Débat: saint Valentin priez pour nous!

Mais qui est le vrai Saint Valentin?

Par Jacques Munier

Le saint martyr a bien existé au IIIème siècle, mais la célébration amoureuse de sa fête semble aussi liée aux Lupercales, un rite de fécondité romain de la mi-février, comme il arrive souvent pour les fêtes religieuses qui se superposent à des cultes calendaires païens afin de capter des énergies collectives. D’ailleurs l’Église a retiré le saint du calendrier liturgique – ça ne s’invente pas – en 1969, année érotique, comme on sait… C’est que le caractère profane du saint patron des amoureux avait fini par l’emporter. Les bijoutiers et les fleuristes le savent bien, qui font un gros chiffre ce jour-là.

Les « valentins » 2.0

Pour les sites et services de rencontres, la fête est « l’équivalent du Black Friday dans le commerce – observe Nicolas Richaud dans Les Echos. Ce 14 février, combien de millions d’utilisateurs seront-ils dans le monde à se chercher un rendez-vous galant sur un site ou une application de dating » ? La majorité d’entre eux se retrouveront sur l’une des offres du géant américain Match Group. Son patron, qui supervise une société promettant de trouver l’amour, Barry Diller, alias « Barry Killer », ne fait pas dans le sentiment. Au milieu des années 2000, l’Américain s’attaque à Meetic, le leader du marché européen. Son fondateur, Marc Simoncini, raconte sa tentative de rachat : un e-mail de « Barry Killer » dont l’objet est un mot doux : « It’s time for love ». Le flirt « se conclura quelques années plus tard par un mariage en bonne et due forme, avec un rachat valorisant le Français 500 millions de dollars ». La suite est à l’avenant : une stratégie de portefeuille car le dating n’est pas un marché unique mais une mosaïque de cinquante segments différents. « Match a des services pour des rencontres “casual” ou plus sérieuses, mais aussi des offres se déclinant par affinités politiques, raciales, religieuses, etc. ».

Soit désormais un catalogue de plus de 45 marques, dont Tinder, qui fait figure de vitrine et pèse déjà près de la moitié des revenus du groupe. « Conçu comme un appeau à Millennials avec l’idée de les rediriger vers les offres payantes de Match », l’application est devenue celle qui génère le plus de revenus au monde après Netflix. « La carte du Tendre semble bien loin, mais même sur les services de rencontres, de plus en plus mâtinés d’algorithmes et d’intelligence artificielle pour vous aider à trouver le conjoint idoine, rien n’est joué d’avance. » C’est aussi l’une des limites du système : la fidélité en amour. « Si le service tient ses promesses, l’utilisateur n’a pas à s’en servir ad vitam aeternam. »

« Je pense à toi »

Mais revenons aux traditions. À la St Valentin on s’écrit des billets doux, on les appelait les « valentins ». Martin Buber considérait les mots « je » et « tu » comme les termes fondamentaux de la langue. Quand ceux-ci se conjuguent dans le retrait d’une pensée intime, c’est à une singulière présence qu’ils donnent lieu. « Je pense à toi » est la formule de cette étrange plénitude atteinte en l’absence de l’autre, car aucune pensée ne nous donne davantage le sentiment de notre existence que cette condition de sujet séparé et pensant à l’autre. C’est la prodigieuse alchimie de l’amour, qui s’opère en douce et même dans le manque ou l’attente. Saint Augustin la résumait ainsi : « Je n’aimais pas encore mais j’aimais à aimer et aimant à aimer je cherchais un objet à aimer ». Dans Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes écrit : « Je me suis projeté dans l’autre avec une telle force que, lorsqu’il me manque, je ne puis me rattraper, me récupérer… »

D’où les effets collatéraux de l’addiction : Proust, qui parle à propos de l’amour de Swann du « chimisme même de son mal », le comparant à un morphinomane, décrit ainsi sa relation passionnelle avec Odette de Crécy qui lui en fait voir de toutes les couleurs : une passion « si étroitement mêlée à toutes les habitudes de Swann, à tous ses actes, à sa pensée, à sa santé, à son sommeil, à sa vie qu’on n’aurait pas pu l’arracher sans le détruire lui-même à peu près tout entier : comme on dit en chirurgie, son amour n’était plus opérable ».

Robert Burton, l’auteur de la célèbre Anatomie de la mélancolie, décrivait au XVIe siècle les victimes de l’amour comme des « esclaves, des bêtes de somme, des fous, des imbéciles, des têtes en l’air, des atrabilaires, hors d’eux et aveugles comme des scarabées », et peu après le médecin français Jacques Ferrand évoquait le « visage pâle, citron et blafard, les yeux enfoncés », d’un jeune homme éperdument amoureux dont il reconnaît les signes sûrs de la passion. Pourtant Nietzsche définit ainsi la nature du sentiment amoureux, qu’il nomme sans ambages « sensation sexuelle » : il aurait « ceci de commun avec les sensations de pitié ou d’adoration que grâce à elles, un être humain fait du bien à un autre tout en éprouvant du plaisir – on ne rencontre pas si souvent dans la nature dispositions aussi bienveillantes ! » Et pour finir sur un beau geste :

« La caresse consiste à ne se saisir de rien, à solliciter ce qui s’échappe sans cesse de sa forme vers un avenir… ce qui se dérobe comme s’il n’était pas encore » Emmanuel Levinas.

(Billet de 6h30 sur France Culture, le 14 février 2018)

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