ne se conforme pas forcément aux cadres politiques. L’évocation d’un «Airbus de l’énergie» [la fusion Alstom-Siemens, telle que présenté dès janvier par François Hollande] n’aura été qu’un fantasme. Le mouvement général du capital n’obéit pas à une hiérarchie bien ordonnée: des champions nationaux puis des champions européens dans un monde où la concurrence ne serait plus entre nations mais entre continents. Trop tard a-t-on envie de dire. Mais la construction européenne ne pouvait de toute manière que déboucher sur cette osmose capitalistique avec le monde. Il aurait fallu un projet industriel commun, un budget, une politique réglementaire et fiscale commune et bien d’autres choses, que l’idéologie dominante des traités européens s’interdisait a priori. Et sans doute aussi une politique énergétique commune portée par un débat démocratique européen. Tout cela c’est comme demander la lune.

L’Europe ne verra donc jamais le chevauchement de ses institutions et de l’organisation du capital. Elle sert, sans aucun doute, de levier et de facilitateur aux mouvements de concentration (a fortiori avec l’euro), certains secteurs pourront éventuellement passer par une «étape» de concentration européenne, mais une Europe politique adossée durablement à un capitalisme européen est un rêve.

D’autres secteurs sont déjà candidats à connaître ces mêmes débats: l’automobile bien sûr, les télécoms surtout. Dans ce dernier cas, s’il faut s’attendre à un premier degré de consolidation entre opérateurs européens, il ne faut pas oublier que trois mastodontes non européens sont en embuscade, Hutchison Whampoa (Hongkong), AT&T (Etats-Unis) et America Movil (Mexique).

La Com au poste de commande

C’est alors que surgit l’inévitable Arnaud Montebourg [ministre du «redressement productif et du numérique»]. Après l’entrée de l’Etat dans PSA, notre ministre cocardier brandit cette nouvelle «victoire nationale» consistant à prendre 20% d’Alstom. Toujours modeste, il lance: «Nous avons gagné la bataille industrielle». Est-ce à ce point-là ? L’Etat prend 20% d’Alsthom. Pour cela le groupe Bouygues [construction, médias, télécoms, etc.] et l’Agence des participations de l’Etat ont passé un accord permettant à l’Etat de disposer temporairement de 20 % des droits de vote attachés aux actions du groupe industriel de manière que l’Etat puisse siéger au conseil d’administration. Le gouvernement pourra ensuite, pendant 20 mois, acquérir ces titres au tarif de 35 € l’unité: une bonne affaire pour Bouygues qui évite de subir une moins-value (son cours était à 28 €, à la clôture du vendredi 20 juin 2014). Dans le cas où cette option ne serait pas activée dans les 20 mois, l’Etat aura toujours la possibilité de se porter acquéreur sur les marchés.

Le gouvernement a d’autre part obtenu de GE des garanties sur sa souveraineté dans les turbines pour le nucléaire, l’emploi et le maintien des centres de décision en France au travers de coentreprises 50/50 entre Alstom et GE. Mais l’amputation d’Alstom de son pôle énergie n’est pas évitée. GE achète seul 56% de l’activité d’Alstom dans l’énergie. C’est le reste, dans les énergies renouvelables, les réseaux et la vapeur dans le nucléaire en France (les brevets seront placés dans une entité publique), qui est rattaché à ces fameuses coentreprises. Au plan comptable, la consolidation de ces activités-là se fera dans les comptes de GE et non dans ceux d’Alstom. En d’autres termes, leurs chiffres d’affaires ne seront pas comptabilisés dans celui d’Alstom, qui sera du coup réduit à sa branche Transport. Les coentreprises remonteront du dividende vers le groupe français, mais quid de l’avenir? Un des risques est bien de voir un jour ces activités sortir complètement de son périmètre car il faudra y investir inévitablement. Et donc, soit cela se fera en délestant la branche transport d’une partie de ses moyens, soit GE grignotera progressivement la part du français au sein de ce montage.

Tout cela relativise les gesticulations de Montebourg. D’autant que détenir 20% donne sans aucun doute d’importants pouvoirs de décision mais ne bloque ni la pression des marchés financiers ni l’arbitrage par le marché de l’allocation des facteurs. Il y a soi nationalisation soit pas de nationalisation. Mais la «nationalisation partielle» à 20%, comme cela a été dit, n’a aujourd’hui aucun sens. A quelque chose près, le chef c’est toujours le marché!

L’enfermement de la France dans son modèle nucléaire reste un des aspects de l’affaire. Et nous voilà revenus au mode de construction européenne, d’une part, et au quasi solo français sur le nucléaire (au moins en proportion de la production), d’autre part. Au chacun pour soi et à l’absence de construction politique. D’après les derniers chiffres d’eurostat, le taux d’interdépendance énergétique de la France tournait autour de 53% en 2012. Ce taux est légèrement en dessous de la moyenne européenne, mais sans plus. Car la France consomme presque le double de ce qu’elle produit. Elle est donc, comme tous les autres, conduite à importer. Si «notre» production d’électricité est d’origine nucléaire à environ 75%, notre consommation d’énergie hors nucléaire représente environ les deux tiers des besoins [1].

«L’indépendance» énergétique est donc quelque peu factice à l’heure de la mondialisation n’en déplaise à tous les patriotes. En fait, il ne faut pas confondre indépendance énergétique et protection de la branche nucléaire, c’est-à-dire en premier lieu (avant l’emploi) de ses capitaux et de ses profits … Mais tout cela se perd dans les effets de «com» de Montebourg qui ne craint pas d’alimenter les préjugés cocardiers de l’opinion et de lui raconter une fable. (26 juin 2014)

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[1] Selon le ministère de l’Ecologie les sources de la consommation d’énergie en France, en 2012, sont les suivantes, en pourcentage: pétrole: 30,3%; gaz: 14,8%, énergies renouvelables: 8,8%; électricité primaire non renouvelable (nucléaire, hydraulique par pompage): 41,5%. (Rédaction A l’Encontre)

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