Economie-débat. «Une économie visant la rente?»

Par Michael Roberts

Des économistes hétérodoxes ont promu la «financiarisation» comme la cause des injustices et des échecs des économies capitalistes modernes. Aujourd’hui, une théorie supplémentaire a été proposée: la «rentiarisation». Dans un long article paru récemment dans le Financial Times britannique, son chroniqueur économique bien connu, Martin Wolf, a présenté ce concept comme l’explication de la faible croissance de la productivité, des inégalités croissantes et de la montagne de dettes dans les grandes économies.

Martin Wolf estime que le capitalisme a été «déformé» par des puissances économiques monopolistiques. «Alors pourquoi l’économie ne procure-t-elle pas les résultats escomptés? La réponse réside, en grande partie, dans la montée du capitalisme rentier. Dans ce cas, le terme «rente» désigne les bénéfices qui s’ajoutent à ceux qui sont nécessaires pour induire l’offre souhaitée de biens, de services, de terres ou de main-d’œuvre. Le “capitalisme rentier” signifie une économie dans laquelle le marché et le pouvoir politique permettent aux individus et aux entreprises privilégiés d’extraire une grande partie de cette rente de tous les autres… Alors que le secteur financier est un élément important de ce développement monopolistique, de sorte que la «financiarisation» a permis aux secteurs monopolistiques de créer leurs propres profits (bien que souvent illusoires) et de générer des krachs financiers, le véritable ennemi du capitalisme couronné de succès est “le déclin de la concurrence”».

M. Wolf cite ensuite toutes les preuves empiriques récentes de cette «rentiarisation» du capitalisme: concentration du marché, augmentation des marges bénéficiaires monopolistiques et sociétés «superstars» comme les Facebook, Apple, Amazon, Netflix et Alphabet faisant des «profits monopolistiques».

• Mais cette théorie est-elle la principale cause de la faible croissance économique, des inégalités croissantes et des krachs financiers? Est-ce le capitalisme monopoliste qui en est la cause, et non pas la contradiction du capitalisme dans son ensemble? Eh bien, permettez-moi de rappeler aux lecteurs les preuves empiriques de la théorie de la «rentiarisation». J’ai développé cela dans des articles précédents et les preuves sont pour le moins douteuses. Par exemple, on s’attendrait à ce que les marges bénéficiaires les plus élevées soient réalisées par les géants du secteur «monopolistique». En fait, les données montrent que ce sont les petites entreprises qui obtiennent les marges les plus élevées.

• Là encore, une faible croissance de la productivité semble être beaucoup plus étroitement corrélée à un faible niveau d’investissement et, partant, à une faible rentabilité, et non à une monopolisation. Le plus fort ralentissement de la croissance de la productivité aux Etats-Unis a commencé après 2000, alors que les investissements dans les secteurs productifs ainsi que l’activité ont diminué. C’est une chute de la rentabilité globale du capital américain qui conduit la dynamique plutôt qu’un changement de «pouvoir de marché» monopolistique. Encore une fois, par exemple, les données montrent que les «chercheurs de rente» ne semblent pas avoir joué de rôle dans le faible taux d’investissement de la zone euro: il s’agit simplement d’une faible rentabilité dans cette zone. Mais cette évidence n’est pas commode parce qu’elle suggère que la cause de la faible croissance de la productivité est due à des contradictions dans l’accumulation capitaliste. Il est plus encourageant d’affirmer que si les profits sont élevés, c’est le «pouvoir monopolistique» qui le fait, et non l’exploitation du travail dans le mode de production capitaliste. Et c’est le pouvoir monopolistique qui maintient la croissance de l’investissement à un faible niveau, et non la rentabilité globale.

• Brett Christophers de l’Université d’Uppsala en Suède a publié un important ouvrage sur la «rentiarisation» (un livre va suivre). Brett Christophers rejette le terme «financiarisation» comme cause du malaise actuel de la croissance capitaliste. La finance est une cause trop étroite, parce que les rentes sont extraites dans de nombreux autres secteurs comme l’immobilier. B. Christophers fait valoir que la «rentiarisation», sous ses diverses formes, est aujourd’hui une dynamique significative, voire dominante, par opposition à la période précédant le tournant néolibéral. Il estime que l’économie britannique «a été substantiellement rentiarisée». B. Christophers propose ce qu’il appelle une définition hybride de la rente qui tente de combiner la vision de Marx sur la rente provenant de la propriété monopolistique d’un actif non produit (terre, minéraux, etc.) avec la vision dominante du «retour sur investissement excessif» au-delà de l’efficience productive, à savoir le paiement au-dessus de la «productivité marginale du travail ou du capital».

• Je ne suis pas sûr que cette définition hybride soit utile. Elle semble brouiller la question clé que Marx pose sur la façon dont la rente émerge: à savoir qu’elle provient de l’appropriation de la plus-value créée par l’exploitation de la main-d’œuvre dans la production de marchandises. Pour Marx, la rente provient de la capacité des propriétaires monopolistiques d’actifs non produits à conserver la plus-value liée à la fusion avec le processus concurrentiel des flux de capitaux. Pour Marx, les «capitalistes productifs», en tant qu’appropriateurs de la plus-value de l’exploitation du travail, sont forcés de partager une partie de cette plus-value avec les propriétaires des ressources non produites (rente) et de la finance (intérêts). La rente et les intérêts font partie de la plus-value totale créée dans la production des marchandises. La valeur et la plus-value doivent d’abord être créées par l’exploitation de la force de travail. Ensuite, la plus-value est redistribuée et ceux qui ont un certain pouvoir de monopole peuvent extraire une partie de cette plus-value sous forme de rente. Le «retour excessif» par rapport à l’«efficacité» implique qu’il existe un rendement acceptable pour les capitalistes pour exploiter la force de travail au profit de la productivité et ignore donc ces relations de classe.

• Marx considérait qu’il y avait deux formes de rente qui pouvaient apparaître dans une économie capitaliste. La première était la «rente absolue» où la propriété monopolistique d’un bien (terre) pouvait impliquer l’extraction d’une part de la plus-value du processus capitaliste sans investissement en main-d’œuvre et en machines pour produire des marchandises. La deuxième forme de Marx est appelée «la rente différentielle». Cela s’explique par la capacité de certains producteurs capitalistes de vendre à un coût inférieur à celui de producteurs plus inefficaces et d’en tirer ainsi un profit excédentaire. Ce profit excédentaire pourrait devenir une rente lorsque ces producteurs à faible coût pourraient empêcher d’autres d’adopter des techniques encore moins coûteuses en bloquant l’entrée sur le marché, en réalisant d’importantes économies d’échelle dans le financement, en contrôlant les brevets et en concluant des ententes. Cette rente différentielle pourrait être réalisée dans l’agriculture par un meilleur rendement de la terre (nature), mais dans le capitalisme moderne, elle pourrait l’être par une forme de «rente technologique», c’est-à-dire en monopolisant l’innovation technique.

• Il ne fait aucun doute qu’une grande partie des méga bénéfices d’Apple, Microsoft, Netflix, Amazon, Facebook sont dus à leur contrôle sur les brevets, à leur solidité financière (crédit bon marché) et au rachat de concurrents potentiels. Mais l’explication de la «rentiarisation» va trop loin. Les innovations technologiques expliquent aussi le succès de ces grandes entreprises, pas seulement le pouvoir monopolistique. De plus, de par sa nature même, le capitalisme, fondé sur «de nombreux capitaux» en concurrence, ne peut tolérer aucun monopole «éternel», à savoir un surplus de profit (surprofit) «permanent» déduit de la somme totale des profits répartis au sein de l’ensemble de la classe capitaliste. La bataille entre les capitalistes individuels pour augmenter leurs profits et leur part du marché signifie que les monopoles sont continuellement menacés par de nouveaux rivaux, de nouvelles technologies et des concurrents internationaux. Prenons les composantes de l’indice S&P-500 étatsunien (indice du secteur technologique). Les entreprises du top 500 ne sont pas restées les mêmes. De nouvelles industries et de nouveaux secteurs voient le jour et des entreprises dominantes jusqu’alors perdent leur rang.

• L’histoire du capitalisme en est une où la concentration et la centralisation du capital s’accroissent, mais la concurrence continue d’entraîner le mouvement de plus-value entre les capitaux (au sein d’une économie nationale et globalement). La substitution de nouveaux produits aux anciens réduira ou éliminera à long terme l’avantage monopolistique. Le monde monopolistique de General Electric et des constructeurs automobiles des années 1960 et 1990 n’a pas duré une fois que les nouvelles technologies ont créé de nouveaux secteurs pour l’accumulation de capital. Le monde d’Apple ne durera pas éternellement.

Le «pouvoir de marché» a peut-être fourni des rentes à certaines très grandes entreprises aux Etats-Unis, mais la loi ayant trait à la dynamique du profit de Marx demeure la meilleure explication du processus d’accumulation. Les rentes obtenues par un petit nombre de firmes sont une déduction des profits du plus grand nombre. Les monopoles se redistribuent le profit à eux-mêmes sous la forme d’une «rente» mais ne créent pas de profit. Les profits ne sont pas le résultat du degré de monopole ou de recherche de rente, comme l’affirment les théories néoclassiques et, y compris, celle de Keynes et de Kalecki, mais le résultat de l’exploitation du travail. De plus, les rentes ne représentent pas plus de 20% de la valeur ajoutée d’une grande économie; les profits financiers sont encore moins importants. De plus, l’augmentation de la «rentiarisation» au cours de la période récente est vraiment un facteur qui contrebalance le déclin de la rentabilité du capital productif.

• Il existe une autre définition de l’économie rentière fondée sur l’explication de Marx de la division de la plus-value en profits, rentes et intérêts qui est pertinente. Il y a des économies nationales où le secteur capitaliste s’approprie beaucoup de plus-value sous forme d’intérêts, de dividendes et de profits par le biais de services non productifs comme la finance, les assurances et les services dits commerciaux. La Grande-Bretagne est l’une de ces économies «rentières»; la Suisse en est une autre; bien plus que l’Allemagne ou le Japon, ou même les Etats-Unis, où l’appropriation de la plus-value passe encore principalement par l’exploitation directe de la force de travail (tant au niveau national qu’international).

• Comme l’a dit récemment le porte-parole de la City de Londres, «Londres est la capitale du capital». La City de Londres assure un afflux considérable de revenus à l’économie britannique grâce à la vente de services financiers, des commissions et des bénéfices bancaires et de services commerciaux connexes. Le secteur financier britannique, l’immobilier (les oligarques veulent vivre à Londres) et les autres services aux entreprises représentent une part beaucoup plus importante du PIB; les entrées de capitaux possèdent une place plus grande dans la balance des paiements que pour la plupart des autres grandes économies.

Tony Norfield a développé un index de puissance des économies impérialistes et dans ce dernier, les Etats-Unis sont en tête, mais le Royaume-Uni suit. Si l’on fait abstraction, dans l’index, des composantes militaires et de composantes du PIB, la Grande-Bretagne a une longueur d’avance en tant qu’économie rentière (du moins en termes absolus, en dollars).

 

Graphique 1

GDP=PIB; FDI=Investissements directs à l’étranger; Banks=Banques; FX=Forex, opérations de change; Military=militaire

 

• J’ai fait une brève analyse de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) sur les exportations de services commerciaux de différents pays. L’exportation de services financiers, d’assurance et d’autres services aux entreprises ainsi que les redevances et droits perçus qui pourraient être considérés comme une mesure des exportations de rentiers si vous le désirez. A partir de cette mesure, les exportations mondiales de rentiers ont totalisé 2000 milliards de dollars en 2013. Les Etats-Unis ont obtenu un revenu d’exportation de 365 milliards de dollars, soit 18 % du revenu mondial des rentiers; le Royaume-Uni a obtenu 180 milliards de dollars, soit 9 %, tandis que le Japon a obtenu 78 milliards de dollars, soit 4 %, et l’Allemagne n’avait aucun revenu de type rentier. Le PIB américain en 2013 était de 16,7 billions de dollars, celui du Royaume-Uni était de 2,7 billions. Ainsi, le Royaume-Uni a obtenu un revenu d’exportation de rentes équivalant à 7 % de son PIB, alors que les Etats-Unis n’ont tiré que 2 % de leur PIB des exportations de rentes. En ce sens, nous pouvons parler d’une économie de rentiers et de la Grande-Bretagne comme de l’enfant modèle. Mais cela rend la Grande-Bretagne particulièrement vulnérable aux krachs financiers.

 

Graphique 2

 

• Joseph Stiglitz et Martin Wolf estiment que ce qui ne va pas avec le capitalisme, c’est que la «financiarisation» et les intérêts des rentes monopolistes ont «faussé»/ruiné les caractéristiques «progressistes» du capitalisme, à savoir sa capacité à développer harmonieusement les forces productives pour tous. Comme le dit Martin Wolf: «Nous avons besoin d’une économie capitaliste dynamique qui donne à chacun une croyance justifiée qu’il peut partager les bénéfices. Ce que nous semblons plutôt avoir de plus en plus, c’est un capitalisme rentier instable, une concurrence affaiblie, une faible croissance de la productivité, de fortes inégalités et, ce n’est pas un hasard, une démocratie de plus en plus dégradée. Régler ce problème est un défi pour nous tous, mais surtout pour ceux qui dirigent les entreprises les plus importantes du monde. La façon dont nos systèmes économiques et politiques fonctionnent doit changer, sinon ils vont périr.»

• Mais comme l’a fait remarquer avec perspicacité le professeur Jerome Roos de la LSE (London School of Economics), dans le journal de gauche britannique New Statesman, «en opposant le “mauvais” capitalisme du rentier improductif au “bon” capitalisme de l’entreprise productive, le discours libéral classique néglige le fait que les deux sont indissociablement liés. Une telle pensée repose sur une version idéalisée mais entièrement théorique d’un capitalisme qui est pur, non corrompu et beaucoup plus bienveillant qu’il ne l’est, ne l’a jamais été et, selon toute probabilité, ne le sera jamais. La réalité est que la concentration de la richesse et du pouvoir entre les mains de quelques rentiers privilégiés n’est pas une déviation de la concurrence capitaliste, mais un résultat logique et régulier. En théorie, on peut distinguer entre un rentier improductif et un capitaliste productif. Mais rien n’empêche un homme d’affaires productif et soi-disant responsable de devenir un propriétaire immobilier absent ou un actionnaire distant, et c’est souvent ce qui arrive. La classe des rentiers n’est pas une aberration, mais une récurrence courante, qui tend à accompagner les périodes de déclin économique prolongé (je souligne)».

• Dans le passé, sur ce blog j’ai publié des preuves empiriques accablantes que la clé pour comprendre le mouvement de l’investissement productif réside dans la rentabilité sous-jacente du capital, et non dans l’extraction de rentes par quelques leaders du marché, comme le suggèrent Wolf et d’autres. Si tel est le cas, la solution keynésienne et/ou du courant dominant et/ou de l’éclatement des monopoles (même si elle était politiquement possible) ne résoudra pas les crises régulières et récurrentes de la production et de l’investissement et n’arrêtera pas les inégalités croissantes de richesse et de revenus. (Article publié par l’auteur sur son blog, le 28 septembre 2019; traduction rédaction A l’Encontre)

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