«Economie numérique»: quels impacts sur la structure économique et l’emploi?

passeport_pour_l_economie_numerique1Par Claude Gabriel

Au tournant des années 2000, il n’était déjà question que de troisième révolution industrielle et d’économie de services post-industrielle. Et puis le krach sur les valeurs Internet (2001-2002) est venu témoigner de la déception des investisseurs quant à la rentabilité escomptée de ces entreprises. Or voilà que quinze ans plus tard resurgit le thème de la nouvelle économie. Il convient alors de s’interroger sur ce qui relèverait une fois de plus du fantasme et ce qui constituerait néanmoins un vrai tournant impliquant des transformations économiques et sociales majeures.

Spiderman Macron [Emmanuel] a déjà annoncé un chantier gouvernemental sur le sujet pour 2016 et le rapport Mettling sur le sujet ouvre le bal [Le 15 septembre 2015, le DRH d’Orange, Bruno Mettling a remis son rapport à la nouvelle ministre française du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et Dialogue social, Myriam El Khomri].

Il serait temps, a-t-on envie d’ajouter, vu les implications majeures que la fameuse économie numérique aura sur la structure économique et sur l’emploi. Sauf que cette grande question n’est sans doute pas celle qui figure en haut des préoccupations de nos ineffables «réformateurs». C’est ce que nous allons voir.

Les nouveaux géants

La presse est pleine de titre sur l’Ubérisation du monde! Mais la question ne s’arrête pas à celle du transport intra-urbain et pas plus aux services courants. Le Cloud [«nuage informatique» fournit des services ou des applications informatiques accessibles partout et à tout moment et de n’importe quel terminal], par exemple, est une autre forme de transformation mondiale du secteur informatique et logiciel, qui lui-même pousse au changement des entreprises qui y ont recours. Autre exemple, si le frigidaire connecté n’est qu’une anecdote, l’essor des capteurs sur les machines industrielles est beaucoup plus sérieux car il tend à modifier toute une organisation industrielle.

Or, la qualité de tous ces procédés repose sur la taille de la communauté qui s’en sert. Avec les logiciels partagés le Cloud permet l’accès à des centaines de milliers d’applications mais aussi leur assemblage sur mesure et à la demande. Le client contribue lui-même à l’amélioration de l’offre, il réduit ses propres investissements et bénéficie d’économies d’échelle. Le champ concurrentiel pour tous ces services se déplace en partie au profit de ceux qui sont capables de capitaliser pleinement les effets de réseau et de valoriser à leur profit l’agrégation exponentielle de leurs clients – certains diront de leur «communauté».

C’est ainsi que Google avec 70% de parts de marché de son système d’exploitation Android bénéficie à la fois de ce gisement colossal de remarques clients et du fait que 70% des gens connectés sur la planète n’ont pas de problème de communication puisqu’ils utilisent un même système.  L’attrait de ces offres dépend du nombre de terminaux qui y sont connectés. Phénomènes renforcés désormais par le déploiement de systèmes ouvertement collaboratifs où le client est lui-même acteur de l’évolution des contenus informationnels.

wAYAzoPo_400x400Il en découle une accélération des phénomènes de concentration du capitalisme. Microsoft, Google, Apple en sont les figures les plus connues. Mais Uber ou Airbnb et d’autres sont dans leurs traces. Si l’on observe l’échelle de l’offre, c’est-à-dire la puissance de marché, la première entreprise mondiale d’hôtellerie c’est Airbnb avec 1,5 million de logements proposés dans 34’000 villes du monde. Mariott le premier groupe hôtelier classique ne propose «que» 700’000 chambres et Accor 500’000. Uber peut également submerger par la massification et la souplesse de son offre les entreprises de taxis traditionnelles. En France BlaBlaCar, dans le covoiturage, prend d’ores et déjà des parts de marché à la SNCF. Seloger.com ou Booking.com grâce à leur intermédiation et à la fréquentation massive de leurs sites siphonnent une partie de la marge des réseaux immobiliers traditionnels et des hôtels.

Le premier arrivant sur tel marché ou telle niche peut très vite complexifier le ticket d’entrée pour ses suiveurs, à condition aussi de faire preuve d’une capacité d’innovation fréquente. Si la numérisation fait fleurir toutes sortes de start-up, elle implique ipso facto un mouvement accéléré de rachat et de concentration, ne serait-ce que pour bénéficier de ces effets de réseau. Le caractère de la nouvelle économie – comme ils disent – ce n’est pas la simple floraison de petites entreprises innovantes, c’est essentiellement la course à la taille et la formation d’hyper-monopoles. Les fameuses «jeunes pousses» sont souvent rapidement achetées par une multinationale qui a besoin de renforcer son opérationnalité numérique ou par un mastodonte du Net qui ratisse large pour limiter la concurrence.

Amazon est le premier site e-commerce au monde avec un chiffre d’affaires pour 2014 de 89 milliards de dollars et une croissance estimée de + 20%. Comparativement, les ventes de l’ensemble des acteurs du e-commerce français ont été de l’ordre de 57 milliards d’euros. Les institutions étatiques sont encore plus démunies par rapport à ces forces économiques qu’elles ne le sont vis-à-vis des traditionnelles multinationales. Dans pas longtemps les «géants du numériques» ne se réduiront plus aux Google, Apple, Microsoft ou Facebook. Le français Blablacar [covoiturage de longue distance] a doublé sa valorisation boursière en un an à 1,3 milliard d’euros et vient de lever 177 millions d’euros pour ses besoins de croissance. Son site compte aujourd’hui 20 millions d’adhérents dans 19 pays dont la Russie, l’Inde et le Mexique… et 350 salariés répartis dans douze bureaux. Deezer, le site de musique en streaming, tourne avec 300 salariés et revendique 6 millions d’abonnés payants dans plus de 180 pays. Espoir de valorisation boursière : 1 milliard d’euros.

Amazon: ils cherchent le livre... et marchent 17 kilomètres en une nuit de travail
Amazon: ils cherchent le livre… et marchent 17 kilomètres
en une nuit de travail

Nous avions des oligopoles, c’est-à-dire des firmes qui à deux ou trois contrôlaient un marché mondial. Elles s’étaient parfois hissées à ce rang au gré de décennies. Nous avons maintenant affaire à des entreprises qui se développent en un temps record et qui couvrent rapidement plus de 50% d’un marché quand ce n’est pas 80%.

Ajoutons que la désillusion actuelle par rapport aux marchés émergents redéplace les capitaux de ces pays vers les pays industriels traditionnels dans lesquels la demande finale continue de plafonner. Du coup c’est un appel d’air pour l’économie numérique qui rafle ainsi des sommes colossales sur les marchés financiers pour des entreprises qui n’ont parfois que quelques années d’existence et qui promettent des croissances à deux chiffres. Pour une qui dure, dix s’effondrent ou sont rachetées. Mais les valorisations dans les cas d’acquisition paraissent souvent démesurées: rachat de WhatsApp par Facebook pour 19 milliards de dollars, rachat du service de téléphonie Skype pour 8,5 milliards de dollars par Microsoft…En même temps, en juin dernier, Twitter, à la peine sur ses profits, affichait un cours à 35,84 dollars, bien loin des plus de 70 dollars qui avait marqué son entrée en Bourse, début novembre 2013. Sables mouvants!

Les Etats sont dépassés

De là naît un nouveau problème sur lequel il faut s’attendre à quelques gesticulations du gouvernement français. Le nécessaire effet de taille s’accorde tout à fait avec la mondialisation, inutile d’épiloguer à ce propos. Le marché est nécessairement planétaire, même s’il peut rester cantonné quelque temps à une zone linguistique ou à un pays de la taille de la Chine.

Mais la conséquence est immédiate sur le droit de la concurrence, sur la fiscalité des bénéfices et sur les recettes publiques de tous les Etats. La procédure de la Commission européenne sur Google dure depuis six ans sans que les choses n’aient vraiment avancé. Les structures de marché sont totalement bouleversées ainsi que les modalités de la concurrence. La raison ne tient pas à de simples astuces d’optimisation fiscale comme les entreprises traditionnelles peuvent le faire, mais au caractère même de la chaîne de valeur de ces entreprises. Le virtuel s’impose comme un secteur par essence globalisé. Il se déploie massivement car il offre techniquement de nouveaux gisements de profits considérables. Il exprime la rencontre opportuniste entre de nouvelles technologies disponibles et les besoins du capital. Mais ce faisant il approfondit la dichotomie entre système économique et institutions, entre mondialisation et droit.

Quelle sera la réponse éclairée du gouvernement ou même de l’Union européenne à ce prodigieux défi? Pour le moment silence.

Elles n’en sont pas toutes, mais toutes sont frappées

Dans ce contexte, il ne faut pas s’étonner que la structure sectorielle de l’économie accélère sa mutation. C’est à nouveau Google qui devient candidat à entrer dans l’industrie automobile au travers de son projet de véhicule sans chauffeur. L’entreprise de Mountain View finira par entrer en partenariat avec un ou des constructeurs mondiaux modifiant par là même des équilibres capitalistiques et les axes de développement. D’autant que l’on passerait alors d’un Google «services en ligne» à un Google en partie industriel. Et au-delà de l’informatisation grandissante des véhicules et des systèmes de guidage, l’industrie automobile risque fort de voir évoluer ses marchés du domaine de la propriété individuelle à celle de la location. Google est par ailleurs actif en partenariat dans le spatial au travers de SpaceX (microsatellites) qui n’est pas sans rapport avec le guidage routier.

Beaucoup de branches sont donc désormais impactées. Il y a une porosité grandissante entre sectorialisation traditionnelle et surgissement du «on line». Dans le commerce bien sûr, mais aussi dans la banque et les services financiers. Toutes les banques au monde établissent des plans de révision échelonnés de leur modèle commercial, de leur réseau en agences et de leurs offres de services en ligne. On voit se mettre en œuvre de forts mouvements de mobilité interne, de départs non remplacés et de discrets plans sociaux. Les réseaux d’agences sont remis à plat, de nouveaux métiers se développent et d’autres disparaissent.

Ce sont aujourd’hui pas moins de 3 millions de Français qui possèdent déjà un compte courant ou un livret d’épargne bancaire dans une banque en ligne. Si les grandes banques ont fait le choix d’ouvrir des filiales en ligne (comme Boursorama pour la Société Générale), demain verra l’arrivée de nouveaux acteurs non bancaires. Le développement du paiement électronique a favorisé de nouveaux acteurs. Paypal, qui compte près de 120 millions de clients, est considéré comme le poids lourd du paiement en ligne. Mais MasterCard ou Visa, deux réseaux de distribution de moyens de paiement, ont aussi lancé respectivement leur portefeuille digital MasterPass et V.me. Conformément à ce qui est dit plus haut, tout cela pèse sur les formes traditionnelles du droit et de réglementation. La commission européenne veut définitivement ouvrir le marché des paiements électroniques aux acteurs non bancaires, alors que certains cadres législatifs nationaux restent très contraignants. C’est en termes de risques systémiques que la question se pose.

Toujours dans la finance, il faut mentionner le développement du financement participatif (ou crowdfunding) qui à partir des réseaux sociaux propose des dons (avec ou sans contrepartie), des prêts ou de l’investissement. L’un des acteurs européens important en la matière est KissKissBankBank. Ce site explique en page d’accueil: « Notre première motivation est de créer une plateforme alternative dédiée à la créativité, à l’innovation, à l’entrepreneuriat et à la solidarité: si vous êtes visionnaire, audacieux ou courageux, ou si vous êtes créateurs, artistes, humanistes, inventeurs, explorateurs, cinéastes, journalistes, designers, athlètes, écologistes, vos projets trouveront leur place sur KissKissBankBank. Notre deuxième motivation est de donner au public la possibilité de choisir et de soutenir les idées ou les projets qui façonneront notre futur au-delà des tendances imposées». Certaines PME ont commencé à utiliser ce levier au même titre que des associations ou des groupements de personnes ayant un projet commun. Très vite les banques devraient se porter sur ce secteur au travers de filiales en ligne. Le crowdfounding ne représente aujourd’hui que 1%  des prêts dans le monde. Mais selon une étude de la banque Morgan Stanley il pourrait monter à 10% en 2020.

La structure sectorielle héritée du siècle précédent est donc en train de muter sous l’impact de nouvelles formes de services, de nouveaux acteurs et de nouvelles offres. Le plus souvent les entreprises traditionnelles observent puis adhèrent à ces technologies en espérant défendre leurs parts de marché mais aussi la baisse de leurs coûts fixes. Car il est certain que – sur le papier – remplacer un service physique par un service dématérialisé a un avantage. Encore faut-il que cette évolution se fasse ni trop tard, ni à coût exorbitant. La mutation des entreprises de vente par correspondance (La Redoute, 3 Suisses) du vieux modèle catalogue au modèle on-line est un semi-échec face à des acteurs comme Amazon qui sont ce que l’on appelle un «pure-player».

Combien ça vaut?

La numérisation soulève d’autres questions qui ont des conséquences sur la marche du système. Déjà le krach boursier de 2001-2002 sur les valeurs Internet soulevait la question de la valorisation de ces entreprises. Quel profit escompté sur le moyen terme, quel retour sur investissement? Il a suffi d’un début de désengagement pour que la bulle explose. La même question se pose encore, par exemple pour une entreprise comme Twitter: trop lente croissance des utilisateurs (à peine plus de 300 millions!), toujours pas de bénéfices, réticence des annonceurs publicitaires qui lui préfèrent Instagram, Pinterest ou d’autres sites sociaux. Mais les choses sont en train de changer et nous ne sommes plus en 2001 sur ce point.

La question de la valorisation de ces firmes influe sur celle des entreprises anciennes dès lors qu’une partie de leurs activités se recouvre. Si dans un secteur donné cohabitent en concurrence des entreprises traditionnelles et des entreprises on-line, comment valoriser le capital investi dans les premières et quel sera le rendement futur de ce capital? Nous avons d’un côté des entreprises avec de fortes immobilisations de capital adossées à des rapports de marché classique, de l’autre des entreprises immobilisant moins de capital, innovant en matière de relation clients et … annonçant que l’avenir est à elles. De toutes évidences la valorisation des unes dépend de la valorisation des autres. Soit le nouveau paradigme l’emporte définitivement sur l’ancien et les entreprises traditionnelles voient leurs valeurs s’effondrer, soit c’est l’inverse qui se produit et ce seront les valeurs on-line qui, du moins pour un temps, mettent le pied à terre. Cela paraît élémentaire mais mettons-nous à la place, si je puis le dire, des investisseurs et des banques qui s’évertuent à prévoir dans cette transition mouvante.

La perte de valeur du capital investi, que ce soit conjoncturellement d’un côté ou de l’autre de cette frontière technologique ou de toute manière à long terme au détriment des vieux modèles commerciaux, s’accompagne toujours d’un choc social. Elle annonce une évolution systémique de la branche et s’accompagne d’un bouleversement des hiérarchies capitalistiques et géographiques.

Signe de la tendance en cours, le niveau de levée de fonds des start-up en recherche de croissance. Qu’il y ait une nouvelle bulle sur ces valeurs est sans doute vrai. Mais la lame de fond industrielle et technologique est bel et bien là. Les aléas boursiers dureront dans la mesure où des milliers de start-up tentent leur chance sur des créneaux plus ou moins fragiles. Mais il n’y aura pas de retour en arrière du point de vue du basculement global financier et industriel.

Par là même, les systèmes eux-mêmes changent d’échelle. C’est la question des données massives (big data) dont le volume prodigieux nécessite des capacités nouvelles de stockage, de partage, de vitesse d’accès et de traitement. De la médecine à la météorologie tout le monde est concerné pour la bonne cause. Mais c’est moins le cas quand il s’agit de répertorier les centres d’intérêt pour nous pister et nous bombarder d’offres commerciales ciblées.

Le mythe de la participation collective

Jusqu’à l’éclatement de la bulle de 2001, nous avions eu droit à tout un discours sur la « nouvelle économie». Combien de plans de restructurations ont-ils été commis en son nom! Et puis plouf! Les Alain Minc et les Jean-Marc Sylvestre [qui officiait comme journaliste économique sur TF1] ont dû corriger leur copie. Mais nous n’étions encore ni sur le haut débit ni sur le smartphone… Les choses ont donc effectivement changé. La bulle de 2001 rappelle un peu celle sur les chemins de fer au milieu du XIXe siècle liée à la chute des cours en raison de dividendes décevants, ce qui n’a pas condamné le chemin de fer.

L’affirmation actuelle de l’économie numérique est incontestable, mais s’accompagne de son flot de fantasmes pas toujours innocents. Le premier concerne l’économie dite « participative ». En nous servant d’un réseau nous y introduisions des données et des demandes qui peuvent ensuite améliorer l’offre d’ensemble. A partir de ce point tout est possible. Pour exemple, la start-up française «Clic and Walk» (sic!) rémunère des consommateurs pour qu’ils renseignent des industriels à partir de leur smartphone sur la tenue de leurs produits en magasins (disponibilité, prix, visibilité…). Comme dit sa présidente, ce service «ludique» coûte «60 à 70% moins cher aux entreprises que les enquêtes professionnelles» (Les Echos, 17 septembre 2015). C’est ainsi que se développent des discours qui vont du «faites-le vous-même» au «participez à notre communauté». C’est la soirée Tupperware à la puissance cent. Le géant de la distribution aux Etats-Unis, Walmart, propose dans certaines villes une livraison à domicile payante mais réalisée par un autre client qui se fera quelques sous de réduction en faisant le boulot de coursier

Autre variante, celle du financement participatif (crowdfunding) qui consiste à proposer à quiconque sur la toile d’investir dans tel ou tel projet. C’est l’association d’un grand nombre de personnes investissant un petit montant qui permet de trouver les fonds demandés. Grâce à la notion étendue de «communauté» nous assistons à une prodigieuse extension de la désintermédiation, qu’elle soit financière (et plus seulement bancaire), mais aussi commercial, immobilière et autres «servicielle». Le réseau permet de se prêter un véhicule ou un outil, d’échanger des appartements, d’acheter directement aux producteurs, etc. On devine facilement ce qui pourrait être ainsi développé en dehors de la sphère marchande traditionnelle sur le mode du troc ou de l’échange de valeur d’usage. Mais c’est sans compter avec tout ce qui peut réintroduire le marché. On sait par exemple que certains « vendeurs » sur leboncoin.com en ont fait une quasi-profession rémunérée. Quant à la «communauté» des commentateurs sur Tripadvisor, elle a pris du plomb dans l’aile le jour où des hôtels se sont aperçus que c’était parfois le concurrent d’en face qui mettait en ligne un avis déplorable sur leur établissement.

Surtout des questions d’assurance, de droit de propriété, de fiscalité, de protection des personnes, d’éventuelles nécessités de contractualisation réintroduisent le besoin d’une régulation. La «cool attitude» de l’économie participative a donc des limites que l’économie marchande sait exploiter. Le marché reste au coin du bois et exploite les bonnes idées, soit en proposant un service équivalent avec une ergonomie plus facile soit en rachetant tout bonnement.

La Redoute et le e-commerce
La Redoute et le e-commerce

Le cas du commerce

L’un des arguments patronaux pour défendre le travail de nuit et dominical est le suivant: «étant donné que le consommateur prend l’habitude d’acheter à toute heure sur la toile, le seul moyen de répondre à cette concurrence du Net est d’élargir les horaires du commerce physique». L’explication est spécieuse. Acheter en ligne ne signifie absolument pas que l’on dispose de son achat immédiatement. Sous 24 heures au mieux, mais souvent beaucoup plus. La dématérialisation de l’achat ne signifie pas la dématérialisation de l’objet.

Fin 2014, parmi les quinze premiers sites de l’e-commerce en France, huit étaient des enseignes historiques du commerce physique. Derrière les deux pure-players Amazon (17,5 millions de visiteurs uniques par mois!) et Cdiscount on trouvait Fnac (10,7 millions), Carrefour, La Redoute etc. Les deux secteurs commerciaux traditionnels qui ont le plus souffert d’une concurrence réelle avec Internet sont les agences de voyages et tout ce qui touche à de la billetterie.

Deux modèles commerciaux coexistent dorénavant, celui de la recherche et de l’achat en ligne et celui de «l’omnicanal» [les séparations entre les circuits de vente tombent]  pour, lequel le client mélange visite en magasin et passages sur le site Internet avant de finaliser son achat par l’un ou l’autre. Le magasin physique n’est donc pas définitivement menacé par l’e-commerce, mais toutes les enseignes doivent désormais combiner les deux et trouver leur point d’équilibre.

Ouvrir un magasin jusqu’à minuit ou un dimanche après-midi n’a donc pas grand-chose à voir avec l’exigence du consommateur. La vérité est plus prosaïque. Tout d’abord l’e-commerce fait miroiter un meilleur taux de marge: moins d’immobilisation de capital, moins de salariés. Bien que cela ne soit pas universel, pensons au coût des systèmes informatiques et à celui des retours clients, la théorie du moins veut que ce canal soit moins gourmand en charges d’exploitation. De toute manière le déplacement massif de la clientèle de certains secteurs des enseignes physiques vers les enseignes virtuelles pèse sur l’ensemble des entreprises. Ainsi, lorsque La Redoute décide de rebâtir son centre logistique, le modèle en termes de productivité et de performances (livraison en 24 heures) est celui d’Amazon, modifiant d’autant le modèle social antérieur. Le pouvoir de marché s’est ainsi déplacé et ce sont les mastodontes de la vente à distance qui imposent leurs modèles.

Tout le commerce s’achemine vers une précarisation globale. Le gouvernement y est favorable car il espère favoriser ainsi la consommation par une offre-prix à la baisse. Les grandes enseignes la mettent en place car cela leur permet de s’approprier une partie de la sur-marge que génèrent les enseignes de l’e-commerce. Réduction du nombre de vendeurs, temps partiel et flexibilité des heures de travail, développement du libre-service, caisses automatiques, tout converge vers une déqualification des employé·e·s du commerce. Toujours au nom de l’exigence du consommateur, les grandes surfaces alimentaires ont développé le principe du «Drive». Le consommateur passe sa commande sur son ordinateur puis va la charger en voiture au quai logistique local. La rapidité de ces mutations est illustrée par Leclerc qui ouvre son premier Drive en 2007 et en dispose dorénavant de 600 en France! On est dans la pure logistique de préparation de commandes (plus de mise en linéaires) avec ce que cela implique en termes de pénibilité du travail et de temps partiel. La précarisation aggravée des salariés du commerce découle en partie de l’émergence de l’e-commerce, elle est générale. Mais pas en raison de ce qu’explique le patronat. C’est tout bonnement parce que l’e-commerce est supposé avoir trouvé quelques points de marge supplémentaires que tout le secteur cherche à s’aligner. Rien à voir avec le geek qui achète une console du jeu entre 23 heures et une heure du matin.

Le gouvernement ment sur ses objectifs

La BNP et la Société Générale mettent en place des «campus» de formation pour accélérer la mutation des qualifications internes. La transformation numérique des entreprises est devenue une priorité. C’est un concept qui peut sembler flou ou ne s’appliquer qu’à des secteurs bien particuliers. Il est facile de considérer que cela ne concerne pas telle ou telle activité, ou du moins pas tout de suite. Pourtant cette mutation impacte surtout des secteurs opérationnels vitaux comme le parcours clients/prospects, l’organisation, les modes de communication, la gestion des ressources humaines…

Il est donc urgent que les organisations syndicales et toutes les instances représentatives des salariés s’attaquent au problème. Pas seulement sous l’angle formation/adaptation ou «sauvegarde de l’emploi». C’est l’ensemble du modèle opérationnel qui va changer. A l’échelle d’une entreprise ce peut être un changement systémique et c’est donc toute la marche de celle-ci, sa chaîne opérationnelle, son cœur et sa périphérie qui peuvent bouger. Les enjeux sont considérablement plus importants que lors de l’informatisation des sociétés dans les décennies précédentes. Cela va redistribuer les rôles entre les intégrateurs, les sociétés de conseil, les spécialistes de l’infrastructure et surtout de très nombreux nouveaux venus.

Face à tout cela, le gouvernement Valls-Hollande et le rapport Mettling font le choix de parler qualifications, métiers, formation, contrat de travail. C’est propager l’idée que nous faisons face à une simple révolution technologique. Alors que ceci constitue déjà un profond changement au sein du capitalisme: secteurs dominants, polarisation des capitaux, monopoles mondiaux jusqu’au débordement complet des Etats en termes de réglementation et de fiscalité.

Le corps social ne sera pas simplement touché en matière de formation et de qualifications. Des entreprises vont disparaître ou passer sous le contrôle d’acteurs du numérique. Des restructurations majeures vont évincer des secteurs salariaux. Le travail à distance va rompre la tradition collaborative des entreprises traditionnelles facilitant le contrat commercial aux dépens du contrat salarial. Le rapport Mettling annonce toutes ces choses en filagranes mais prend le problème par la fin: « Ni hypocrisie, ni conservatisme dans l’adaptation du droit social».  Très opportuniste, le gouvernement contourne le cœur du problème pour laisser croire que sa priorité est la protection des salarié·e·s, alors qu’il est en train de s’attaquer une fois de plus au temps de travail et au contrat de travail au nom d’une modernité absolue.

Ce que n’aborde pourtant pas sérieusement ce rapport c’est l’impact des métiers du numérique sur l’égalité professionnelle. Une partie de ceux-ci s’apparentent aux métiers plus anciens de l’informatique (travail sur site chez le client) ou favoriseront le télétravail. Or tout cela ne favorise pas l’emploi féminin. Déjà aujourd’hui la branche patronale des services informatiques se plaint de la faible féminisation de la profession tout en lui donnant une explication rationnelle: «l’ampleur et la flexibilité de la journée de travail.» (Octobre 2015, publié par le site Ensemble)

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