Catalogne. Blocage ou retour à la normalité?

Par Oscar Blanco et Laia Facet 

Un hiver glacé a fait suite à l’octobre catalan. Ce dernier avait provoqué la crise de l’Etat sans aucun doute la plus importante depuis la Transition (1978). Le coup le plus dur que l’Etat a porté contre l’indépendantisme et au reste du bloc qui cherchait comment mettre en œuvre le mandat du [référendum du] 1er octobre n’a pas été la répression, les emprisonnements, ni même l’application de l’article 155. Ces coups ont alimenté la grève du 8 novembre, lorsque, pour la première fois, les Comités de défense de la république (CDR) ont pris la tête sur l’ANC (Assemblée nationale catalane) et Omnium.

Toutefois, le coup principal tient moins de la main lourde que ce qui est lié à l’article 155: la convocation des élections le 21 décembre 2017. L’indépendantisme n’a pas eu d’autre choix que de participer à ces élections, suite à quelques résistances timides provenant de certains secteurs. Comment se pouvait-il qu’un mouvement qui, depuis 2012, affirmait que les urnes étaient la solution appelle au boycott électoral? Cela signifiait un constat d’échec quant à la proclamation de la république ainsi que l’imposition par la force de l’Etat espagnol. Dans quel Etat les élections sont convoquées par le gouvernement du pays voisin?

La primauté des intérêts électoraux s’est imposée et même l’agenda des mobilisations lui a été subordonné. Les CDR sont entrés dans la logique de campagne en demandant le vote en faveur de Junts per Catalunya [liste menée par Carles Puigdemont], ERC [Gauche républicaine de Catalogne] et la CUP [Candidature d’unité populaire] qui posaient une nouvelle validation du mandat républicain sans disposer toutefois de la capacité de porter une nouvelle feuille de route. Comme en 2015, la polarisation entre le Oui et le Non à l’indépendance a laissé peu de place à des espaces «gris» et le sujet politique du 1er et du 3 octobre n’est pas parvenu à prendre corps. S’en sont suivis plusieurs mois arides de tir à la corde entre les différentes forces politiques, d’accords avortés visant à aboutir à une investiture [du président de la communauté autonome catalane] ainsi que d’un certain recul de la mobilisation très intenses qui duraient depuis plusieurs mois.

Le printemps a amené le dégel. La rue s’est à nouveau réchauffée en réponse à la répression menée sous la houlette du juge Llarena [membre de la Cour suprême, l’un des magistrats les plus actifs dans la répression judiciaire menée par l’Etat espagnol] dans cette sorte d’affaire judiciaire générale. Toute une génération de politiciens indépendantistes catalans est harcelée, devant choisir entre la prison et l’exil. Les CDR ont repris l’initiative. Tout d’abord, en raison des affrontements avec la BRIMO et l’ARRO (unités antiémeutes et de soutien des Mossos d’Esquadra, la police catalane) qui ont à nouveau fait montre de leur visage le plus brutal. Ensuite, par des blocages de routes et des marches lentes ainsi que par une «opération retour» au cours de la semaine sainte durant laquelle ils ont levé les barrières des péages de plusieurs autoroutes. Des actions de désobéissance civiles massives et décentralisées comme d’autres dans le passé et qui ont déclenché (peut-être parce qu’ils affectent les intérêts d’entreprises de l’IBEX 35 comme Abertis, le principal gestionnaire d’autoroutes d’Espagne) une nouvelle campagne de criminalisation [des protestations] dans laquelle se tiennent la main le parquet, le quotidien La Razón et des faucons passés et présents du PSOE comme José Luis Ábalos [actuel secrétaire d’organisation du PSOE] ou Solana [ancien ministre des affaires étrangères entre 1992 et 1995 et secrétaire général de l’OTAN entre 1995 et 1999]. L’arrestation de l’activiste Tamara [des CDR] par l’Audience nationale confirme que ces espaces d’auto-organisation populaire sont une cible et l’immense mobilisation du 15 avril a constitué un jalon de ce printemps.

Toutefois, avec la session d’investiture de Jordi Turull [qui n’a pas été élu], le décompte vers de nouvelles électionss’est déclenché. Un dilemme tactique complexe se pose: la deuxième investiture, plus compliquée encore sans un horizon stratégique clair et avec l’épée de Damoclès de la répression au-dessus du bureau du Parlamentet du candidat à l’investiture. Au cours des dernières semaines, l’hypothèse visant à faire élire Carles Puigdemont a repris vigueur parmi des acteurs tels que la CUP ou l’ANC (suite au changement de la direction). Ils misent sur une stratégie de blocage. La légitimité de l’indépendantisme à proposer le candidat qu’il considère comme étant le bloc qui a remporté les élections du 21 décembre ne devrait être discutée sous aucun prétexte. Cependant, le débat devrait porter sur la question de savoir s’il s’agit d’une tactique adéquate pour progresser dans la lutte en faveur de l’autodétermination. Où conduirait un hypothétique blocage institutionnel? En réalité, qui sera usé par ce choix?

Un nouveau choc frontal avec l’Etat en ce moment ne résoudrait aucune des faiblesses qui se sont exprimées dans la période post-1er octobre et ont permis à l’Etat de gagner la partie: la nécessité d’élargir la basse sociale favorable à la république et l’absence de contre-pouvoirs à même de soutenir le conflit sur la durée sans laisser de côté quiconque. La tactique lors du débat d’investiture devrait donc être liée à la nécessité pour le souverainisme de réorganiser et explorer de nouvelles voies qui visent à contraindre l’Etat à s’asseoir à la table ainsi que matérialiser la rupture avec le régime.

L’autre position principale lors du débat d’investiture, incarnée fondamentalement par ERC, qui consiste à voter l’investiture d’un «govern» [gouvernement de Catalogne] effectif comporte le risque inverse, car il semble cette option aboutit à abandonner la voie de la désobéissance institutionnelle et met un avant un certain retour à la normalité.

Le gros de l’indépendantisme et du fédéralisme jusqu’en 2010 avait opté pour des voies constitutionnelles. Dans le sillage de la décision de la Cour constitutionnelle contre le nouveau Estatut [d’autonomie], germait chez certains la nécessité d’une remise en cause du régime, la totale désorientation chez d’autres. Paradoxalement, l’action de l’indépendantisme laisse une porte plus grande ouverte pour un (con)fédéralisme réel que les tentatives du gros des forces fédéralistes au cours des dernières années.

Le 1er octobre a représenté une situation de tournant où la question de la rupture se posait. Toutefois, Paluzie elle-même (la nouvelle présidente de l’ANC) déclarait que l’on avait loupé le momentum. Après la défaite, il est nécessaire de penser à une logique pour le moyen et le long terme: engager un processus de maturation et d’organisation afin de profiter de nouvelles ouvertures avec un meilleur rapport de forces.

Il est certain qu’aujourd’hui l’indépendantisme ne dispose pas de la force suffisante pour qu’une république indépendante devienne réalité, mais il bénéficie peut-être de la force suffisante pour continuer à défier le régime et le contraindre à une négociation loin de la sortie désirée par l’Etat: une régression et l’isolement de la Catalogne en laissant le conflit pourrir. Dans ce contexte, reprendre le contrôle de la Generalitat peut être un instrument supplémentaire en faveur du conflit démocratique, mais la solution ne réside pas dans la faible marge de manœuvre effective d’institutions autonomes déjà largement sous contrôle avant l’application de l’article 155.

Comment trouver un chemin qui évite aussi bien le blocage que le retour à la normalité? Quel est le rôle de la désobéissance dans cette perspective? Ainsi que le pratiquent les CDR, la désobéissance doit encourager à des actions, des campagnes et des mobilisations qui empêchent la normalisation de cette barbarie et dans lesquels les activistes de base continuent à être actifs (à la différence du «procés» avant octobre). De son côté, la désobéissance institutionnelle doit abandonner la phase du symbolisme et les déclarations rhétoriques et développer une stratégie qui prépare le terrain afin d’atteindre une nouvelle situation de crise dans les meilleures conditions.

L’un des défis principaux de la politique catalane est celui de l’élaboration et de la maturation d’un programme social et économique à même de résoudre en même temps les obstacles et les faiblesses matérielles apparues dans la période post-1er octobre, ainsi que la précarité et la misère qui touchent les classes populaires. Autrement dit, le souverainisme doit arrêter de promettre des droits sociaux dans une perspective lointaine et mettre en œuvre des mécanismes visant à les garantir en opposition avec l’Etat. Pour arriver à cela, il est indispensable de retrouver l’esprit des 1er et 3 octobre lorsque se laissait deviner un sujet politique qui irait au-delà de l’indépendantisme de la dernière décennie et qui disposerait de la capacité de créer des espaces d’auto-organisation larges en défense de l’auto-détermination. Une certaine rigidité tactique n’a toutefois pas facilité le maintien de cette unité et de lui donner un corps politique, reste à savoir s’il est possible de faire marche arrière.

L’octobre catalan pointait vers un dépassement du «procesismo» [le processus sans fin vers l’indépendance, constituant aussi une possibilité de recyclage de personnalités et formations politiques]. Un changement de paradigme où la défense des droits sociaux, politiques et économiques pourrait devenir le centre du mouvement et non un supplément, renvoyant toutes considérations identitaires. Cette transformation permettrait de gagner des soutiens auprès des non-indépendantistes pour aller vers un projet constituant, servant aussi d’élément de contagion nécessaire dans le reste de l’Etat de façon à affaiblir les positions du régime et, par conséquent, sa capacité à utiliser la coercition ainsi que de pouvoir s’imposer en Catalogne pratiquement sans coût politique. (Oscar Blancoet Laia Facetsont des militants d’Anticapitalistas à Barcelone; article publié le 20 avril 2018 sur le site VientoSur.info; traduction A L’Encontre)

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