Etat espagnol-Catalogne. La réforme constitutionnelle, la Catalogne et Podemos

Carles Puigdemont, président du gouvernement de Catalogne

Par Jaime Pastor

D’après ce que relatait le 17 décembre dernier le quotidien El País, désormais organe officiel du bipartisme PP-PSOE, le PP et le PSOE seraient parvenus à un accord destiné à fixer des limites très strictes à ce qui pourra être abordé lors la présentation sur la Constitution faite devant le Congrès.

Avant toute discussion parlementaire, les deux formations se proposent ainsi de faire en sorte que l’«hypothétique» réforme [constitutionnelle] «ne se transforme pas en processus constituant au cours duquel tous les articles pourraient être révisés, ainsi que le prétendent des groupes comme Unidos Podemos et les indépendantistes».

En outre, le document de référence pour former ce consensus antérieur à tout débat parlementaire sera le Rapport sur les modifications de la Constitution espagnole, émis le 16 février 2006 par le Conseil d’Etat. Ainsi qu’il fallait s’y attendre, le parti d’Albert Rivera [Ciudadanos] n’a pas fait attendre son adhésion à cet accord en vertu de l’unité des partis «constitutionnalistes».  

Projet de «réforme» constitutionnelle et austérité

Avec cette législature, il n’y a donc aucune raison de se faire beaucoup d’illusions sur la trajectoire que pourra prendre ce processus. Il suffit de consulter le document de base sur lequel ils veulent s’appuyer. Quels aspects abordait le Rapport mentionné ci-dessus? Il ne contenait, en réalité, que cinq points: la suppression de la préférence masculine pour la succession au trône; la mention obligée de la participation – accompagnée de ses implications juridiques – au processus de construction européenne (c’est-à-dire, la subsomption au sein de la Constitution économique européenne); l’inclusion de la dénomination des Communautés autonomes et tout ce qui est relatif aux critères portant sur la répartition des compétences (partie où il est suggéré le rétablissement du recours préalable en inconstitutionnalité face aux Statuts d’autonomie ainsi qu’une interprétation restrictive de l’article 150.2) [1]; une réforme du Sénat fondée sur une représentation territoriale ainsi que la mise en place d’un bicaméralisme non partisan, conjugué à la proposition d’une clarification de la marche à suivre en cas de réforme constitutionnelle. Des modifications qui, dans leur version définitive, devraient être ratifiées ou non par un référendum à l’échelle de l’Etat étant donné que si ces propositions n’affectent pas le noyau de la Constitution, elles touchent bien à des éléments importants de la Constitution de 1978.

Les propositions de ce rapport semblaient déjà modérées à l’époque, même si elles contenaient des points trop audacieux pour l’ancien président du gouvernement José María Aznar [Président de mai 1996 à avril 2004], le seul qui a voté contre le rapport, voulant, entre autres, éliminer l’article 150.2.

Elles le sont encore plus si l’on tient compte du fait qu’il s’agit d’un document élaboré des années avant que ne s’ouvre une situation nouvelle inaugurée par le tournant de l’austérité du gouvernement [avril 2004-décembre 2011] Rodríguez Zapatero en mai 2010 ainsi que par le jugement du Tribunal constitutionnel sur le Statut réformé de la Catalogne en juillet de la même année.

Ces deux moments ont marqué des points d’inflexion qui ont provoqué comme réponse l’irruption du 15M dans les rues et sur les places, de Podemos ensuite dans les institutions d’un côté, et, de l’autre, la montée du mouvement souverainiste et indépendantiste en Catalogne.

Deux lignes de fracture

Ces deux processus ont mis en évidence deux lignes de fracture au sein du régime. Elles sont loin d’être colmatées avec le nouveau gouvernement du PP et, malgré la résolution temporaire de la crise de gouvernabilité grâce à un PSOE, aujourd’hui aux soins intensifs, elles ne cessent de s’élargir.

La première ligne de fracture est liée à la défense des droits sociaux et des biens publics face à la dettocratie (symbolisée par la contre-réforme de l’article 135 de la Constitution adopté en août 2011 [qui priorise le remboursement de la dette] ainsi que par le Pacte budgétaire de la zone euro, matérialisée par les coupes budgétaires successives ainsi que par les privatisations adoptées conjointement à la loi Montoro [2], véritable camisole de force glissée sur les «municipalités du changement»).

La deuxième ligne de fracture est celle à laquelle s’affronte en permanence la revendication du droit à décider (référendum et processus constituant non subordonné à l’Etat dans le cas catalan) face à un fondamentalisme constitutionnel espagnol qui nie obstinément à reconnaître le caractère plurinational de l’Etat ainsi qui s’oppose à la recherche d’une voie légale à l’exercice de ce droit.

Il convient de rappeler aussi d’autres questions d’importance qui devraient être abordées lors d’un débat constituant, même si elles ne débouchent pas encore sur des bipolarisations d’une portée similaire aux deux mentionnées précédemment: une monarchie d’origine franquiste [Juan Carlos a été nommé successeur de Franco par ce dernier lui-même, en 1969] et dont le rôle n’est pas seulement symbolique dans la défense du régime, un rôle dont la légitimité est questionnée sous les effets des bipolarisations; la suppression des privilèges de l’Eglise, la nécessité d’une réglementation généreuse des initiatives législatives populaire et du référendum [3] ou encore une réforme obligée du système électoral en vigueur [qui favorise les grands partis]. Cette dernière revendication – doublée du slogan «ils ne nous représentent pas» – a été l’une des premières à obtenir un large consensus au sein du mouvement du 15M. Elle est reprise, aujourd’hui, autant par Podemos que par Ciudadanos, bien que leurs propositions soient très différentes.

Référendum, démocratie et droits sociaux

C’est précisément au cours de cette nouvelle période, malgré le fait qu’il n’a pas été possible de créer une majorité sociale et politique en faveur d’un processus constituant de démocratisation à l’échelle de l’Etat, que l’opinion publique s’est montrée toujours plus favorable (54%) devant la nécessité de «réformes et retouches profondes, car la structure étatique est restée en déphasage par rapport à la réalité actuelle», selon un sondage récent de Metroscopia.

Ada Colau

Une conviction qui, en Catalogne et en Euskadi, atteindrait 75% selon la même enquête. Il est vrai qu’en ce qui concerne l’organisation territoriale de l’Etat, il existe des propositions qui vont dans une direction pratiquement opposée à celles qui existent dans les deux communautés mentionnées, mais il est aussi vrai que des sondages tout aussi récents confirment la croissance d’un segment de la population espagnole (45% selon le Baromètre de La Sexta) qui serait favorable à autoriser une consultation en Catalogne [sur la relation de cette communauté autonome avec le reste de l’Etat ou l’indépendance].

Il n’est donc pas surprenant que même certains secteurs faiseurs d’opinion de l’establishment soient toujours plus préoccupés, au cœur de ce scénario changeant, de l’immobilisme du régime face aux fissures et fractures qui le traversent, elles-mêmes aggravées par le panorama d’incertitude et de crise profonde que connaît l’Union européenne.

Tout cela pourrait conduire, ainsi que l’a rappelé Javier Pérez Royo, à une situation semblable à ce qui est arrivé à la Constitution de 1876: une «loi de lois» qui est finalement «morte d’inanition et des mains de la classe politique», dès lors que «celle-ci n’est pas parvenue à intégrer sociaux et politiques émergents» [4]. A plus forte raison, cette hypothèse (un «suicide constitutionnel») prophétisait José Antonio Zarzalejos – journaliste et ancien directeur du quotidien de droite ABC – il y a quelques jours pourrait se réaliser. Et cela, actuellement, du fait de la crainte plus importante au sein de la «classe politique» à ce qu’Unidos Podemos et les forces indépendantistes et souverainistes – disposant d’un poids parlementaire suffisant à cette fin – puissent déborder le cadre du consensus initial que le tripartisme «constitutionnaliste» [PP-PSOE-Ciudadanos] prétend atteindre.

Le débat destituant-constituant, par conséquent, est inévitable [5]. Donc l’impulsion de ce processus à partir d’en bas, accompagné de nouvelles pratiques instituantes, est plus nécessaire que jamais en cette nouvelle étape. C’est peut-être à cela que voulait faire référence Pablo Iglesias lorsqu’il parlait il y a peu de «l’esprit constituant» qu’il faut revendiquer et que notre tâche serait de le matérialiser en ce nouveau cycle.

Si en ce qui concerne la question sociale, toute tentative de défendre les droits sociaux et les biens publics et communs s’affronte au mur du néolibéralisme «punitif» [6] de l’Union européenne. C’est autour de la question catalane que le caractère belliqueux des trois partis, qui se dénomment «constitutionnalistes», se manifeste face à toute proposition de négociation, d’accord ou même de création d’une Commission d’étude parlementaire sur ce conflit. On a pu le voir il y a quelques jours au Congrès que cela ouvre le chemin de l’affrontement.

Ni «l’opération dialogue» de la vice-présidente Sáenz de Santamaría, ni son autocritique tardive pour le recours que son parti a présenté contre le Statut réformé [de la Catalogne] ne freinent cette dynamique. Au contraire, elle est aggravée par la suspension préventive décidée par le Tribunal constitutionnel de la résolution du Parlament catalan sur les Conclusions de la Commission d’étude sur le processus constituant, ainsi que par la menace de destitution de l’actuelle présidente [Carme Forcadell, également dirigeante de l’Assemblée nationale catalane] de cette institution pour avoir autorisé le vote sur les conclusions de ce rapport [7].

Face à ces mesures, le président de la Generalitat [Puigdemont] a réaffirmé que le référendum sur l’indépendance se tiendra «irrémédiablement» avant le mois de septembre 2017.

En Catalogne, la relance d’un activisme social ?

Devant cette croisée des chemins le rôle d’Unidos Podemos (UP) à l’échelle de l’Etat pourrait être clé. L’un des points, le 24e, figurant dans le programme que cette coalition a présenté pour les élections du 26 juin 2016 reste d’une grande actualité. On y lit: «conformément à l’article 92 de la Constitution espagnole, convocation d’un référendum comportant des garanties en Catalogne pour que ses citoyens et citoyennes puissent décider de la nature de la relation territoriale qu’ils souhaitent établir avec le reste de l’Espagne».

Une proposition qui se heurte toujours au fondamentalisme espagnol déjà mentionné, mais qui ne cesse d’être la meilleure voie démocratique pour résoudre le conflit: un référendum comportant des garanties et négocié; il est considéré également comme la meilleure option par une partie du Parlament catalan (c’est en réalité la résolution, présentée par Catalunya Sí Que Es Pot, qui a obtenu le plus grand nombre de votes favorables), plus encore suite à la suspension décidée par le Tribunal constitutionnel.

L’une des grandes inconnues de cette nouvelle année sera, par conséquent, de savoir jusqu’à quel point, en Catalogne, pourra naître l’activisme d’une majorité sociale disposée à se diriger vers ce référendum avec des alliances suffisantes pour forcer la reconnaissance de l’Etat espagnol, non seulement légitime, mais également légal.

Si cette aspiration parvenait à s’articuler prochainement avec le rejet du despotisme financier postdémocratique à l’œuvre en Europe – que nous devons développer autant en Catalogne (ainsi que le proposent autant la CUP, CSQP qu’En Comù Podem) qu’à l’échelle de l’Etat – il sera plus facile de gagner non seulement des soutiens, mais de générer de nouvelles convergences autour d’un bloc plurinational et populaire dans tout l’Etat.

Unidos Podemos ne peut cependant rester dans l’attente des pas en avant (ou en arrière) qui seront faits en Catalogne. La coalition devrait, au contraire, prendre l’initiative, promouvoir des rencontres et des forums de dialogue, autant dans le cadre institutionnel que social.

Des initiatives où la reconnaissance de la plurinationalité et du référendum sur l’indépendance en Catalogne soit assumée comme des revendications formant partie de l’aspiration commune à une «démocratie réelle». (Traduction A l’Encontre, article publié le 21 décembre 2016 sur le site VientoSur.info)

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[1] Rappelons que cet article dispose que: «l’Etat pourra transférer ou déléguer aux Communautés autonomes, au moyen d’une loi organique, des facultés appartenant à l’Etat qui, de par leur nature, sont susceptibles d’être transférées ou déléguées. La loi prévoira dans chaque cas le transfert correspondant de moyens financiers, ainsi que les formes de contrôle que se réserve l’Etat.»  

[2] Du nom du ministre des Finances (depuis 2011 ainsi qu’entre 2000 et 2004), cette loi découle des nouvelles dispositions offertes par la modification de l’article 135 de la Constitution, soit l’interdiction de dépasser un déficit structurel fixé par l’Union européenne ainsi que la priorisation du paiement des intérêts de la dette. La loi Montoro est la concrétisation de cet article au niveau des municipalités, attribuant un contrôle conséquent au ministère des finances sur les dépenses et la gestion financière des différentes villes. Attribution que n’a pas manqué de rappeler ce même ministre aux différentes «municipalités du changement» élues en mai 2015. (Réd. Al’Encontre).

[3] Il existe un mécanisme d’initiative législative populaire en Espagne. Il n’est toutefois pas contraignant, les parlementaires pouvant décider s’il convient de donner une suite quelconque au texte qui leur est soumis, sans même parler de le proposer au vote. C’est le sort qu’a connu l’initiative de la PHA (Plateforme contre les expulsions de logement pour les personnes ne pouvant rembourser une hypothèque, groupe activiste dont la figure la plus importante était alors Ada Colau, l’actuelle maire de Barcelone) visant à offrir des garanties contre les expulsions de logement. Le texte avait recueilli plusieurs centaines de milliers de signatures et bénéficiait d’une large audience au sein de la population. Les députés, dans une assemblée législative où le PP disposait d’une majorité absolue, s’en sont «inspirés» pour un texte de loi, sans que cela ne change grande chose sur les pratiques antérieures. (Réd. A l’Encontre)

[4] Mariano García Canales, «Los intentos de reforma de la Constitución de 1876», Revista de Derecho Político, 8, p. 135, 1981.

[5] Voir les développements que j’ai (Jaime Pastor) consacré à cette question dans un autre article: «Debates constituyentes ineludibles», Viento Sur, 3 décembre 2016, www.vientosur.info/spip.php?article11968

[6] William Davies («The New Neoliberalism», New Left Review, 101, pp. 101-134, 2016) propose cette définition pour désigner le type de néolibéralisme qui émerge à partir de 2008 (associé à la dictature de la dette). Ce néolibéralisme punitif serait le successeur du néolibéralisme «combatif» de la première étape (1979-1989) et du «normatif» (1989-2008) qui l’a suivi jusqu’à l’éclatement de la crise systémique. (Jaime Pastor)

[7] Sur ce point, voir Martí Caussa «Catalunya: operación diálogo y juicio a Carme Forcadell», Viento Sur, 18 décembre 2016, www.vientosur.info/spip.php?article12024 (Jaime Pastor)

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