Etat espagnol. Mise en perspective des élections du 10 novembre 2019

Déclaration du courant Anticapitalistas

Les élections du 10 novembre 2019 se déroulent dans un climat de grande instabilité. Les grands partis du système politique espagnol tentent de recomposer un ordre par le biais d’élections, mais la fragmentation politique, combinée à une forte dose de désaffection et à la révolte catalane, semble rendre impossible, pour l’instant, l’accalmie à laquelle la classe dirigeante aspire.

• Ces élections sont marquées par l’échec des négociations entre le PSOE et Unidas Podemos [échec des «négociations» entre Sanchez et Iglesias, en septembre, pour la formation du gouvernement]. Il est évident que le PSOE s’est profondément déplacé vers la droite ces derniers mois. Il a abandonné les aspects les plus progressistes de son programme social, tels que l’abrogation de la réforme du travail ou la règle du bâillon [loi qui sanctionne les attaques, verbales y compris, contre les institutions] et a entamé un processus d’imitation de Ciudadanos (Cs), d’adoption d’un discours réactionnaire sur la Catalogne et d’hostilité ouverte envers la gauche. Une position prévisible dans un parti qui n’est rien d’autre que le grand pilier d’un régime obsolète et décadent, incapable de se régénérer et d’améliorer les conditions de vie des classes laborieuses.

• Pour sa part, Unidas Podemos a continué d’insister sur la même tactique [«négocier» avec la direction du PSOE sa place dans le gouvernement] qui a permis au PSOE de regagner le terrain social et électoral malgré toutes ses difficultés. La tactique d’Unidas Podemos consiste à partager les responsabilités gouvernementales sous le commandement d’une force néolibérale [le PSOE], abandonnant toute perspective anti-systémique et constituante. La perspective d’Unidas Podemos semble se limiter à ce qu’ils font déjà dans 6 communautés autonomes: être dans un gouvernement dirigé par le PSOE, ce qui annule l’opposition nécessaire et le travail alternatif qui devrait être joué dans les territoires. Un virage stratégique totalement erroné de notre point de vue, qui n’a pas porté ses fruits: ni au niveau du progrès social (l’engagement de porter le salaire minimum à 900 € a en fait été obtenu de l’extérieur du gouvernement); ni au niveau politique (même en réduisant son programme et ses propositions socio-économiques pour s’aligner sur une orientation sociale-démocrate, Unidas Podemos n’a pas réussi à se faire accepter dans un gouvernement); ni au plan d’un renforcement de l’appui social (loin d’augmenter ses bases sociales de soutien, les tentatives de Podemos d’être une force politique gouvernementale se sont accompagnées d’un déclin de son enracinement social et d’une oligarchisation de l’organisation). Mais cela indique aussi la profondeur de la crise systémique, incapable d’intégrer des revendications socialement progressistes comme celles proposées par Unidas Podemos, mais qui ne cherchent pas à renverser radicalement l’état injuste de la situation.

• Bien sûr, d’autres propositions comme celle de Más País [la formation mise en place par l’ex-numéro deux de Podemos, Íñigo Errejón] ne cherchent pas à améliorer, corriger ou surmonter les déficiences de Unidas Podemos, mais plutôt à les approfondir: un projet tout aussi personnaliste [que celui de Pablo Iglesias], mais qui est déjà né ouvertement avec la vocation de faciliter un gouvernement «libre» du PSOE et de garantir la stabilité du régime, avec des propositions économiques et politiques inoffensives pour les classes dirigeantes et donc inutiles pour les classes populaires dans un contexte de crise organique du système politique et économique. Sur la question nationale et la défense des droits démocratiques, Más Pais exprime encore plus de positions «espagnolistes», régressives et centralisatrices que celles habituellement affichées par la majorité de la gauche au niveau de l’Etat. L’évolution rapide de l’espace politique de Más País l’a conduit de la défense d’un processus constituant à l’assimilation politique des noyaux centraux de la Constitution de 1978. De plus, son projet prétendument vert ne propose pas une véritable solution politique apte à répondre aux exigences de la crise climatique et écosociale, ni aux besoins urgents auxquels il faut faire face. Ces besoins incluent une politique de conflit ouvert avec la classe dirigeante et un changement radical de politique économique à tous les niveaux afin de faire face efficacement au changement climatique.

• En outre, la droite espagnole poursuit son processus de recomposition politique. Malgré les tentatives du PP (Parti populaire) de se tourner vers le centre, sa politique prioritaire reste celle du pacte avec VOX [extrême-droite] et Ciudadanos. Leurs propositions politiques, au-delà des différences de nuances au sein du bloc conservateur, sont similaires: des impôts abaissés pour les riches, radicalisation de privatisations du public, attaque contre les salaires et les droits des travailleurs, des femmes et des migrant·e·s, tout en poursuivant leur offensive contre les conquêtes et libertés démocratiques.

• Deux facteurs fondamentaux sont et seront encore plus décisifs au cours la législature qui s’ouvrira [après les élections du 10 novembre 2019].

Tout d’abord, le grand mouvement démocratique catalan n’a pas été vaincu malgré les coups durs portés par l’Etat. De notre point de vue, l’une des tâches de la gauche est de continuer à défendre le droit de décision du peuple catalan, à l’intérieur comme à l’extérieur de la Catalogne. Le mouvement indépendantiste est entré dans une nouvelle phase, au cours de laquelle la direction démocrate libérale a perdu son autorité et de nouveaux acteurs apparaissent, qui pratiquent la désobéissance civile à grande échelle, ainsi que des signes de révolte spontanée d’un secteur de la jeunesse lassé d’un système qui ne leur offre que l’autoritarisme. Il est évident qu’une alliance entre les classes populaires de l’Etat est nécessaire pour que les peuples puissent décider librement et pour que tout processus d’émancipation signifie une transformation profonde des relations sociales d’exploitation et d’oppression.

En tant qu’Anticapitalistas nous continuerons à soutenir ces justes revendications et à forger des alliances à l’intérieur et à l’extérieur de la Catalogne dans cette perspective. L’incapacité de l’État espagnol à apporter une solution démocratique à ces revendications accentue l’instabilité du système politique et ouvre un dilemme: processus constitutifs ou autoritarisme. Conscients des rapports de forces, nous pensons que seule une politique ferme et favorable à la lutte peut empêcher le régime de s’opposer et faire obstacle aux revendications démocratiques et sociales en Catalogne et en Espagne avec une solution autoritaire.

Ensuite, des turbulences économiques et éco-sociales se profilent à l’horizon. Il est fort possible que nous entrions dans une nouvelle phase de récession, dans laquelle les classes dirigeantes tenteront d’approfondir les coupes budgétaires et d’accentuer les politiques d’austérité, en attaquant encore plus les salaires et les services publics, et en essayant de faire payer aux classes populaires le coût de la crise écologique. Au-delà des promesses électorales, il y a un besoin urgent d’un plan de lutte et d’un programme de rupture. L’absence des grands syndicats en termes de mobilisation de leurs bases face à l’offensive répond à une série de faiblesses structurelles, mais aussi à l’illusion qu’un gouvernement progressiste [hypothèse d’un gouvernement du PSOE] empêchera un accroissement du processus de dégradation des conditions de vie des citoyens et citoyennes. Pourtant, ce n’est pas le bon moment pour la concertation sociale: les patrons et leurs serviteurs politiques ont brisé tout type de pont en ce sens et toute avancée minimale est mise en question par le cadre général d’une dynamique politique basée sur l’appauvrissement de ceux d’en bas pour relancer les taux de profit des entrepreneurs. Aujourd’hui, pour faire face à la crise à venir, ainsi qu’aux défis écologiques et du système de santé, il est nécessaire de mettre en question les piliers du système économique et de la propriété.

• Et il ne suffit pas de le faire dans tous les pays: la crise à venir mettra à l’ordre du jour l’urgence de construire un mouvement européen qui s’attaque à la catastrophe dans toutes ses dimensions et évite une solution réactionnaire basée sur une concurrence en termes protectionnistes entre États qui ne profitera qu’aux élites. Des mesures telles que la nationalisation des banques et des compagnies d’électricité, la démocratisation de l’économie et de la société (y compris des médias), la garantie d’une nouvelle répartition des revenus entre le capital et le travail, le maintien et le renforcement de questions fondamentales les retraites ou les droits des femmes qui, par leur travail non rémunéré, soutiennent la reproduction, exigeront une révolution politique profonde et un rôle protagoniste des classes populaires.

Réactiver un horizon écosocialiste et féministe qui questionne et combat le cadre capitaliste reste la meilleure façon d’avancer, y compris ici et maintenant. Les grandes mobilisations de femmes et de jeunes qui proposent une société féministe et écologique, ainsi que celles des retraité·e·s ou des nouveaux précaires, indiquent des voies de lutte que nous devons approfondir pour résister et renverser les attaques systémiques contre les travailleurs et travailleuses.

Pour s’attaquer à ces tâches, il faut repenser la stratégie. L’anticapitalisme doit entamer un profond processus de réflexion après le 10 novembre, en s’attaquant à ces défis fondamentaux dans un contexte encore incertain. Il ne suffit pas d’énoncer les axes d’une politique révolutionnaire, il faut construire une force politique et sociale organisée au niveau de l’Etat, capable de les rendre efficaces.

• Cela dit, nous ne sommes pas indifférents face à la configuration politique qui se dégage de ces élections. Le renforcement de la droite ou du PSOE signifierait sans aucun doute un fort recul et engendrerait davantage de difficultés dans la construction d’une force populaire anticapitaliste. C’est pourquoi nous appelons à un vote critique pour le Unidas Podemos: malgré les divergences que nous avons exprimées et notre conviction que nous devons ouvrir une nouvelle voie stratégique de gauche à moyen et long terme, nous considérons qu’un bon résultat pour l’Unidas Podemos constituerait une défaite du PSOE et de Pedro Sánchez.

De plus, nous considérons la présentation de la candidature de la CUP (Candidature d’unité populaire) en Catalogne comme une bonne nouvelle: sa présence au Congrès serait une avancée très positive pour les forces anticapitalistes. Elle contribuerait à élargir l’audience des revendications légitimes du peuple catalan et participerait à la construction d’une alliance confédérale entre les classes populaires des différentes nations de l’État et celles de Catalogne, basée sur la liberté des peuples, différente de l’oppression proposée par le nationalisme réactionnaire espagnol. Nous espérons que la CUP obtiendra un bon résultat le 10 novembre.

Une défaite de la droite et un affaiblissement du PSOE: ce serait le scénario le plus favorable pour faire face à la crise à venir. Mais il ne suffit pas de voter le 10 novembre: il faudra une organisation politique et sociale pour relever le défi du renversement d’un ordre de plus en plus agressif et injuste. (4 novembre 2019; traduction rédaction A l’Encontre)

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