Etat espagnol. La rencontre la plus attendue contre l’exploitation: les kellys et les aparadoras lutteront ensemble

«Aparadoras» et «kellys», unies pour la lutte contre la précarité

Par Emilio J. Martínez

Dans un mois, les kellys [abréviation de «las que limpian», celles qui nettoient, voir leur blog] de Benidorm [station balnéaire de la communauté valencienne] auront lutté depuis deux ans; les autres, les aparadoras d’Elche [voir article publié ce 21 août sur ce site] ont débuté la leur il y a un peu plus d’un mois [avril-mai]. Ces deux groupes de femmes ont décidé de tisser une alliance contre la précarité qu’elles vivent. Le lieu choisi: la ville d’Alicante.

Un point de rencontre immédiat pour deux associations qui cherchent à sortir de l’invisibilité à laquelle elles sont condamnées du seul fait d’être des femmes, selon Yolanda García, porte-parole des femmes de ménage de la région du Marina Baja [sud de la Communauté valencienne]. «Je suis convaincue que nos conditions proviennent du fait que nous sommes des femmes dans un secteur, comme celui du nettoyage, qui n’a jamais été vu comme un véritable travail» affirme-t-elle au cours de l’assemblée.

Yolanda révèle qu’au début de l’assemblée elle a fait la connaissance d’Isabel Matute, présidente des aparadoras, lors des Marches de la dignité qui se sont déroulées au cours des dernières années contre la crise économique [1]. Les autres participantes à la réunion, une trentaine, se présentent l’une après l’autre. Certaines aparadoras ont quitté le secteur, mais elles sont venues par «obligation morale» envers leurs camarades. Mabel figure parmi elles. Elle a cessé de coudre des pièces en cuir des chaussures, non par choix mais «en raison des maladies» accumulées après trente ans collée à sa machine à coudre.

Mary est aussi au chômage. Elle raconte qu’elle était femme de ménage il y a encore six mois. «Ils m’ont licenciée parce que je revendiquais mes droits et j’ai beaucoup de peine à trouver du travail, je ne sais pas pourquoi», s’interroge-t-elle avec ironie sous les signes d’assentiment de ses compagnes. Elles savent d’expérience de quoi elles parlent. Si tu élèves la voix et que tu gênes, ton contrat n’est pas renouvelé et tu grossis les listes noires élaborées par certains employeurs.

Isabel affirme que les travailleuses de la chaussure ont même été «punies, envoyées au coin» [comme à l’école]. «Nous sommes tellement peu de chose qu’il m’est arrivé de sortir des ateliers en pleurant et en disant que je ne savais pas assembler les souliers». «Nous aussi, nous nous sommes dit que l’on ne savait pas nettoyer», manifeste une voix exprimant son accord, au fond de la pièce.

Toutes disent être venues ici, unies, parce que les conditions de travail s’aggravent depuis plusieurs années, au point d’être devenues «insupportables». Isabel rappelle qu’elle a été plongée «pendant 40 ans dans cette dynamique» suite au succès de la grève de la chaussure de 1977. L’Espagne sortait de la dictature et les travailleurs de la chaussure, lassés de l’exploitation, sont sortis des usines pendant deux semaines en protestation. Ils-elles ont finalement obtenu satisfaction sur certaines de leurs revendications, comme la journée de huit heures pour le secteur ou 30 jours de vacances. «Nous avions obtenu des droits que nous avons peu à peu perdu à nouveau. De 8 nous sommes passés à des journées de travail de 10-12 heures et nous n’avons pas de contrat, ce qui fait que l’on ne peut pas dénoncer l’entreprise», se lamente-t-elle.

«Lorsque le mouvement des kellys a commencé dans d’autres villes touristiques espagnoles – se rappelle Yolanda – nous nous sommes demandé pourquoi il n’en irait pas de même à Benidorm, capitale touristique de la Communauté valencienne». L’année dernière, par exemple, 16,4 millions de touristes sont venus à Benidorm alors qu’en 2015 le nombre de nuitées était de 11 millions. «Les hôteliers gagnent toujours plus alors que notre situation ne s’améliore pas, l’externalisation s’étend même», signale-t-elle, résignée.

«Nous sommes les grandes oubliées, pour cette raison nous nous unissons», poursuit Yolanda dans un discours partagé par les aparadoras. «Parce que pendant longtemps personne ne nous a représentées dans les hôtels à l’exception des délégués syndicaux qui le faisaient pour leur propre compte, alors même que l’on représente 30% du personnel», se plaint-elle.

Les kellys et les aparadoras lutteront ensemble

Elle raconte que les femmes sont arrivées à un point où «le fardeau est devenu insupportable». «Nous devons nettoyer 25 à 30 chambres par jour et disposons de 10 minutes par chambre», indique-t-elle. Yolanda dénonce en outre que les chefs «peuvent modifier les jours libres via Whatsapp et ce sont eux qui choisissent les jours de vacances».

• Les salaires. Les aparadoras, autant celles qui travaillent à domicile qu’en usines, ne sont pas inscrites auprès de la sécurité sociale. «Nous n’avons pas de contrat, raison pour laquelle nous ne pouvons pas dénoncer l’entreprise», dénonce une des employées, «et sur les trois euros que nous étions payées, ils ont commencé à baisser jusqu’à un euro et demi.» 

Une autre aparadora raconte qu’en venant à la rencontre, située dans le bâtiment municipal El Claustro, elles sont passées par une rue commerciale. «J’ai vu dans une vitrine des chaussures vendues à 200 euros, alors que nous gagnons un euro et demi par paire».

Yolanda indique que les nettoyeuses des hôtels ne sont pas payées à la chambre, mais un jour et elles ont calculé ce que cela représentait. Le résultat, malheureusement, ne les a pas surpris. «Si tu es une travailleuse externalisée tu gagnes 0,89 euro par chambre; avec un contrat, 2,10». En d’autres termes: «ce que je gagne en un mois équivaut à ce que coûte passer une nuit dans l’hôtel de luxe où je travaillais». 

• Axes de travail

Les kellys de Benidorm ont inspiré celles d’Alicante, déjà organisées et présentes à la rencontre, qui à leur tour ont influencé les aparadoras d’Elche, dont la lutte encourage les femmes d’autres communes de la chaussure de la région, comme Villena [province d’Alicante], à les rejoindre.

Mila est venue de cette localité et reconnaît se sentir frustrée par le manque d’engagement de ses camarades. «Je ne comprends pas comment nous pouvons être aussi passives à Villena? – C’est ainsi que les choses se passent, une personne doit faire un pas en avant et c’est souvent une ou deux personnes. C’est ainsi que cela s’est passé à Benidorm. Ne te décourage pas, nous t’aiderons», l’encourage Yolanda.

Il a été décidé à l’issue de cette première assemblée de se rendre ensemble à Villena, une action commune devant les portes de la Sécurité sociale se profile. Car, ainsi que le souligne Yolanda en permanence, il faut «faire du bruit sans arrêt. Vous pensez qu’ils ne nous écoutent pas, mais croyez-moi lorsque je vous dis que lorsqu’ils nous verront unies, ils nous écouteront». Elle cite comme exemple le fait d’être allées devant le Parlement européen où elles ont raconté le degré d’exploitation qui était le leur ou celui de s’être rendu au Congrès des députés lors des discussions d’une modification du Statut des travailleurs pour faire face aux problèmes engendrés par l’externalisation des services ou encore la rencontre avec Mariano Rajoy, lorsque ce dernier était encore locataire de La Moncloa [siège du gouvernement espagnol]. (Article publié le 10 juin 2018 sur le site eldiario.es; traduction A L’Encontre)

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[1] Les marches de la dignité, autour du slogan «du pain, un toit, un travail», ont vu converger plusieurs mouvements locaux qui se sont rassemblés à Madrid. La plus importante de ces marches de la dignité a eu lieu dans la capitale de l’Etat espagnol le 22 mars 2014, point d’orgue d’un cycle de luttes sociales dont les expressions les plus visibles ont été les marées blanches dans le secteur de la santé et vertes dans celui de l’éducation. Voir les articles sur ce site: recherche «marche de la dignité» dans le moteur de recherche, depuis mars 2014. (Réd. A l’Encontre)

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