Deux camps irréductibles

Le 24 avril 2013, fermeture des hauts-fourneaux de Florange après 20 mois de lutte sociale
Le 24 avril 2013, fermeture des hauts-fourneaux de Florange après 20 mois de lutte sociale

Par Marc Peschanski

Certes, un siècle exactement après le massacre d’une génération dans les tranchées au son des hymnes et du clairon, les déclarations tartinées de tricolore des hérauts au front bas de «la France aux Français» donnent la nausée. Celles des défenseurs de «l’intérêt national», qui serait celui du peuple contre les brigands capitalistes de Bruxelles, seraient plutôt pathétiques si le mur de fumée qu’elles élèvent ne servait à masquer les mêmes brigands bien de chez nous, et à dédouaner les gouvernements qui les servent. Mais «l’Europe sans frontières» dont se gargarisent les autres? De qui se moque-t-on! Des frontières de cette Europe, les Roms des camps de misère peuvent en parler, comme les Africains des charters Guéant-Valls. Les noyés de Lampedusa, eux, n’en parlent plus. L’Europe qu’ils défendent est avant tout celle des groupes financiers et industriels du continent, complices dans la compétition économique qui fait rage sur la planète.

Pourtant, il faut voter. Parce qu’il y a une colère profonde à faire entendre à cette poignée d’actionnaires, de financiers et d’industriels qui confisquent le monde et nous entraînent vers les catastrophes annoncées, économiques, sociales et écologiques. Votons pour clamer notre colère.

Notre colère face à cette destruction massive de richesses matérielles et humaines. Les usines qui ferment par centaines, annihilant en même temps les machines et l’expérience humaine; les milliards qui s’évaporent dans la spéculation quand la planète manque de tout; les découvertes qu’on détourne pour n’en faire que des pompes à profits. L’économie capitaliste est un abominable gâchis de la créativité humaine. Et le monde que ses tenants nous préparent est encore à l’évidence bien pire puisque le désordre monstrueux sur lequel se fonde le capitalisme entraîne la planète entière vers le désastre climatique. Le monde capitaliste vit du désordre essentiel que crée la recherche du profit individuel: aucun appel à la raison n’y fera rien, quel que soit le prix que l’humanité tout entière doit payer.

La colère devant le carnage social: 5 millions de chômeurs, 10 millions de pauvres, et cela dans l’un des pays les plus riches du monde, alors ailleurs! Derrière ces chiffres, toute une désorganisation de la société qui engage les générations à venir. Quel intérêt les jeunes peuvent-ils avoir pour les études? Pour ce parcours d’obstacles que nous les incitons à accomplir, alors qu’ils connaissent aussi bien que nous les chiffres du chômage qui les attend – plus d’un jeune sur cinq – et mieux que nous la course aux petits boulots mal payés qui est le lot de leurs aînés et copains, avec ou sans diplôme. Quelle vie auront-ils dans les régions ravagées par la crise, les cités pourries par le chômage? Et nous serions naïfs de croire que cela ne nous concerne qu’indirectement, lorsque, comme moi, nous faisons partie de ces privilégiés de la culture qui, ingénieurs, enseignants, médecins, chercheurs ont encore un revenu raisonnable. D’abord parce que l’inquiétude, nous la connaissons déjà pour nos propres enfants. Si ce n’est pas la peur du lendemain, c’est celle du surlendemain qui nous taraude. Et puis, cette culture qui nous a faits et que nous portons, ces valeurs qui nous paraissent naturelles, la casse sociale les menace insidieusement. La crise et la misère donnent une nouvelle vigueur à ces idées réactionnaires qu’on croyait vouées aux poubelles de l’histoire: la misogynie qui veut interdire aux femmes de disposer de leur corps et leur impose un statut social inférieur; l’homophobie, ce délire normatif aux insupportables relents de triangle rose; la peur des jeunes accusés de tous les crimes et contrôlés au faciès; la xénophobie encouragée par l’Etat qui jette lui-même sur les routes des familles entières parce qu’étrangères. La crise du capitalisme est le fumier sur lequel pousse cette flore nauséabonde.

Alors voter… pour dire qu’on n’y croit plus? Non, tout au contraire, pour dire qu’on y croit plus que jamais. Parce que l’Europe, comme l’ensemble du monde, a une frontière qui la traverse de part en part: elle écartèle l’humanité entre l’infime cercle de ceux qui profitent du capitalisme et de sa crise pour amasser des richesses obscènes, et l’immense masse de la population qui lutte pour ne pas s’enfoncer dans la pauvreté voire, pour beaucoup déjà, dans la misère. Qu’ils hantent les Bourses de Paris, New York ou Shanghai, les profiteurs du système sont un camp en guerre permanente contre le reste du monde dont ils pillent et détruisent les richesses. Et en face, il y a le camp des travailleurs, manuels et intellectuels, qui œuvrent collectivement à produire tous les biens et services. Quel que soit le poids des ans qui pèse sur cette rhétorique, elle n’a rien perdu de son évidence: il y a deux camps, celui de la bourgeoisie et des travailleurs. Dans ces élections, j’ai choisi le mien, je le dirai de la seule manière qui ne prête à aucune confusion, je voterai Lutte ouvrière. (Marc Peschanski est biologiste et neurophysiologiste. Son dernier ouvrage s’intitule: Le Cerveau et la Pensée, Ed. les Bons Caractères, 2012. Article publié dans le quotidien français Libération, 17 mai 2014)

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