Débat. Lettre ouverte à un ancien ami…

Shlomo Sand
Shlomo Sand

Par Shlomo Sand

Je viens de lire ton [celui Pierre-André Taguieff] article [à propos de l’antisémitisme en France] publié dans Le Monde, en date du 23 septembre:  L’intelligentsia française sous-estime l’antisémitisme», et, une fois de plus, je suis stupéfait! Lorsque nous nous sommes connus, dans les années 1980 au siècle dernier, j’avais la plus grande estime pour tes travaux investiguant les fondements du racisme théorique, dans la France de la deuxième partie du XIXe siècle.

J’avais beaucoup apprécié tes apports dans l’analyse et la déconstruction de la judéophobie qui a, effectivement, joué un rôle de tout premier ordre, dans la constitution d’une partie des identités de l’Hexagone, et ce jusque vers le milieu du XXe siècle. Toutefois, depuis quelques années, à la lecture de tes publications, j’ai de plus en plus de mal à comprendre la logique qui t’anime: affirmer que la judéophobie demeure hégémonique en Occident, considérer l’islamophobie comme un phénomène plutôt marginal, dont les intellectuels exagèrent l’importance, et se faire, en en même temps, le défenseur inconditionnel du sionisme et d’Israël me laisse très perplexe!

En vérité, tu as notablement baissé dans mon estime lorsque tu as soutenu, avec enthousiasme, la guerre de George Bush contre l’Irak, et lorsque tu as exprimé une sympathie manifeste pour La rage et l’orgueil [Ed. Plon, 2002] le livre islamophobe d’Oriana Fallaci (dans lequel, il est écrit, notamment, que les musulmans «se multiplient comme des rats»). Tes prises de position passées me paraissent, cependant, moins préoccupantes que celles que tu développes, ces temps-ci, alors que se profile, dans la société française, un dangereux terrain miné, lourd de menaces pour «l’autre».

Tu sais bien que la haine envers celui qui est un peu différent, et que l’imaginaire apeuré face à celui qui affiche une singularité, ne se limitent pas aux émotions stupides de gens incultes, situés au bas de l’échelle sociale. Tu sais bien que cela n’épargne pas les classes sociales bien éduquées. Durant la période tragique pour les juifs et leurs descendants (1850-1950), le langage judéophobe ne se donnait pas uniquement libre cours dans les faubourgs populaires, mais il s’exprimait aussi dans la haute littérature, dans la philosophie raffinée, et dans la grande presse. La haine et la peur des juifs faisaient partie intégrale des codes culturels, dans toutes les couches de la société européenne. Cet état de fait s’est, fort heureusement, modifié dans les années qui ont suivi la fin de la seconde guerre mondiale. Et si, bien sûr, il subsiste encore des préjugés à l’encontre des descendants imaginaires des meurtriers de Jésus Christ, il n’en demeure pas moins que, dans le monde occidental: de Los Angeles à Berlin, de Naples à Stockholm, de Buenos Aires à Toronto, quelqu’un d’ouvertement judéophobe ne peut plus être journaliste ou présentateur à la télévision, ni occuper une place dirigeante dans la grande presse, ou encore détenir une chaire de professeur à l’université. En bref, la judéophobie a perdu toute légitimité dans l’espace public. L’antisémitisme de Barrès, de Huysmans ou de Céline n’est plus admis dans les cénacles littéraires, ni dans les maisons d’édition respectables du Paris d’aujourd’hui. Le prix à payer pour la disparition de cette «belle haine» (pour user d’un qualificatif de l’antisémitisme en vogue, il y a un siècle), fut, comme l’on sait, très élevé. De nos jours, la «belle haine» est effectivement tournée vers d’autres gens, et nous ne savons pas encore quel en sera le prix.

Cela ne veut pas dire qu’une hostilité à l’encontre des juifs n’existe pas aux confins de la société, parmi des marginaux issus de l’immigration venant du monde musulman. Dans des cités-ghettos, certains jeunes, qui n’ont pas ingurgité la judéophobie chrétienne multiséculaire, sont, malheureusement, à l’écoute de quelques imams délirants ou de gens comme Alain Soral ou Dieudonné. Comment combattre cet inquiétant phénomène marginal? Faut-il, comme tu ne cesses de le faire, justifier la politique menée par Israël? Faut-il, comme tu t’y emploies également, nier que l’islamophobie a, effectivement, remplacé la judéophobie, et jouit d’une légitimité croissante dans tous les secteurs culturels français?

T’es-tu demandé quels livres ont été des «best sellers», ces derniers temps: des pamphlets ou des romans contre les juifs, comme à la fin du XIXe siècle, ou bien des écrits qui ciblent les immigrés musulmans (et cela ne se limite pas à Houellebecq, Finkielkraut et Zemmour )? Quels partis politiques ont le vent en poupe: ceux qui s’en prennent aux anciens «sémites» d’hier, ou ceux qui affichent leur rejet des nouveaux «sémites» d’aujourd’hui, et au passage, ne tarissent pas d’éloges sur la façon dont Israël traite les Arabes (Marine Le Pen n’est pas la seule concernée!) [1].

Et cela m’amène au dernier point, qui m’a le plus indisposé, dans ton article. De mon point de vue, la principale caractéristique de la judéophobie parmi les groupes marginaux de banlieues est l’identification dangereusement erronée entre: sionisme, Israël et juifs. Or, c’est précisément ce que font, sans relâche et sans distinction, les dirigeants d’Israël, le CRIF [Conseil Représentatif des Institutions Juives de France]… et toi. Les voyous de quartier ne sont pas devenus judéophobes uniquement sous l’effet de prêches venimeux prononcés par des démagogues. Il y a à cela bien d’autres causes: et notamment, l’identification constante des institutions juives officielles avec la politique israélienne. Pas une seule fois, le CRIF n’a émis la moindre protestation face à l’oppression subie par la population palestinienne. Et qu’on ne vienne pas nous parler de «diabolisation d’Israël»; Israël se diabolise lui-même chaque jour!

Comment un Etat considéré comme une démocratie occidentale peut-il, depuis bientôt cinquante ans, dominer un autre peuple, et lui dénier tout droit politique, civique, syndical , et autres? Comment dans une ville–capitale démocratique, où [Jérusalem] des intellectuels français ont fondé un institut Emmanuel Levinas, de philosophie et d’éthique juives, un tiers de la population, qui y a été annexée de force en 1967, se trouve-t-elle encore privée de tout droit politique, et exclue de toute participation à la souveraineté?

Et par-delà tout ceci: que signifie être sioniste, aujourd’hui? Simple est la réponse: soutenir Israël comme Etat des juifs. Comment un Etat à prétention démocratique peut-il se définir, non pas comme la République légitime de tous ses citoyens israéliens, mais comme un Etat juif, alors même qu’un quart de ses citoyens ne sont pas juifs? Es-tu capable de comprendre que l’Etat «juif», qui t’est si cher, appartient plus, en principe à ceux qui en France se disent juifs, qu’aux étudiants palestino-israéliens à qui j’enseigne l’Histoire à l’université de Tel-Aviv?

Est-ce la raison pour laquelle tu te considères comme sioniste et fervent sympathisant d’Israël? Si l’on suivait ton raisonnement sur cette question, la France ne devrait-elle pas cesser de se définir comme la République de tous ses citoyens, pour devenir «l’Etat gallo-catholique»? Non! Bien évidemment non, après Vichy et le génocide nazi. Peut-être serait-il plus facile de définir un Etat français ressemblant à Israël, en recourant à un terme qui fait aujourd’hui florès parmi l’intelligentsia parisienne: «République judéo-chrétienne»? (Lettre ouverte publiée le 29 septembre 2015 sur le site Mediapart: «Les invités de Mediapart»; traduit de l’hébreu par Michel Bilis)

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Shlomo Sand, historien, est l’auteur de nombreux ouvrages traduits en français. Nous citerons: Comment le peuple juif fut inventé (Ed. de poche, Flammarion 2010); Comment la terre d’Israël fut inventée. De la Terre sainte à la mère patrie (Ed. de poche, Flammarion, 2014); Les mots et la terre. Les intellectuels en Israël (Ed. de poche 2010).

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[1] Effectivement, Nadine Morano, ancienne ministre de Sarkozy, est applaudie par Jean-Marie Le Pen pour avoir affirmé le 26 septembre lors d’une émission de télévision fort regardée, «On n’est pas couché», sur France 2: «Pour qu’il y ait une cohésion nationale, il faut garder un équilibre dans le pays, c’est-à-dire sa majorité culturelle. Nous sommes un pays judéo-chrétien – le général de Gaulle le disait –, de race blanche, qui accueille des personnes étrangères. J’ai envie que la France reste la France. Je n’ai pas envie que la France devienne musulmane.» (Le Monde, 27 septembre 2015) Elle a persisté le 30 septembre. (Réd. A l’Encontre)

1 Commentaire

  1. Shlomo Sand rappelle sobrement quelques évidences. Hélas Taguieff n’est pas isolé: depuis que chacun devrait se dire Charlie, le tintamarre islamophobe inonde du matin au soir la radio française pendant que Macron et Valls battent la charge contre les droits sociaux.

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