Francfort: le tarmac face aux aiguilleurs des tribunaux

Aéroport de Tegel (Berlin): vendredi 2 mars, une «grève d'avertissement», dans l'ordre!

Par Charles-André Udry

Nous avions indiqué dans notre dernier article, en date du 29 février 2012, que le «Tribunal du travail» de Francfort avait déclaré illégale la grève de solidarité des «aiguilleurs du ciel», – ceux qui opèrent dans la tour de contrôle de l’aéroport –  avec les travailleurs de la sécurité travaillant sur le tarmac.

La détermination de la classe dominante ne s’est pas arrêtée là. Le Tribunal du travail a déclaré «illicite» la grève même de ceux qui travaillent sur le tarmac.

L’objectif est clair. Le développement dans de nombreux secteurs de syndicats minoritaires – systématiquement présentés comme «corporatistes» pour les dénigrer – traduit le mécontentement de couches de salarié·e·s face aux atteintes à leur niveau de vie et face à la politique des grands appareils syndicaux. Ces salarié·e·s ont payé des cotisations mensuelles pour les grands appareils syndicaux et n’ont jamais rien «vu venir» en «compensation», ou si peu. Quant à eux, les appareils se valorisent en étalant le nombre de «membres» – qui sont aussi une source de revenus directs et indirects – et faisant valoir leur «rôle de partenaires sociaux». Autrement dit, de professionnels des négociations autour des «tables rondes», de la «paix du travail», en utilisant, au mieux, le rituel de la «menace de grève». Ce qui, dans la conjoncture actuelle, n’est pas pris très au sérieux par le patronat. C’est ce que Ver.di fait depuis le vendredi 2 mars 2012 au matin dans l’aéroport Tegel (donc seulement un des deux!) de Berlin, en lançant une «grève d’avertissement» (Warnstreik). Le but: ouvrir une négociation et faire la démonstration, face aux pressions de la base et de l’impact de la lutte de Francfort, que Ver-di s’active, dans le cadre du «partenariat social».

A cela s’ajoutent, les avantages que les grands appareils peuvent obtenir pour leurs délégués sur le lieu de travail, afin de donner un certain ancrage social à l’appareil. Par  ce fait, ils suscitent la cooptation d’une couche de salarié·e·s – souvent les plus crédibles au plan syndical, dans un premier temps – et créent le sentiment que le «partenariat social» est payant… pour les délégués. Mais ces effets collatéraux à la «base», en termes d’avantages, sont de moins en moins significatifs.

Dès lors, l’offensive contre ces syndicats minoritaires et leurs actions est menée sur deux fronts. Le premier est occupé par les grandes fédérations. Les appareils syndicaux dénoncent les «syndicats minoritaires» comme des «diviseurs» des salarié·e·s. Sous-entendu, «l’unité des salarié·e·s» serait représentée strictement par les grands appareils des fédérations organisées dans le DGB (Deutscher Gewerkschaftsbund).

Or, l’unité des salarié·e·s  – dans un contexte marqué par une gestion du «marché du travail» formatée par les quatre lois du social-démocrate Hartz et les diverses mesures qui en ont découlé (voir article sur le «Modèle Allemagne» publié sur ce site en date du 29 février 2012) – passe par des luttes, même minoritaires. Car elles revalorisent l’action directe, solidaire et opèrent comme une déconstruction pratique de l’orientation du «partenariat social». Ces grèves sont difficiles certes; mais elles font – et ont fait – la preuve qu’elles sont possibles.

Le second front. Derrière les murailles du «partenariat social» se camoufle la Grosse Berta juridique, avec ses obus pointés sur les travailleurs qui ne se plient pas aux exigences du patronat. Au «droit», les dominants adjoignent les «amendes», suite à des plaintes devant les «tribunaux». Taper au porte-monnaie est une pratique qui est vieille de plus de plus de 130 ans. On vient d’en avoir l’exemple à Francfort.

La prise de position de la ministre du Travail (CDU), Ursula von der Leyen, est plus qu’illustrative à ce propos : elle souligne dans Die Zeit-Online (29 février 2012) qu’il faut appliquer de «nouvelles règles pour faire face aux petits syndicats». En un mot: mettre hors la loi, avec des formules emberlificotées, les grèves organisées et menées par ces syndicats minoritaires, ce d’autant plus s’ils gagnent en audience en s’attirant la sympathie de fractions de travailleurs et travailleuses organisés par les grandes centrales.

Ces grèves permettent à une couche restreinte de travailleurs et travailleuses de reconstruire une appréhension des dimensions multiples – économiques, politiques, juridiques – des affrontements de classes. Encore plus quand les ces derniers se développent dans des points nodaux du fonctionnement du système, tels que  le sont les transports.

Les actions de ces «petits syndicats» sectoriels jouent le rôle non pas de diviseurs des travailleurs, mais de coups de boutoir dans les barrages élevés par la politique de type néo-corporatiste (concertation institutionnalisée entre Etat, entreprise, appareils syndicaux) qui domine aujourd’hui. Une orientation qui doit gommer toutes les dimensions des affrontements de classes et doivent effacer leurs relations aux rapports sociaux de domination et d’exploitation  propres au système capitaliste.

Certes, ces grèves et ceux qui les mènent ne peuvent, dans un bref temps, développer les éléments d’une nouvelle stratégie de mobilisation incluant des secteurs plus larges du salariat. Mais, ces luttes peuvent être un élément vivifiant de la renaissance, dans cette période très difficile de crise longue, d’un syndicalisme de combat, d’un syndicalisme de classe qui doit, encore, trouver une ou des expressions au plan politique.

Afin de mieux saisir les enjeux, nous publions ci-dessous une traduction d’un article de la Süddeutsche Zeitung, datant du 29.02.2012. Nous y ajoutons une traduction d’un commentaire du Financial Times Deutschland (29 février 2012) sur l’aspect «juridique».

Il est révélateur de ce que pensent ceux «d’en haut», face «à ceux d’en bas», quand ces derniers refusent de plier l’échine. (Charles-André Udry)

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Süddeutsche Zeitung

«C’est une défaite pour le Syndicat de la sécurité aérienne (GdF). Les employé·e·s du tarmac de l’aéroport de Francfort sont contraints d’interrompre leur grève rapidement. Le tribunal du travail [de Francfort] a interdit [leurs] mesures de grève. Auparavant, les juges avaient déjà prononcé l’interdiction de la grève de solidarité des aiguilleurs du ciel. De surcroît, la Lufthansa pense exiger [en justice] des réparations à hauteurs de «plusieurs dizaines de millions».

Le tribunal du travail [de Francfort] a prononcé l’interdiction de la grève prévue jusqu’à jeudi matin [1er mars] 5h. Le juge du travail, Mathias Kreutzberg-Kowalczyk, a indiqué que le tribunal avait ainsi répondu à une procédure accélérée interjetée par Fraport, l’entreprise d’exploitation de l’aéroport, et par la Lufthansa.

Peu avant [sa décision], la cour avait déjà fait apparaître qu’elle considérait la lutte des 200 travailleurs du tarmac de l’aéroport de Francfort comme problématique, dans la mesure où celle-ci pourrait enfreindre l’obligation de paix du travail. [En effet], la grève en cours actuellement vise entre autres à imposer des revendications portant sur des thèmes qui sont réglementés dans une convention tarifaire de travail de 2007, et qui est encore valable. Par contre, la cour a exprimé peu de doute concernant le fait que la grève respecte le principe [1] de proportionnalité [entre les revendications des grévistes et les conséquences du conflit du travail].

Le syndicat GdF a d’abord annoncé vouloir faire recours contre le jugement, mais a communiqué ensuite qu’il renonçait à des mesures juridiques contre la décision des juges. Par conséquent, les 200 travailleurs du tarmac doivent immédiatement reprendre le travail.

Mardi soir [28 février], le [même] tribunal avait déjà condamné l’élargissement de la grève aux aiguilleurs du ciel, qui ne sont pas concernés par le conflit du travail. Les juges ont condamné la non-proportionnalité de la grève annoncée [par les aiguilleurs du ciel] qui aurait conduit à la paralysie du plus grand hub allemand [2]. Contre cette décision, le syndicat a d’ores et déjà fait recours.

La société d’exploitation de l’aéroport, Fraport, a estimé les dommages provoqués par la grève durant depuis deux semaines (depuis jeudi 16 février 2012)  à 3,5 Millions d’euros. La Lufthansa [quant à elle] parle d’un montant de plusieurs dizaines de millions d’euros [3]. Rien que mercredi [29 février], 230 vols ont été annulés à cause de la grève des employé-e-s du tarmac et en conséquence de l’annonce de la grève des aiguilleurs du ciel.

La grève probablement [4] illégale (möglicherweise illegal, sic, Réd.) des travailleurs du tarmac pourrait revenir très cher au Syndicat de la sécurité aérienne (GdF). Selon les dires d’un de ses porte-parole, la Lufthansa examine la possibilité d’intenter une procédure en dommage et intérêt contre le GdF, qui porterait sur «plusieurs dizaines de millions d’euro». Et d’ajouter : «Si cela est possible juridiquement, nous allons évidemment exiger des réparations.»

Parallèlement, les deux aéroports berlinois Tegel et Schönefeld se préparent aux grèves d’avertissement annoncées (…) par le personnel au sol. En effet, ce mercredi [29 février], le syndicat ver.di ne communique pas sur la date des mesures de lutte. Le syndicat veut avertir  l’entreprise Globeground, qui est chargée de l’embarquement-débarquement des passagers et des bagages, seulement [quelque temps] avant l’entrée en vigueur des mesures de lutte.

Pour l’instant, il n’y a pas d’estimation relative aux nombres de vols qui pourraient être annulés. Globeground Berlin a annoncé vouloir limiter au maximum les perturbations pour les passagers et les compagnies aériennes. L’entreprise assure se préparer au moyen de personnel supplémentaire et des plans de remplacement. [Une simultanéité des grèves dans les  aéroports de Berlin et de Francfort doit être appréhendée en tenant compte que la destination la plus desservie – en nombre de passagers – depuis Francfort est justement l’aéroport de Berlin. Réd.] (Traduction A l’Encontre)

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Financial Times Deutschland

A propos de la procédure intentée auprès du «Tribunal du travail» de Francfort contre la grève de solidarité des aiguilleurs du ciel, le Financial Times Deutschland écrit :

«Le fait que la Sécurité aérienne allemande (Deutsche Flugsicherung, DFS) ait également été à l’initiative de la procédure pénale montre que le gouvernement fédéral s’est maintenant également mêlé de l’affaire. La DFS [qui emploie, entre autre, les aiguilleurs du ciel en Allemagne] est une entreprise étatique et le Ministre des transports allemand, Peter Ramsauer, a ici la prérogative d’intervenir [dans de tels cas]. Le politicien de la CSU [l’allié chrétien-social bavarois de l’Union, participant au gouvernement fédéral] a déclaré : «Si les aiguilleurs du ciel font aussi grève dans la tour, cela aurait des conséquences terribles pour le trafic.» (Traduction A l’Encontre)

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Notes

[1] Cette formulation des plus alambiquées signifie que la cour n’a pas considéré la grève comme violant le principe de proportionnalité, mais que l’interdiction se base exclusivement sur ce qui est qualifié par certains journaux comme des questions de forme. Les deux revendications épinglées par les juges sont d’une part l’interdiction des horaires de nuit pour les employé·e·s les plus âgés et, d’autre part, des mesures de protection de la santé au travail (voir à ce propos Frankfurter Rundschau, 29.02.2012). La grève de solidarité des aiguilleurs du ciel, par contre, a été «interdite» par le même tribunal la veille [mardi 28 février], sous le prétexte de la violation du principe de proportionnalité. La confusion entretenue entre les deux décisions par la presse économique permet de renforcer la campagne de discrédit menée contre la grève des employé-e-s du tarmac. (Réd.)

[2] Selon certaines dépêches de la presse en ligne, le juge n’aurait donc pas condamné la grève en tant que telle. Le juge a d’ailleurs explicitement indiqué qu’il serait possible, s’en tenant au texte du jugement, de recommencer une grève, mais sans les revendications violant la paix du travail! (Frankfurter Rundschau en ligne, 29.02.2012). (Réd.)

[3] Selon le Financial Times Deutschland du 29 février 2012, 235 vols ont été annulés mardi [28 février] et 40 avions retardés. Ces perturbations accrues sont fortement liées au fait qu’en prévision de la grève des aiguilleurs du ciel, prévue pour le lendemain, de nombreux vols avaient déjà été détournés de Francfort. Malgré sa condamnation, l’annonce de la grève a donc déjà eu un effet important. (Réd.)

[4]La procédure utilisée par Fraport, Lufthansa et la Sécurité aérienne allemande (Deutsche Flugsicherung, DFS) auprès des tribunaux du travail pour attaquer les grévistes, dans le cas des aiguilleurs du ciel et comme dans celui des employé-e-s du tarmac, peut se traduire en français par ordonnance de référé (einstweilige Verfügung) selon les articles 484 à 492 du Code de procédure civile français. Il s’agit d’une décision provisoire qui permet, à la demande d’une des parties, l’autre étant convoquée ou appelée, qu’un juge ordonne immédiatement les mesures nécessaires à éviter que les droits d’une des parties soient lésés. L’ordonnance de référé ne peut s’exécuter que de manière provisoire (Art. 489). Ceci rend abusif le terme d’interdiction utilisé dans le compte rendu de la décision du tribunal du travail. En droit civil allemand, cette procédure se base entre autres sur l’article 935 du Zivilprozessordnung. (Réd.)

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