Etat espagnol-Catalogne. Double pouvoir en Catalogne

Par Joan Martínez Alier

[Ce 11 septembre est le jour de la Fête nationale – Diada – en Catalogne; elle se déroule dans un climat particulier moins de trois semaines avant le référendum fixé au 1er octobre 2017 – Réd.]. Il ne s’agit pas du «double pouvoir» de 1917, il y a un siècle, où en Russie, ainsi que l’affirment certains, les conseils ouvriers et de soldats(ou soviets) et l’appareil officiel de l’Etat du gouvernement provisoire russe coexistèrent l’un avec l’autre en compétition pour la légitimité. En Catalogne, tout est plus pacifique, plus détendu, l’héroïsme actuellement sur un ton mineur et sans qu’une révolution sociale menace. En revanche, une révolution politique est possible.

L’indépendance de la Catalogne est une perspective face à laquelle certains militants de gauche d’Espagne semblent nous implorer: «Catalans, ne nous laissez pas seuls avec les Espagnols!» plutôt que de profiter de l’élan catalan pour mettre en question la monarchie ou, pour le moins, le gouvernement du Parti populaire (PP), un parti post-franquiste.

• En Catalogne, il y a environ deux ou deux millions et demi (de manière plus marquée parmi les jeunes) de «séparatistes» en âge de voter, qui souhaitent voter Oui lors du référendum du 1er octobre, désormais au bénéfice de la protection de deux lois approuvées et promulguées par le Parlament et le Govern de la Generalitat (le gouvernement régional) les 6 et 7 septembre 2017. Lors de ce référendum, il s’agira de savoir si la Catalogne doit être une république indépendante de l’Espagne. La réponse est «oui» ou «non». Il n’y a pas alternative.

Les «séparatistes», en tant que force parlementaire, disposent du groupe de Junts per Sí – coalition de Esquerra Republicana [ERC] et du Partido Democrático de Catalunya, l’ancienne «Convergència» [1] auquel s’ajoute la CUP (gauche radicale). Les deux groupes totalisent 72 sièges dans un Parlament qui compte 135 députés. Ces deux groupes représentent le catalanisme bourgeois ainsi que le catalanisme populaire. Face eux, trois partis. Ils ne se prononcent pas pour le Non, mais nient simplement la légitimité du référendum et respectent l’interdiction de ce dernier prononcé par le gouvernement de Madrid. Ces trois partis sont les suivants: le PP (Parti populaire), le PSC (le PSOE catalan, «socialiste») et Ciudadanos [C’s, droite dite de centre droit] qui, ensemble, totalisent 52 sièges au Parlament de Catalunya.

Si l’on s’en tient à une analyse sociale très simplifiée, on pourrait dire qu’ils représentent les classes les plus hautes (le Círculo de Economía [2] par exemple),]. Elles reçoivent le soutien assez significatif du quotidien bourgeois La Vanguardia et de El Periódico du quotidien populaire (les deux principaux de Catalogne). Ce «groupe» représente également de nombreux habitants de la ceinture ouvrière de Barcelone et des classes moyennes espagnolistes ou fédéralistes [don en faveur d’un Etat fédéral espagnol]. Au milieu, avec 11 députés, CSQP [Catalunya Si que es Pot], un groupe formé de membres de l’ancien PSUC [Parti socialiste unifié de Catalogne, parti communiste] et du nouveau parti Podemos, coalition qui ne parvient pas à maintenir son unité.

• Les derniers sondages d’opinion indiquaient en juillet 2017 que plus de la moitié des personnes interrogées voulait participer au référendum, voire même jusqu’au 65% [selon la question posée], et dans tous les cas des majorités en faveur de l’indépendance. Une raison manifeste à l’origine de l’interdiction du référendum prononcée par le gouvernement de Madrid ainsi que des plaintes pénales – incluant la possibilité de l’emprisonnement pour le président et le vice-président de la Generalitat, Puigdemont et Junqueras ainsi que pour la présidente du Parlament, Forcadell – tient dans ces sondages. Il faut interdire le référendum car il est probable que l’option favorable à l’indépendance l’emporte. Une autre raison est – même si le Non devait gagner – qu’un précédent aura été établi dans l’exercice du droit à l’autodétermination, si est tolérée la tenue du référendum le 1er octobre 2017.

Les dissensions au sein de CSQP étaient visibles au Parlament les 6 et 7 septembre, lorsqu’un porte-parole, Joan Coscubiela [ancien secrétaire des Commissions ouvrières (CC.OO) pour la Catalogne de 1995 à 2008 et actuel député de ICV, soit de Catalunya-Verds] s’est aligné avec les 52 députés du PP, du PSC et de C’s contre le référendum. Par contre, Albano Dante Fachín [secrétaire général de Podem Catalogne, en désaccord avec Pablo Iglesias sur la question du référendum] et d’autres députés sont partisans de la tenue du référendum bien que certains voteront Non. Joan Coscubiela s’est prononcé avec ferveur contre le référendum d’indépendance, c’est-à-dire qu’il souhaite que le pouvoir du gouvernement de Madrid s’allie au PP, au PSC et à Ciudadanos pour imposer l’interdiction du référendum contre la majorité du Parlament. Cela n’est pas surprenant. Joan Coscubiela vient du PSUC (d’origine stalinienne), un parti qui ne s’est jamais déclaré en faveur de l’autodétermination de la Lettonie, de la Lituanie, de l’Estonie ni même de la Hongrie en 1956.

• Dans tous les cas, il existait une autre gauche marxiste en Catalogne, anti-stalienne, celle d’Andreu Nin [1892-1937, membre fondateur et dirigeant, aux côtés de Joaquin Maurin, du Parti ouvrier d’unification marxiste, POUM], qui a été détruite en 1937 [3]. Plusieurs années plus tard, le PSUC, avec le député Solé Tura [1930-2009 membre du PCE, puis du courant maoïste, avant de réintégrer le PSUC en 1973] a voté en 1978 [année de la Constitution encadrant la «transition»] contre l’introduction du droit à l’autodétermination dans la Constitution espagnole. Joan Coscubiela porte la marque du PSUC. D’autres députés ayant une origine similaire (Nuet, Martínez Castells) ont connu une meilleure évolution.

L’attitude de l’économiste et députée Angels Martínez Castells du groupe CSQP et qui vient également du PSUC attire l’attention. Alors que, le 6 septembre, la loi sur le référendum avait déjà été approuvée (par 72 voix pour et 11 abstentions) et alors que les autres députés avaient quitté la salle, ceux du PP ont laissé sur leurs sièges des drapeaux espagnols et catalans. Face à cela, Àngels Martínez, déjà âgée de 68 ans, députée de CSQP, a grimpé les escaliers lentement et laborieusement et a retiré un à un les cinq ou six drapeaux espagnols, suite à une décision unilatérale qui a été filmée et qui figure parmi celles qui restent dans l’histoire. Elle a plié ces drapeaux et les a remis à une jeune députée de la CUP. La loi sur le référendum venait d’être approuvée au Parlament de Cataluny. Un geste historique qui méritait une célébration symbolique.

Les semaines à venir en Catalogne seront remplies d’autres spectacles. Mais le thème de fond est qu’il y a deux légitimités et deux pouvoirs. En d’autres époques de l’histoire d’Espagne, cela se résoudrait par une intervention militaire. La situation semble actuellement différente. (Texte publié le 9 septembre 2017 sur le site de la revue Sin Permiso, traduction A L’Encontre)

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Joan Martinez Alier, né en 1939, est un économiste de renom. Fuyant le franquisme il a étudié l’agro-économie à Oxford et Standford. Et passé son doctorat à l’Université autonome de Barcelone en 1976. Il a enseigné dans un grand nombre d’universités : Université Libre de Berlin, Yale University et dans le cadre du FLACSO (Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales) en Equateur. En 2016, il a reçu une bourse de 2 millions d’euros de la part du European Research Council (ERC) pour conduire à bien un vaste projet dans son domaine de prédilection: l’environnement, projet sur 5 ans intitulé A Global Environmental Justice Movement. Il est l’auteur de très nombreux ouvrages, en langue anglaise et espagnole. On citera: The Origins of Ecological Economics. The Bioeconomics of Gorgescu-Roegen, Ed. Routledge, 2012; The Environmentalism of the Poor. A Study of Ecological Conflicts and Valuation, Edward Elgar Publisher, 2002.

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[1] Partido Democrático de Catalunya, soit le parti historique de la droite conservatrice catalane, en coalition avec les démocrates-chrétiens de Unió Democràtica de Catalunya, depuis la transition. La figure de proue de cette force bourgeoise fut Jordi Pujol qui présida pendant 23 ans, entre 1980 et 2003, la Generalitat. Depuis 2014, J. Pujol est confronté à la justice après avoir reconnu des faits de fraudes fiscales commises pendant plus de 30 ans et portant sur des dizaines de millions d’euros. (Réd. A l’Encontre)

[2] Le Circulo de Economia est une Fondation privée, réunissant quelque 1400 personnalités diverses, dont un secteur patronal significatif. Il insiste sur une solution négociée entre Mariano Rajoy et Carles Puigdemont – président de la Généralité de Catalogne depuis le 12 janvier 2016 – pour éviter toute «instabilité» et cela afin de réorganiser le statut d’autonomie de la Catalogne. En 2013, il a publié un document de référence intitulé: La Réforme de la démocratie espagnole. Les dimensions politiques de la crise, de quelque 200 pages. (Réd. A l’Encontre)

[3] En mai 1937, dans une «guerre civile dans la guerre civile», les partis républicains de droite et surtout le PSUC – appuyé par les mercenaires de ladite Internationale communiste, en fait stalinienne et servant les intérêts de Staline – s’en sont pris militairement, pendant plusieurs jours, au POUM et à la CNT (Confédération nationale du travail fondée en 1910, de tendance anarcho-syndicaliste), aboutissant à une double défaite: du POUM et de la CNT et du processus révolutionnaire. (Réd. A l’Encontre)

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