Semprún: deux faces d’une même histoire

Par Pepe Gutiérrez-Alvarez

La disparition le 7 juin 2011 de l’écrivain et homme politique Jorge Semprún a donné lieu à de très nombreux articles dans la presse. Certes, les décès favorisent, le plus souvent, des hommages complaisants. Ils offrent aussi l’occasion d’une mise en perspective qui révèle les sinuosités d’une vie politique, afin d’en éclairer la complexité, mais aussi les choix effectués. Et ces derniers ne peuvent être portés – avec l’aide d’un oubli sélectif – au simple compte des circonstances. (Rédaction)

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Jorge Semprun est né à Madrid l’année du coup d’Etat de Primo de Rivera (1923); sa vie et son œuvre ont depuis lors été marquées par toutes sortes de contradictions. Ceux d’entre nous qui sont nés parmi des gens humbles et travailleurs, fondamentalement décents («nous n’avons rien fait de mal, nous n’avons exploité personne», disait-on à la maison), nous ne savons pas la chance que nous avons, car le contraire peut – ou du moins devrait – être  assez amer.

Jorge Semprun devait en savoir quelque chose, lui qui est né d’une famille de la haute, autrement dit de celles qui ont fait beaucoup de mal et exploité beaucoup de gens. Par sa mère, Susana Maura Gamazo, décédée en 1931, il était le petit-fils du politicien conservateur par excellence Antonio Maura, qui a été à cinq reprises président du gouvernement pendant le règne de Alfonso XIII, et qui est marqué dans l’histoire comme responsable de crimes contre le peuple. Contentons-nous de noter l’«assassinat légal» de Ferrer i Guardia [pédagogue libertaire, accusé en 1909 d’avoir été l’un des animateurs d’une révolte anticléricale ; il fut fusillé, sur ordre d’un tribunal militaire, dans la prison de Montjuic, au-dessus de Barcelone], un crime qui avait ému le monde entier.

Il est clair qu’avec une telle ascendance, il faut lui reconnaître le mérite des ruptures. Son père était l’intellectuel républicain José Maria Semprun y Gurrea, professeur et juriste, gouverneur civil de province au début de la République. La liste de ses titres occupe une demi-page, détail dont il ne semble pas utile de parler. Jorge n’en était évidemment en rien coupable, d’autant que pendant la guerre civile il vivait à Bruxelles où son père était ambassadeur. Quelque chose a cependant dû le toucher car il est arrivé dans la période après la guerre (espagnole) et l’occupation (nazie), et s’est engagé dans la Résistance. Arrêté [par la Gestapo en 1943], il a fini interné dans le camp de Buchenwald [libéré le 11 avril 1945, lors de l’entrée des troupes américaines dans le camp]. Ce séjour dans les enfers a marqué son expérience littéraire et politique postérieure. De fait, il a évoqué dans plusieurs de ses livres son travail dans l’administration du camp. Après sa libération, il a été reçu comme un héros à Paris, où il a fixé sa résidence.

Son passage à Buchenwald a néanmoins été l’objet de controverses, et ce de la part de personnes aussi peu suspectes que Stéphane Hessel, l’auteur – célébré à juste titre – du pamphlet « Indignez-vous », qui raconte: «...A partir de 1937, les communistes ont assumé la « gestion » du camp [de Buchenwald] (…) nous leur avons demandé ce qu’ils pouvaient faire pour nous, puisque nous étions condamnés. Ils nous ont répondu qu’ils le regrettaient mais qu’ils ne pouvaient rien faire, ils réservaient leur protection pour leurs militants comme Jorge Semprun, communiste espagnol (…) Les communistes étaient formidablement solidaires entre eux!» (…) [Citoyen sans frontières, Conversations de Stéphane Hessel avec Jean-Michel Helvig, Paris 2008, p. 77].

[Nous laisserons ici de côté les débats, particulièrement en Espagne, sur la fonction effective du jeune Jorge Semprun dans ce camp. Ces débats ne sont pas étayés par des preuves effectives. Réd.]

Il est vrai que les circonstances ne facilitaient pas l’établissement de critères objectifs, preuve en est le cas de Schindler [référence au film «La liste de Schindler» de Spielberg, datant de 1993] qui a été glorifié par Hollywood. Mais cela n’explique pas la non remise en question de la politique du stalinisme, qui, entre autres, n’a pas hésité à dénoncer les «trotskistes» du camp, dénomination que l’on attribuait à cette époque à tous les dissidents. On ne va évidemment pas tenir compte de ce qu’a écrit son frère Carlos, un pathétique ex-communiste, ex-trotskiste, ex-anarchiste, ex-libéral, qui cite le cas dans ses honteuses mémoires, A orillas del Sena, un español… (Ed. Hoja Perenne, Madrid, 2006), écrites lorsqu’il était une des plumes de Libertad Digital. [Diverses accusations se fondent, en effet, sur des affirmations non-prouvées du frère Carlos.  Réd.]

Dans son œuvre Viviré con su nombre, moriré con el mio [Je vivrai avec son nom, je mourrai avec le mien] Jorge Semprun a reconnu qu’il travaillait dans l’administration de Buchenwald, mais, contrairement à Josef Frank, Walter Bartel, etc. et d’autres dirigeants communistes officiels, il a nié avoir été kapo.

Son parcours le plus connu est sans doute celui qu’il a accompli en tant que militant du PCE (Parti communiste d’Espagne] sous le nom de Federico Sanchez. A cette époque, il n’a jamais contesté la ligne politique du parti, ni le rôle de Santiago Carrillo. Ce n’est que dans les années 1960 qu’il a commencé à remettre en question le stalinisme. On connaît également sa dissidence en tant que «alter ego» de Fernando Claudin [membre du Comité exécutif de 1947 à 64, exclu du PCE avec Semprun], avec lequel il a assidûment collaboré. Entre autres Jorge Semprun a signé le prologue à la «grande œuvre» de Fernando Claudin, La Crise du mouvement communiste (Ruedo Ibérico,1966; Maspero 1972).

Nous y reviendrons, car ce prologue donne des pistes sur l’ambivalence des positions des deux auteurs, que l’on pourrait caractériser comme des antécédents de «l’eurocommunisme »» (les deux font référence au «polycentrisme» de Palmiro Togliatti [dirigeant du PCI]; on peut également y déceler une volonté de récupération de l’héritage léniniste-trotskiste. Pour le confirmer, il suffit de lire le volumineux ouvrage, dont les thèses ont par la suite été reprises par Claudin dans d’autres travaux importants, et surtout dans ses éditions élaborées de Marx et Lénine.

Mais au début des années 1980, il a effectué un dernier retournement: de collaborateur habituel de revues telles que El Viejo Topo [La vieille Taupe], il a passé à la double solde de la Fondation Pablo Iglesias [en lien avec PSOE], où il a exercé en tant «qu’intellectuel organique» de l’OTAN. Semprun a justifié d’une certaine manière ce «repentir» en argumentant que Fernando s’était trouvé à la rue sans rien, avec une famille. Ben voyons…

En 1966, Semprun a demandé au Ministère de Gobernacion espagnol (l’équivalent de l’actuel Ministère de l’Intérieur) un passeport avec son nom officiel et, malgré quelques réticences de la part des franquistes, il l’a obtenu. A partir de ce moment, son activité s’est centrée sur sa carrière littéraire. Son abandon a coïncidé avec la publication en 1963 de son ouvrage Le grand voyage (Gallimard), un livre commencé à Madrid dans la période de clandestinité (durant une semaine de totale inactivité, par précaution), et qui a obtenu la reconnaissance d’un G. Lukacs qui était à cette époque au sommet de son prestige en tant qu’analyste littéraire.

Jorge Semprun a participé avec enthousiasme à mai 1968. Sa référence était Jean Paul Sartre. Il a conduit avec lui un magnifique entretien au cours des événements. Mais surtout, Jorge était déjà un scénariste réputé, un homme clé de ce qui a été nommé à tort le «cinéma politique»; il était politique comme l’est presque tout le cinéma, mais du point de vue de la nouvelle gauche. Son nom a figuré à côté de cinéastes de l’envergure d’un Alain Resnais dans La guerre est finie (1966) et dans Le Stavisky (1974), où il introduit un hommage singulier au Trotsky décrit par Malraux, qu’il représente comme un contrepoint face à la décomposition bourgeoise du moment, représentée par le fameux personnage du film incarné par Jean-Paul Belmondo.

Semprun a surtout été le scénariste préféré du gréco-français Constantin Costa-Gavras. Ensemble ils ont réalisé des œuvres majeures comme Z (1969), considéré comme le film-manifeste de ce «cinéma politique» L’aveu (1970), qui dénonce le stalinisme sur la base du témoignage d’Arthur London; Section spéciale (1975), une dénonciation du rôle joué par un secteur déterminant de la magistrature française durant l’occupation allemande. Cette étape se poursuit avec L’attentat (1972) d’ Yves Boisset, un plaidoyer opportun et courageux sur le «cas Ben Barka» [militant marocain, Mehdi Ben Barka a été enlevé en France et a «disparu»] et dans lequel on vise la coopération entre la CIA, les services français et la main criminelle du roi du Maroc. L’étape se conclut avec le film oubliable Une femme à sa fenêtre (1975), qui traite de la résistance grecque sur un ton grandiloquent, même s’il jouit de la présence de Romy Schneider… Deux ans plus tard, Semprun écrit le lamentable Les routes du sud (1977) qui a non seulement été le pire film de Joseph Losey, mais qui peut en outre être compris comme un plaidoyer en faveur de l’oubli, de l’adaptation aux projets des «réformistes» du régime.

Au moins en ce qui concerne le cinéma, rien n’a égalé ces œuvres. Il a récemment participé au documentaire Les chemins de la mémoire (2010), de José Luis Peñafuerte, où il offre un plaidoyer en faveur de la récupération de la mémoire historique, une rectification qui n’atteint cependant pas son étape d’adaptation au néolibéralisme…

Comme beaucoup d’autres grands auteurs du XXe siècle, Jorge Semprun a passé l’essentiel de sa carrière d’écrivain et de scénariste dans une optique socialiste et anticapitaliste, mais a fini par s’adapter à l’ordre existant. Au début des années 1980, il criait «Vive la Pologne, Messieurs» sans faire la distinction entre l’eau sale du stalinisme et le bébé des grands idéaux, sans distinguer entre l’idéologie de ceux d’en bas et l’utilisation par ceux d’en haut.

C’est Vargas Llosa qui a prononcé le laudatio de cette démarche claudicante raffinée et illustrée lorsque Jorge a reçu le prix de la Foire Internationale du Livre de Jérusalem. Semprun a profité de l’occasion pour faire l’éloge de la «démocratie israélienne» discours avec lequel Don Antonio Maura aurait été tout à fait d’accord.

La place de Claudin a été occupée par Yves Montand, le chanteur de la Résistance et acteur dans certaines des meilleurs films «politiques» des années 1960 et 1970. Depuis Etat de siège (1973) de Costa-Gavras, il a descendu la pente jusqu’à Routes du sud. Montand et Semprun s’étaient déjà rapprochés dans les années 1980 dans un livre en hommage à Montand, Montand, la vie continue (Denoël, 1983), où Semprun met en évidence toutes les clés du chemin de l’hérétique repenti qui l’amènera à monter, avec le soutien du gouvernement socialiste, une des rares célébrations du 50e anniversaire de la guerre civile réalisée avec le cachet gouvernemental…

Nous nous référons à l' »hommage » au Congrès d’Intellectuels Antifascistes célébré à Valence en 1937, et dans lequel, avec la présence d’une bonne partie de «l’intelligenzia» républicaine et socialiste du monde s’est projeté dans l’ombre ténébreuse du stalinisme, qui était en plein boulot contre le POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste) et le « trotskisme »…[référence à la vaste opération de répression opérée dès juin 1937 par les staliniens – espagnols et du NKVD – contre ceux qualifiés «d’hitléro-trotskystes» et d’alliés du franquisme].

Mais le jeu de Semprun n’a pas été celui d’un «hommage» aux intellectuels qui, avec plus ou moins de cohérence, ont défié et dénoncé la politique de non-intervention durant la «guerre civile». Avec l’aide de la nouvelle élite d’artistes et d’intellectuels qui sont peu à peu montés dans le wagon de la «révolution conservatrice» (Vargas Llosa, Octavio Paz, Fernando Savater, Castoriadis), ils ont transformé la «célébration» en une  consécration de la «démocratie» dans laquelle avec de grandes phrases (Jorge Semprun déclara: «la démocratie est la révolution permanente»), on consacrait les Etats-Unis comme étant le «phare» de l’humanité, en laissant entendre que s’il y avait un coupable, il fallait le chercher à Cuba.

L’année suivante, Jorge Semprun, qui continuait à vivre à Paris, a été nommé ministre de la Culture (1988-1991) dans le gouvernement de Felipe Gonzales et il a assisté à quelques réunions de ministres où – d’après ce qu’il a avoué plus tard – on parlait de tout sauf de politique. En tant que ministre de Sa Majesté («La monarchie institutionnelle incarne les grandes valeurs de la République» a-t-il affirmé), Semprun s’est particulièrement distingué dans sa défense de la guerre du Golfe. Il a répété à chaque occasion qui se présentait que Saddam était comme Hitler, qu’il s’agissait d’une intervention comme celles que la démocratie aurait dû faire dans la guerre d’Espagne. Il a trouvé «surprenant» que le PCE s’oppose à la guerre. Il a renvoyé un certain nombre de fonctionnaires de son Ministère qui avaient signé un manifeste contre la guerre. Quelques années plus tard, il s’est référé à cette expérience ministérielle et signalant surtout ses désaccords avec Alfonso Guerra [vice-président des gouvernements de F. Gonzales, démissionne en 1991, accusé de corruption].

Par la suite, il a dit des choses très différentes, certaines d’entre elles étaient dignes de soutien, d’autres doivent être étudiées. Il a également affirmé des choses particulièrement sinistres, comme celles qu’il a prononcées lors de la Deuxième Guerre du Golfe: «Il ne faut pas laisser les états-uniens seuls dans la lutte pour la démocratie».

Sa mort m’a surpris avec le livre de Franziska Augstein, Lealtad y traicion, Jorge Semprun y su siglo. Il se trouvait sous beaucoup d’autres ouvrages, mais comme quelque chose en suspens. Il y aurait beaucoup à dire au sujet de Semprun, de chacune de ses périodes, mais surtout du fait que le «repenti» a continué à utiliser les grands mots, et que selon les circonstances il pouvait parler comme lorsqu’il écrivait pour Costa-Gavras.

Mais même si nous trouvons beaucoup d’aspects avec lesquels nous pouvons être d’accord, et des chapitres de son écriture que nous pouvons peut-être admirer (ou envier, lorsqu’on lit les commentaires comme ceux parus dans El Pais sous des plumes de Vargas Llosa, de Ridao, de Pradera et d’autres), il paraît fondamental de dire qu’au-delà de 1977, Semprun a cessé d’être un ami, un des «nôtres», qui a écrit des choses qui sont restées, quelles que fussent les distorsions que leur auteur leur a imprimées pour continuer à occuper une place privilégiée sur la photo. (Traduction A l’Encontre)

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Pepe Gutiérrez-Alvarez est membre du Comité de rédaction de la revue Viento Sur

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