Etat Espagnol. «Vox prend ses marques en Andalousie»

Vox devient le premier parti à El Ejido

Par Julie Connan

Aux premières loges du marché de Noël, trois générations de Grenadins sirotent un verre en terrasse devant quelques tapas, Plaza del Campillo. La discussion s’anime et se mue en une analyse familiale des élections du 2 décembre dernier en Andalousie. Ces régionales ont permis au parti d’extrême droite Vox, encore quasi inexistant il y a quelques mois, de remporter 12 sièges sur 109 à la Junta (11% des voix, contre 0,46 en 2015). Maria, 81 ans, est retraitée, Montse, sa fille de 52 ans, travaille dans l’administration hospitalière et Manuel, l’un de ses petits-fils de 27 ans, est chercheur.

Près d’un mois après le séisme des élections, ces trois électeurs conservateurs se réjouissent toujours autant du recul historique du PSOE (28%) dans la région la plus peuplée d’Espagne. «Nous voulions du changement sans oser y croire!», sourit Montse, entre deux bouffées de cigarette. «Ça paraissait impossible que les socialistes perdent après 36 ans au pouvoir!» renchérit Manuel. «Si Vox avait eu la majorité absolue, ça ne m’aurait pas plu, mais ce score va faciliter le changement», assure sa mère, qui a voté blanc. Manuel s’est abstenu, n’étant pas en Espagne au moment du scrutin. Quant à Maria, la grand-mère, elle a pour la première fois donné sa voix à Vox, qui a récolté 19,3% des suffrages dans ce quartier cossu de Grenade, contre 0,6% en 2015.

L’octogénaire, institutrice de formation, dit ne pas connaître le programme du parti, mais évoque l’un des thèmes qui a fait mouche auprès de ses partisans. «Le gros problème, c’est la corruption; l’argent ne va pas où il devrait aller», lance-t-elle, en accusant le système «clientéliste» de la région socialiste. «Et comme le PSOE, le PP (Parti Populaire) porte aussi la marque de la corruption!», dit-elle, soulignant ainsi l’évidente volonté de «dégagisme» qui a porté la jeune formation. «Après, je ne sais pas s’il est d’extrême droite ou non…», ajoute la grand-mère. «Moi, je suis d’accord avec certaines de leurs idées, explique sa fille, Montse. J’aime leur détermination. Et je suis comme eux pour l’abolition de la loi contre les violences faites aux femmes: ce thème a été instrumentalisé, mais les femmes continuent de mourir des violences machistes!»

Manuel ne partage pas les arguments de ses aînées, mais tient à les entendre: «Je comprends les raisons du vote Vox. Il a aussi à voir avec l’unité de l’Espagne. Beaucoup pensent que le PP n’a pas été assez dur en Catalogne, que Mariano Rajoy a trop cherché le compromis avec les indépendantistes.» Depuis la crise catalane, Vox joue la corde nationaliste et propose d’interdire les partis et associations cherchant à nuire à l’unité de l’Espagne. «Mais pour moi, l’unité de l’Espagne n’est pas la priorité, le travail et le chômage (23%) devraient l’être et Vox n’est pas la solution.» Sa mère enchaîne: «Je suis aussi d’accord avec eux sur l’immigration illégale. Une partie de la famille a émigré en Belgique, mais dans la légalité», ajoute Montse. «Il est arrivé en un mois autant d’immigrés qu’en quatre ou cinq ans!», renchérit la grand-mère.

Quel que soit le bulletin choisi, Vox a gagné du terrain dans la bataille des idées. «Le PSOE et le PP ont en quelque sorte fait la campagne de Vox et lui ont donné de la notoriété, estime Juan Montabes Pereira, professeur de sciences politiques à l’université de Grenade. Mais ils n’ont pas réussi à apporter des réponses aux prétendus problèmes soulevés par Vox. Et l’ironie, c’est que ce parti a eu ses meilleurs résultats dans une élection pour siéger dans une assemblée qu’ils veulent supprimer, au nom de l’unité espagnole!» note le chercheur.

D’après une étude de l’institut 40 dB [firme d’enquête créée en 2012], ce succès tient à une somme de facteurs: rejet du PSOE (34,2%) et de la corruption (27%), défense de l’unité espagnole (33,7%), et discours contre les étrangers (41,6%). Ce dernier thème s’est imposé dans la campagne cet été, après une série d’arrivées et de naufrages médiatisés dans cette région devenue la première porte d’entrée des migrants en Europe. «Mais qui fut celle qui a le plus émigré pendant le franquisme», rappelle le chercheur.

La «mer de plastique»: les serres de El Ejido… et sa main-d’œuvre d’immigrés surexploités

Pour prendre la mesure de cette défiance, il faut se rendre de l’autre côté de la Sierra Nevada, à 1h45 de route de Grenade, dans la province d’Almeria. Si Vox est devenue la deuxième ou la troisième force dans 30 villes andalouses, c’est particulièrement visible dans le Poniente, dans des villes comme Nijar (25,55%), Balanegra (30,13%) ou El Ejido (29,51%). Toutes situées dans ce qu’on appelle le «verger de l’Europe» ou la «mer de plastique», avec ces serres sur des dizaines de kilomètres, qui par un soleil blanc d’hiver se confondent avec la Méditerranée.

À El Ejido, cité de près de 90’000 habitants perdue au milieu de ces plasticos, le quartier de Las Norias de Daza, à 6 kilomètres du centre-ville propret et jalonné de banques, est habité par un tiers d’immigrés. Là, des posters verts de Vox sont encore collés sur des poteaux le long de l’artère principale, malmenée par des colonnes de camions chargés de fruits et de légumes. Ici, un électeur sur trois a plébiscité le parti, dix-huit ans après des émeutes racistes et une «chasse au Maure» que tout le monde a encore en tête. «Cet état d’esprit est plus marqué chez les anciens, qui ne comprennent pas que leur village d’antan ne soit plus peuplé que par des Espagnols», estime Fernando, 24 ans, qui n’a pas voté, comme beaucoup: l’abstention a atteint un record (43,5%) depuis 1990.

Devant la station-service où il travaille, des ouvriers étrangers réparent le toit des serres. Rémunérés une trentaine d’euros la journée, ils constituent une main-d’œuvre bon marché, et souvent non déclarée, pour les producteurs espagnols. Mais les deux communautés, interdépendantes, peinent à coexister. «J’entends parfois certains habitants dire: “Il n’a pas intérêt à nous ramener une bombe, celui-là”. Mais moi, mes meilleurs amis sont arabes et africains. C’est comme ça que ça doit être», affirme le jeune homme.

Non loin de là, Fernando Fuentes, la cinquantaine, peste devant son bar sur la façade duquel il a accroché un drapeau espagnol. «Je l’ai mis l’an dernier pour que les gens qui passent en voiture se disent: “tiens, ici au moins, c’est tenu par des Espagnols”», assure-t-il, en montrant l’autre côté de la rue, où s’alignent plusieurs commerces tenus par des étrangers. Ici vivent 94 nationalités, selon le recensement. «Regardez ce qu’ils ont fait depuis que j’ai dit publiquement que j’avais voté pour Vox!», s’énerve-t-il devant un trait de peinture vert le long du mur. Interrogé sur les preuves de ces accusations, il répond: «Bon, après, ce sont peut-être des enfants. Je ne sais pas.» Au fond du bar, quand on lui demande à quoi correspond la bannière accrochée derrière le billard, il élude: «Oh, c’est un vieux drapeau espagnol.» C’est l’aigle franquiste.

Son oncle José, accoudé au bar, se souvient du temps sous Franco où «il n’y avait ici que des Espagnols». «Les immigrés devraient juste venir ici pour travailler et repartir chez eux l’hiver et pas être payés plus que nous à ne rien faire», estime-t-il. Alors que Fernando maugrée contre les aides données aux travailleurs étrangers et les impôts réclamés aux Espagnols, un automobiliste passe en hurlant «Viva España!» par la fenêtre de son 4×4, à la vue du drapeau.

«Je n’arrive pas à me sentir espagnole ici, parce qu’on ne me fait pas sentir que je le suis, explique un peu plus loin Michelle, lycéenne à El Ejido. Je suis née aux Canaries, mes parents sont venus de Guinée-Bissau vivre en Espagne dans les années 1990. On parle parfois de multiculturalisme. Mais ici, tout le monde est raciste! Les gens ont voté pour Vox à cause de l’immigration, mais personne ne pense à ses causes. Qui veut mourir en mer et quitter sa famille? À El Ejido, les Noirs et les Maghrébins s’entendent bien d’un côté; les Espagnols sont de l’autre, avec un air supérieur, explique-t-elle. Si je garde ma coupe afro, j’entends des “retourne dans ton pays!” Mais mon pays, c’est ici», explique la jeune femme qui rêve d’intégrer la police nationale. «Même si on me dit que ça risque d’être compliqué en étant noire», ajoute-t-elle, avant de conclure, comme pour s’en convaincre: «De toute façon, Vox ne pourra pas gouverner.»

Le parti a d’ores et déjà joué le faiseur de rois jeudi 27 décembre: ses voix ont permis à la candidate de Ciudadanos (centre droit), Marta Bosquet, d’être élue présidente du Parlement, et en échange l’un des députés Vox, Manuel Gaviria, est devenu l’un des six membres du bureau de l’assemblée régionale à Séville [dont a été exclu, illégalement, un·e représentant de la fraction parlementaire Adelante Andalucía: coalition entre Podemos et Izquierda Unida; Vox dispose de 12 sièges au parlement andalou contre 17 pour Adelante Andalucía. Réd. A l’Encontre]. La présidence de la région devrait revenir au leader du PP Juan Manuel Moreno à la mi-janvier, mais là encore il faudra l’appui de Vox, qui compte bien faire monter les enchères.

Le parti ne compte pas s’arrêter là : il vise les scrutins de l’an prochain, les municipales et les européennes, ainsi que de possibles législatives. «Ils sont là pour durer car il y a un espace vacant à droite, au-delà de Ciudadanos et du PP. Et les deux tiers de leur électorat viennent du PP, qui a le plus à craindre, confirme Juan Montabes Pereira. C’est un phénomène de réorganisation idéologique de la droite. Et une forme de “normalisation européenne”». (Pour information, article publié en date du 31 décembre 2018 dans le quotidien Le Figaro)

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