Espagne. Trois ans d’indignation: du 15M aux marches de la dignité

«Nous ne sommes pas des marchandises aux mains de politiciens et des banquiers»
«Nous ne sommes pas des marchandises aux mains de politiciens et des banquiers»

Par Jaime Pastor

Nous avons célébré ces derniers jours le troisième anniversaire du 15M [Mouvement des Indignés]. Il a été possible, au sein de divers forums de réflexion, de se souvenir de l’Evénément qui a donné lieu à un nouveau cycle de protestations et, avec celles-ci, à une «expansion du champ du possible», recréant un espace public vaste et pluriel pour l’action politique en dehors de ce qui se limite à l’institutionnel.

C’est ainsi que naquirent une série d’initiatives, qui formèrent une symbiose croissante entre les réseaux sociaux, les places et les rues de tant de lieux, avec des destinées diverses, mais toutes firent apparaître à la lumière que quelque chose était en train de changer dans le paysage et le climat politiques, en opposition à la novlangue d’un pouvoir obstiné à implanter dans l’esprit des gens la culture du cynisme, la crainte et la résignation.

Des slogans tels que: «Nous ne sommes pas une marchandise des politiciens et des banquiers»; «ce n’est pas une crise, c’est une escroquerie»; «Ils ne nous représentent pas»; «Démocratie réelle maintenant» constituent à peine quelques exemples du nouveau discours nouveau qui surgit de cette contestation de la culture politique de la «Transición» [de 1975 à 1978], du régime de 1978 et de la «classe politique» corrompue. Une dénonciation qui est accompagnée par les faits, les actes, par la démonstration qu’une «autre politique et une autre façon de la réaliser est possible», bien que ce qui donne le plus grand impact au mouvement est ceci: la pratique d’une démocratie sous forme d’assemblées incluantes et sans leadership, ainsi que d’un répertoire de formes d’actions diverses, innovatrices ainsi que non violentes et pouvant, parfois provoquer des «nuisances disruptives». Tour cela à partir d’une revendication d’autonomie face aux organisations politiques, syndicales et sociales anciennes ou nouvelles, avec un côté controversé comme si tout surgissait de nulle part, mais avec une volonté saine de «réinventer» la construction de nouveaux sujets collectifs.

Depuis lors se mit en marche un cycle intense de mobilisations, avec des moments forts et d’autres de reflux, mais avec une confiance croissante que «oui, on peut» lutter contre le coup d’Etat financier réalisé avec pour prétexte: faire face à la «crise». Ainsi qu’il a déjà été écrit et reconnu dans différents milieux, peut-être que la convergence entre les activistes du 15M avec la Plateforme des personnes affectées par les hypothèques (PAH) aura été jusqu’ici le meilleur exemple de succès partagé, qui n’a pas donné de résultats substantiels sur le plan légal [voir su ce site l’article publié en date du 7 mars 2013], mais bel est bien important au plan de la délégitimation de la politique des expulsions de logement et de la légitimation de formes de contestation de «l’ordre» moins courantes, comme les escraches [actions directes citoyennes].

Suivirent ensuite la Coordination du 25S [manifestions visant à encercler le Palais du Congrès à Madrid, le 25 septembre 2012], avec son début ascendant et son déclin relatif ensuite, les Mareas [marées]: la Verte [dans le secteur de l’éducation], la Blanche (sans doute la plus importante et qui fut victorieuse dans le cas de la Communauté de Madrid, à propos de la lutte contre la privatisation de la santé), mais aussi, plus récemment, la Grenade de la jeunesse exilée [sur ces deux dernières, voir différents articles en janvier, février et avril 2014 dans la rubrique Espagne de notre site]; la Marée citoyenne, essai de convergence de différentes mareas et mouvements (avec la manifestation du 23 février 2013 «contre les coupes et pour une véritable démocratie» comme nouveau signe de ralliement) ou encore le «dehors la mafia», le 5 octobre 2013. En parallèle avec une multitude d’activités de tout ordre, y compris de nouveaux laboratoires d’une «politique anticipatrice» d’un autre monde possible, avec un secteur de l’économie sociale, solidaire, de redistribution des soins et écologiques en hausse.

Au cours de la dernière année, si la structure organisée des Assemblées du 15M s’est affaiblie en de nombreux endroits, il n’en demeure pas moins que nombre de ces assemblées, réseaux, commissions, groupes de travail et moyens de communication (comme le journal des assemblées 15M de Madrid www.madrid15m.org) n’ont pas cessé de fonctionner, de se coordonner et, surtout, de dialoguer de manière coopérative durant tout ce temps.

Malgré tout, il faut reconnaître que la convergence de ce mouvement avec les Mareas n’est pas parvenue à rompre le bloc institutionnel d’un régime qui, au moyen de sa contre-réforme exprès de l’article 135 de la Constitution de 1978 en plein mois d’août 2011 et, plus tard, lorsque le Parti Populaire (PP) a obtenu la majorité parlementaire en novembre 2011, a bétonné sa thérapie de choc au service de la dictature de la dette. Une politique qui a été accompagnée d’une réaffirmation néoconservatrice (loi contre l’avortement, loi Wert [de vastes contre-réformes dans l’éducation, adoptées en novembre 2013 avec les voix du seul PP], néocentraliste [s’opposant à l’autonomie des différentes communautés composant l’Etat espagnol, en particulier vis-à-vis de la Catalogne] et autoritaire. Une politique qui tente, sous des formes anciennes et nouvelles – comme la «bureaurépression» et, maintenant, la «loi bâillon» annoncée [1] – de semer la peur de protester. En résumé, un projet de refondation du régime dans le cadre d’une Union européenne (UE) qui fait déjà la démonstration, sans ménagements, de son visage toujours plus antidémocratique et «austéritaire», éloignant ainsi toute illusion d’une «régénération» interne.

Face à ce «tournant», les efforts pour donner une réponse commune contre la «Troïka» (FMI, Commission européenne et Banque centrale européenne) en alliance avec des réseaux semblables au Portugal, en Grèce et en Italie, reflétés surtout par la journée du 1er juin 2013 (Peuples unis contre la Troïka) ne produisirent pas non plus de résultats prometteurs. C’est ainsi que l’on constata la difficulté de passer à une échelle plus grande que le niveau national [de l’Etat national], malgré la perception croissante que les gouvernements respectifs – avec leurs «sauvetages» des spéculateurs – sont au service des diktats de la Troïka et, par conséquent, celle-ci est «l’ennemi» contre lequel il faut également pointer.

«Oui, on peut… mais ils ne veulent pas; il faut les dégager!»

Au milieu des réflexions sur les forces et les faiblesses de ce vaste espace créé par le 15M, il n’est pas surprenant que soit passé au premier plan le débat sur la nécessité ou non que le pouvoir social dont se sont dotés les nouveaux acteurs et actrices, individuels et collectifs, soit accompagné de nouveaux outils politiques qui, sans prétendre «représenter» le 15M, puissent être utilisés pour défier le gouvernement et le régime bipartisan [PP et PSOE] sur le plan institutionnel et, par conséquent, électoral. Il s’agit en réalité de la discussion visant à savoir si l’intervention dans les combats électoraux peut aider ou non à faire des pas en avant en direction d’un processus «destituant» de ce régime «sans se tromper et sans se dénaturer» ainsi que le recommandait Manuel Sacristán devant des tests semblables. En ce domaine nous faisons face à la division suivante d’opinons, et avec des initiatives comme celles du Partido X et de Podemos – avec les élections européennes comme premier banc d’essai – disposées à répondre à cette préoccupation, cherchant à déstabiliser le système bipartisan actuel et à donner un nouveau souffle au pari en faveur d’une «démocratie réelle».

Simultanément, «l’effet de contagion» se poursuit et l’année 2014 débuta aussi avec l’irruption publique de la protestation du mouvement de quartier de Gamonal contre le projet urbanistique de la municipalité du PP de la ville de Burgos et son gel final. Un résultat qui ne fut pas étranger de la disposition à la solidarité immédiate de nombreux réseaux sociaux nés à la chaleur du 15M, démontrant ainsi qu’ils restent disponibles pour sortir de leur léthargie apparente à chaque fois qu’il a été nécessaire. C’est la crainte de la diffusion rapide de cette expérience – y compris sous la forme d’une violence contre des bâtiments, à laquelle dû recourir ce mouvement suite à l’épuisement de nombreuses formes d’action, dont un référendum alternatif – qui amena le PP à renoncer à ce projet.

Il faut espérer que cet exemple s’étendra et il existe déjà des symptômes clairs d’une renaissance d’un mouvement de voisins, de quartier, dans de nombre localités très différentes, comme Alcázar de San Juan avec son référendum contre la privatisation de l’eau comme expérience la plus proche dans le temps. C’est une donnée très prometteuse autant pour que les protestations – et propositions – puissent obtenir un meilleur ancrage social qu’en ce qu’elles préparent les élections municipales dans des conditions plus favorables non seulement pour revendiquer le droit à la ville mais également pour donner une crédibilité à l’horizon d’une rupture constituante [soua la forme d’une réelle assemblée constituante].

Parallèlement, depuis le milieu de l’année 2013, la convocation des Marches de la dignité entama son travail intense et étendu, avec le Sindicato Andaluz de Trabajadores (SAT) et les Campamentos Dignidad de Extremadura comme protagonistes, mais avec l’implication croissante de nombreuses organisations et réseaux sociaux de l’ensemble de l’Etat, dont les Assemblées du 15M et les luttes ouvrières en cours.

Leur convergence à Madrid le 22 mars 2014 [voir les divers articles, sur ce site, consacrés à cette mobilisation] dernier a été un succès indubitable en termes de participation, malheureusement assombri par l’opération répressive déchaînée par le gouvernement ce même jour. Devant ce boycott politique et médiatique, il est nécessaire de se souvenir que ces Marches – avec leurs objectifs de «Non au paiement de la dette; pas de coupes budgétaires supplémentaires; dehors les gouvernements de la Troïka; du pain, du travail et un toit pour toutes et tous» – ont marqué une nouvelle étape dans la mobilisation ainsi qu’en fixant certaines revendications communes qui, espérons-le, aurons une continuité lors d’initiatives futures, pouvant être si possible plus unitaires, comme l’appel pour le 21 juin prochain.  

Une autre donnée positive de ces Marches aura été, à la différence de ce qui a été vécu jusqu’à maintenant en général au sein du 15M, la dimension plurinationale qu’elles ont eu grâce à la participation d’organisations catalanes, galiciennes et, bien que plus limitée, basques – quelque chose qui ne s’était plus vu depuis le mouvement contre l’OTAN [contre l’adhésion de l’Espagne, au début des années 1980] – et l’emploi des différentes langues de l’Etat pour leur convocation. Cette vision plurinationale et plurilingue à partir d’en bas se fait toujours plus pressante si l’on prend en compte le défi contre l’Etat réalisé depuis la Catalogne, avec l’annonce de la volonté de convoquer à une consultation, le 9 novembre prochain, sur son propre futur, ce qui implique l’option de l’indépendance. Etre capables de voir cette revendication démocratique comme une possibilité – et non comme une «menace» – pour frapper ensemble et affaiblir ainsi ce régime, étendant le droit à décider et la revendication de la souveraineté populaire à d’autres matières comme celui du refus du paiement de la dette, devrait être également la tâche du «mouvement des mouvements».

Nous nous trouvons donc dans une nouvelle phase, au sein de laquelle on peut espérer qu’elle se caractérisera par une forte accumulation de force collective et fera la démonstration que, face à l’épuisement du double récit sur lequel s’est appuyé jusqu’à aujourd’hui le bloc du pouvoir dominant – celui du régime intouchable de la Transition ainsi que le prétendu «modèle social» de l’Union européenne – il est possible de faire naître d’autres alternatives, ici et en Europe. (Publié le 19 mai 2014 sur le site de la revue Viento Sur. Traduction A l’Encontre.)

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[1] Intitulée Loi de protection de la sécurité citoyenne; elle a été définie de «constitutionnalité douteuse» par le pouvoir judiciaire en mars 2014. Elle comprend une forte extension du pouvoir de la police, en particulier dans le cadre des interpellations de manifestant·e·s; outre l’attribution de compétences d’ordre policier aux forces de sécurité privées. (Réd. A l’Encontre)

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