Turquie. «Les Bekçi» et le contrôle de la société

Le 12 août 2017: cours de formation pour les «Bekçi»: la société sous surveillance…

Par Delphine Minoui

Un sifflement strident perce la nuit. Dans l’obscurité du soir, deux silhouettes se dessinent sur les pavés. Casquettes sombres, tee-shirts beiges, pistolets à la taille. «Ouvrez votre sac!», ordonne l’un des nouveaux cerbères au passant qu’il vient d’interpeller. Le bonhomme hésite, un peu surpris. Sa montre affiche 23 heures, une heure pourtant décente pour arpenter les rues du quartier Gümüssuyu, au cœur d’Istanbul. «Contrôle de routine», précise l’agent de sécurité, le sifflet encore collé aux lèvres.

Les curieux s’arrêtent, surpris. En ces jours agités, Istanbul a des airs de vieux film noir où tout peut arriver. «Encore de nouveaux informateurs qu’on nous sort du chapeau! Chaque jour, les autorités renforcent un peu plus leur surveillance sur la population», peste un jeune badaud.

Les deux hommes en question sont des «Bekçi», ces nouveaux gardiens de quartier qui arpentent depuis deux semaines les rues de l’ex-Constantinople de 22 heures à 6 heures du matin. Pour certains Stambouliotes, le concept a une résonance familière. «La dernière fois que j’ai vu un “Bekçi”, c’était à la fin des années 1980, quand j’étais à l’école», raconte Metin Gurcan, ancien militaire et expert en questions sécuritaires.

A l’époque, se souvient-il, «ces supplétifs de la police se distinguaient déjà par le bruit de leur sifflet qui tapissait, à la nuit tombée, les rues de la ville qu’ils patrouillaient à pied». Miné par la menace terroriste, qu’elle provienne de Daech ou du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), et embarqué dans une traque infernale contre les putschistes depuis le coup d’Etat raté de juillet 2016, le gouvernement du président islamo-conservateur Erdogan a ainsi pris la récente décision de les ressusciter.

«A priori, l’initiative est bonne, surtout face à l’insécurité croissante qui touche le pays, estime Metin Gurcan. C’est un moyen de faciliter l’indispensable collecte de renseignements au niveau local pour les faire ensuite remonter vers la police, afin de prévenir un attentat ou un acte criminel.» Egalement surnommés «Aigles de la nuit», ces gardiens noctambules sont aussi une réponse au déficit sécuritaire dans les grands centres urbains, surtout depuis que le processus de paix engagé avec le PKK a volé en éclats à l’été 2015: «Avec la reprise des combats contre le PKK, les forces de sécurité ont été déployées en renfort dans le Sud-Est du pays. L’année dernière, 20 000 officiers de police y ont été dépêchés pour y faire leur service militaire. Du coup, il y a un vide à combler dans les grandes villes, en particulier dans l’ouest du pays. »

• Dans son bureau en forme de boîte d’allumettes, Pinar (un pseudonyme), aimerait elle aussi croire au bien-fondé de cette police de quartier. «Lors des vastes purges de l’après-putsch, de nombreux policiers ont été mis sur la touche. Au quotidien, l’impact est flagrant: on assiste à une recrudescence du nombre de cambriolages, renforcé par la crise économique. Alors, oui, les patrouilles de «Bekçi» dans les rues permettront certainement de décourager les voleurs», explique cette muhtar (maire de quartier) d’un des districts d’Istanbul. Mais elle préfère taire son vrai nom pour pouvoir exprimer librement ses réserves. «Dans le contexte de chasse aux sorcières qui prévaut dans le pays, je crains que cette police ne fasse que renforcer l’actuel système de surveillance et de délation», déplore-t-elle.

• L’ampleur de la purge est inédite: en l’espace d’un an, quelque 40’000 personnes ont été arrêtées et plus de 100’000 limogées par vagues successives. D’abord concentré sur les partisans de Fethullah Gülen, l’instigateur présumé du coup d’Etat raté, le nettoyage n’épargne personne: professeurs signataires d’une pétition pour la paix, journalistes exerçant leur droit à la critique ou simples citoyens considérés comme trop bavards sur les réseaux sociaux…

«Bien souvent, les perquisitions et inculpations se font sur simple dénonciation : un homme qui accuse son voisin d’insulter Erdogan sur Facebook, un collègue de travail qui épie vos lectures. Les gens s’espionnent les uns les autres. J’ai même entendu parler du cas d’une épouse qui avait porté plainte contre son mari», poursuit-elle.

Ses craintes sont d’autant plus fondées que la nouvelle initiative va de pair avec une démultiplication des caméras de surveillance dans les cafés, les restaurants et, grande nouveauté… dans les taxis. Officiellement, les appareils servent à traquer les terroristes potentiels, comme l’assaillant de la discothèque Reina, qui fit 39 morts dans la nuit du Nouvel An. «Mais dans un pays en pleine dérive autoritaire où le mot “terroriste” est recyclé à toutes les sauces, tout le monde est aujourd’hui fiché par le pouvoir», s’inquiète la muhtar, en dénonçant ce climat orwellien.

• A ce jour, quelque 700 jeunes ont rejoint la nouvelle police de quartier qui, à terme, devrait compter plusieurs centaines d’autres gardiens de nuit pour la seule ville d’Istanbul. Organisés par quartiers et en binômes, ils font leurs patrouilles à pied et sont, pour la plupart, équipés de menottes et de pistolets. Leur formation est sommaire: les candidats retenus, après avoir postulé au bureau du gouverneur, font d’abord l’objet d’une enquête au peigne fin avant de suivre un entraînement express de cinq à six mois dispensé par la police. «Ces jeunes recrues doivent maintenant faire leurs preuves», concède Metin Gurcan. «C’est avant tout une force de dissuasion pour prévenir de petits crimes, comme des cambriolages de quartier. Pour l’heure, je doute de leur ­capacité à participer à la lutte antiterroriste, d’autant plus qu’ils ne sont pas équipés en conséquence», dit-il. Pinar, elle, est plus méfiante. «On raconte que le gouvernement a créé ces postes pour offrir des emplois à ses partisans. Qui sont ces jeunes ? Quelles sont leurs affiliations politiques?», s’interroge-t-elle.

• Direction le quartier huppé de Beskitas. Sur l’avenue Ciragan, bordée d’hôtels de luxe, qui longe la rive européenne du Bosphore, deux «Bekçi» font des rondes, accompagnés d’un officier de police en uniforme bleu.

Ce soir-là, nous avons obtenu l’autorisation de les suivre, à condition de ne pas leur parler. «Bonne chance!», leur lance un riverain, en signe d’encouragement. Le plus jeune rougit, puis redresse sa casquette. On lui donnerait 20 ans, à peine. Quelques mètres plus loin, les deux compères tombent sur une voiture abandonnée sur un trottoir. Inspection du véhicule, relevé de la plaque d’immatriculation…

Le temps de passer quelques coups de fil, la relève est aussitôt prise par la police; il s’agit d’un échantillon de leur routine, sur cette artère où, un peu plus loin, un double attentat revendiqué par une filiale du PKK ébranla les abords du stade Vodafone Arena, le 10 décembre dernier.

Mais la soirée ne fait que commencer. Et la confusion des passants aussi: en l’espace d’une heure, l’un des deux Aigles enjoint par deux fois à un automobiliste de baisser le niveau de sa sono. «Je n’aime pas ça. De quel droit se permet-il de faire ça ? Ça commence par la musique… Et après ? Ce sera au tour de l’alcool, ou de la tenue des femmes», peste un piéton qui redoute l’émergence officieuse d’une «police des mœurs».

Un peu plus loin, les deux policiers noctambules croisent un jeune couple qui se tient par la main. Il porte un piercing à l’oreille gauche. Elle est légèrement vêtue d’un débardeur. Cette fois-ci, les «Bekçi» passent leur chemin sans broncher. Mais la jeune femme retient son souffle. «Ce sont des agents de l’AKP (Parti de la Justice et du développement)! Rien que leur présence dans les rues me rend mal à l’aise. Sincèrement, j’ai l’impression qu’ils sont là pour m’embêter, pas pour me protéger», dit-elle. Sous la nouvelle lune d’Istanbul, la nuit s’annonce longue et escarpée. (Publié dans Le Figaro, en date du 28 août 2017)

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