Etat espagnol. «Co-gouvernement ou alternative, c’est la question»

Par Manuel Gari

L’échec de l’investiture s’est avéré être une expérience toxique, un mélange de vaudeville et de tragédie. Vaudeville qui fait sans doute grandir la formule «ils sont tous sont égaux» (ce qui n’est pas vrai) ou, pire encore, celle «qu’ils s’en aillent tous», qui n’est pas un cri de rébellion ici et maintenant, mais un symptôme du «en avoir assez» et un ferment qui peut nourrir les candidats à la Salvini (Rivera lui ressemble chaque jour davantage, ce qui rend obsolète l’option du Financial Times du 26 juillet – «Spain’s option after Sanchez fails to form governement»).

C’est aussi une tragédie parce que cela a été un coup dur pour les gens de gauche et, ce qui est plus grave, cela retarde la solution des situations d’urgence sociale et climatique que traverse le pays. Si ce problème n’est pas résolu, il ne peut qu’entraîner une démobilisation populaire dans les bureaux de vote et dans les rues. Et, encore une fois, revitalise le vieux mantra du vote utile, si ce n’est une nouvelle poussée vers la droite.

Durant les journées parlementaires propres à l’investiture, le PSOE, une fois de plus, a utilisé son expérience et son appareil dans un jeu qui visait à faire plaisir à sa droite – sans y parvenir – et à neutraliser et marginaliser son «partenaire privilégié»: Unidas Podemos (UP). Des rivières d’encre ont coulé sur les erreurs commises durant les négociations par UP ou sur la fragilité et l’improvisation de certaines de ses propositions, mais ce n’est pas la chose la plus importante. La leçon fondamentale est que le PSOE a placé ses intérêts et la défense du statu quo économique et politique oligarchique au-dessus des intérêts de la majorité sociale. Beaucoup de gens en ont assez de la situation et craignent la droite, confiants dans la solution d’un gouvernement à deux composantes. Mais… la formule de la co-gouvernance n’était ni possible ni pratique, et elle l’est encore moins face aux «examens» de septembre.

Lorsqu’il s’agit de former un gouvernement ou de ne pas en faire partie – comme dans toute action politique – il est important d’analyser avec rigueur et réalisme ce que la majorité sociale gagne et ce qu’elle perd, ainsi que ce que les forces de gauche qui s’engagent dans une direction ou une autre gagnent et perdent. La prière bien intentionnée d’«améliorer la vie des gens» ne suffit pas, car elle doit s’accompagner de qui – et comment – peut rendre les conquêtes sociales possibles, et de qui et comment peut les faire échouer. Les programmes sont faits pour les réaliser parce qu’on considère qu’il y a les solutions venant de et pour «nos gens»: ceux d’en bas. C’est pourquoi le meilleur discours ne remplace pas les mesures d’urgence et encore moins celles de moyen et long terme.

Cela signifie que Unidas Podemos devrait à tout prix revoir en profondeur son engagement envers le gouvernement de coalition. Les forces politiques transformatrices peuvent obtenir de meilleurs résultats si, au lieu de raccourcis et de fuite en avant, elles proposent de construire leur propre alternative avec un projet social, une stratégie, des formules organisationnelles pluralistes, collectives et inclusives et un programme solide pour affronter le néolibéralisme et la dérive autoritaire. Cela signifie donner la priorité dans l’action politique à l’indépendance totale par rapport aux formules sociales libérales qui visent à renforcer le système économique et le régime politique qui les étayent. Dans le même temps, nous devons garder à l’esprit que des partis tels que le PSOE ont, bien que leur nature ait changé, une base sociale et électorale populaire. Cela nous oblige, comme par le passé, à nous pencher sur le problème complexe de la manière dont les partis et organisations de gauche améliorent les rapports de forces afin de gagner l’hégémonie. Les variables de l’équation sont le degré d’organisation, la mobilisation et la prise de conscience populaire, la politique d’alliances pour renforcer les acquis sociaux et éviter les tics sectaires ainsi que l’utilisation d’institutions qui ont été créées pour maintenir un pouvoir oligarchique et qui limitent le champ de l’action gouvernementale. Tout cela exige la construction et le renforcement de l’indépendance des forces politiques transformatrices.

Est-il légitime pour un parti de gauche de vouloir gouverner? Bien sûr. Est-il approprié de le faire en toutes circonstances, suivant le cadre institutionnel, l’état de la mobilisation sociale, les rapports des forces et sur la base d’un programme modifiable à tout moment? Non, bien sûr que non. Et étant donné que le débat actuel porte sur ce qu’il faut faire en septembre [1], quelques réflexions s’imposent à la lumière des idées qui sont mises sur la table, que je résume pour ma part dans quelques formules simples.

Je pars du principe que l’idée qui unit et guide l’action de la gauche sociale et politique est d’arrêter la droite, de l’éloigner des centres du pouvoir politique, de concevoir et d’exécuter immédiatement des politiques favorables aux classes exploitées et aux couches accablées de la population. Ce n’est que dans ce cadre que les questions qui suivent acquièrent un sens qui tente d’établir le meilleur scénario possible pour la majorité sociale.

Proposition 1. Un gouvernement de coalition exige de ses composantes un degré de discipline encore plus élevé que celui exigé actuellement de ses membres par les partis politiques qui, soit dit en passant, sont dans un processus rapide et dangereux d’oligarchisation, de privatisation et d’exclusion ainsi que de bunkérisation élitiste de leurs dirigeants (une question qui pourrait faire l’objet d’une réflexion à une autre occasion).

Corollaire 1. L’indépendance ayant trait aux propositions et à l’action des partis qui composent un tel gouvernement est donc diminuée.

Proposition 2. Le Journal Officiel de l’Etat est une arme de papier qui non seulement peut rester «un chiffon de papier», mais ses phrases ne sont pas écrites par chaque ministre, mais par le gouvernement dans son ensemble et dépendent des rapports de forces au sein du gouvernement, mais surtout de la société.

Corollaire 2. Compte tenu de la corrélation actuelle des forces entre le PSOE et Unidas Podemos et ses confluents, il est faux d’affirmer que ne pas se battre pour un gouvernement de coalition implique une démission. En effet, nous avons vu dans l’hémicycle que le PSOE a exigé des abandons politiques et programmatiques de grande envergure de la part de forces de gauche, ce qui signifiait clairement renoncer à leur propre projet.

Proposition 3. La politique ne se réduit pas au cadre de l’exécutif, ni même du législatif correspondant. Pourtant, il semble que seules les actions des groupes parlementaires et la quête désespérée d’une présence dans le gouvernement du moment pour l’influencer soient intéressantes.

Corollaire 3. En de nombreuses occasions, depuis l’extérieur des gouvernements, des syndicats et des organisations féministes, environnementales et sociales ­– qui préfèrent évidemment des gouvernements amis – ont rédigé (de facto) le contenu de décisions. Sans parler des conditions que l’action parlementaire peut imposer au gouvernement, surtout s’il n’est soutenu que par une «majorité» minoritaire, comme c’est le cas aujourd’hui pour le PSOE. Le champ d’action des forces de gauche est actuellement plus fertile à l’extérieur qu’à l’intérieur du gouvernement et lorsqu’une large coalition se forme dans la société, allant des organisations politiques aux syndicats, au mouvement féministe, aux socialistes et aux écologistes, pour proposer, exiger, surveiller et obtenir des budgets, des mesures et des politiques favorables à la majorité sociale.

Proposition 4. La gauche peut subir un revers dans des conditions défavorables au sein d’un gouvernement avec des forces garantes de l’ordre militaire atlantiste (OTAN), qui acceptent d’être la police des frontières face aux migrations, qui maintiennent des politiques respectueuses et mettent en œuvre les traités de l’Union européenne, qui sont plus néfastes pour la majorité sociale, etc. Si dans le débat d’investiture nous avons vu un Sánchez en plein travail de toreador, participer au gouvernement avec lui, impliquerait la vieille métaphore de l’étreinte de l’ours.

Tirons les leçons de l’expérience des co-gouvernements du Parti communiste français ou de Rifondazione Comunista et du PCI italien avec un résultat fatal dans les politiques qu’ils ont dû mettre en œuvre et avec la crise et la quasi-disparition de la gauche en France – toute la gauche – et avec le manque de pertinence dans laquelle elle reste en Italie. Ou simplement l’arrêt sec de la croissance et du début du déclin de Die Linke après les expériences de co-gouvernement à Berlin et dans certains Etat (Land).

Corollaire 4 : Mieux vaut appliquer, comme nous le défendons depuis des années dans le courant politique dans lequel je suis inscrit (Anicapitalistas), une formule que l’on a appelée de manière simpliste «la portugaise». C’est pourquoi nous nous réjouissons de la nouvelle attitude de Izquierda Unida. Pour notre part, nous proposons de convenir de quelques points d’accord avec les sociaux libéraux afin de permettre leur investiture et de court-circuiter les aspirations des forces à leur droite. Et mener immédiatement une opposition vigilante. Mais sans avoir à être silencieux ou condescendant face à la politique européenne et internationale du PSOE, à sa politique migratoire, à ses connivences avec les banques et l’oligopole énergétique, ni face à ses «raisons d’Etat» et ses collusions avec le FMI ou la Commission européenne. Il y a eu quelques (rares) voix qui, d’une manière peu rigoureuse et mal informée, disent qu’après la motion de censure – ce qui a été un succès à mettre au crédit de Pablo Iglesias – cette tactique a été appliquée lors du débat sur les budgets généraux de l’Etat. Ce ne sont pas des situations comparables: un gouvernement minoritaire – comme celui de Sánchez, issu de la motion de censure – dont la mission était de convoquer des élections n’est pas le même qu’un gouvernement après les élections générales du 28 avril et surtout après les élections locales, autonomes et européennes du 26 mai où il s’est renforcé. Il constitue dès lors une majorité minoritaire dans les Cortès et il a besoin de soutien pour toute action gouvernementale.

Conclusion générale pour septembre. Le PSOE ne peut gouverner gratuitement. Nous devons lui arracher des engagements essentiels. Pedro Sánchez ne peut se voir confier la présidence en échange de rien, comme le PSOE semble le prétendre de manière illusoire et démagogique. Nous devons exiger des droits sociaux et, en même temps, construire une alternative depuis l’opposition. Et nous mettre en état alerte permanente avec des instances de suivi et d’évaluation (alliance sociale et politique) des engagements acquis. Et face aux manquements, aux violations des accords ainsi que sur d’autres autres questions, se démarquer face au gouvernement, faire opposition et organiser la mobilisation si se concrétisent des actions contraires aux droits des gens ici et au-delà de nos frontières. (Article publié le 31 juillet 2019, sur le site nuevatribuna.es, traduction Rédaction A l’Encontre)

Manuel Gari est membre du courant Anticapitalistas et de la rédaction de Viento Sur.

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[1] «S’il y a septembre – c’est-à-dire une investiture – et que la thèse de Felix Tezanos [qui dirige le Centro de Investigaciones Sociológicas (CIS) et parie sur un succès électoral futur de Sanchez] de tenir de nouvelles élections ne s’impose pas, car dans ce cas ouvrirait d’importantes questions électorales à la gauche du PSOE. (M.G.).»

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