Turquie. Des élections, une relance de la répression dans un contexte de guerres

Erdogan, 4 novembre: une nouvelle Constitution pour une superprésidence et la lutte contre les «insurgés kurdes» jusqu'à la «liquidation» du dernier réfractaire
Erdogan, 4 novembre: une nouvelle Constitution pour une superprésidence et la lutte contre les «insurgés kurdes»
jusqu’à la «liquidation» du dernier réfractaire…

Par Rédation A l’Encontre
et Uraz Aydin

Dans la foulée de la victoire électorale de l’AKP (Parti de la justice et du développement), la répression contre la presse s’est accentuée. Ainsi, le rédacteur en chef du magazine Nokta et le directeur de la publication ont été écroués, mardi 3 novembre, après avoir été inculpés par un tribunal d’Istanbul de «tentative de coup d’Etat». Les deux hommes avaient été arrêtés par la police à Istanbul, lundi, alors que le dernier numéro du magazine avait présenté en première page le triomphe du parti islamo-conservateur AKP aux législatives, comme «le début de la guerre civile en Turquie».

Début septembre, la police avait fait irruption dans les bureaux du groupe de médias Ipek, réputé proche de l’imam Fethullah Gülen. L’agence de presse gouvernementale Dogan affirmait que l’opération «s’inscrit dans le cadre de l’enquête pour terrorisme visant Fethullah Gülen». Ce dernier est exilé aux Etats-Unis depuis 1999. Il représente la principale figure de l’opposition, depuis 2014, sur un terrain politico-religieux qu’Erdogan voudrait complètement hégémoniser. Le mouvement de Gülen, Hizmet («service»), soutenait depuis 2002 l’AKP. Aujourd’hui, il est traité par le gouvernement «d’ennemi public numéro 1». Le lundi 2 novembre, le pouvoir a arrêté des policiers et des fonctionnaires de haut rang accusés d’être proches de l’imam. L’AKP s’est d’ailleurs de fait approprié les chaînes de télévision au cours de la campagne électorale et a poursuivi divers quotidiens réputés.

Le 3 novembre, des rafles ont été lancées dans 18 provinces du pays contre des dizaines de prétendus suspects d’un «complot contre l’armée». En fin d’après-midi du 3 novembre, de nombreux juges et procureurs, souvent déjà suspendus de leurs fonctions, ont été inculpés pour «tentative de renverser le gouvernement» et «constitution ou appartenance à une organisation terroriste armée». La promesse faite, le soir de la victoire électorale, par le premier ministre Ahmet Davutoglu de «semer les graines de l’amour» n’est évidemment pas tenue. La répression, initiée bien avant les élections, va se renforcer dans la phase présente.

Des jeunes militants kurdes – qui avaient affronté la police dans une série de villes encerclées et placées sous blocus – ont été arrêtés, dans le sud-est du pays, par les forces policières et militaires dès le matin du 3 novembre. En outre, les bombardiers de l’armée turque ont visé des bases considérées du PKK en Irak du nord. Dans les villes de Silvan et de Cizre, les forces répressives ont tué quatre jeunes militants.

Pendant ce temps, au-delà de quelques déclarations, l’Union européenne négocie avec le gouvernement Erdogan la contention de 2,2 millions de réfugiés en Turquie. Le 18 octobre, Angela Merkel rencontrait à Istanbul Erdogan, de quoi valoriser la campagne politique de l’AKP. Le régime d’Erdogan va pousser à la hausse la mise pour «l’aide qu’il apporte à l’Europe en surveillant mieux les réfugiés syriens». Cela converge avec l’orientation des institutions européennes et des divers gouvernements de mettre en place et de financer des hot spots (des centres de tri et d’enregistrement aux frontières ou au-delà des frontières). Face à la politique de l’Union européenne, dont l’arrogance passée est rappelée par Erdogan, ce dernier peut intensifier une campagne nationaliste et sécuritaire au nom de la stabilité. Outre la «question des réfugiés», il relance sa proposition, face aux Etats-Unis et à l’UE, de l’établissement d’une zone frontière avec la Syrie, dans laquelle seraient placés les réfugiés, ce qui doit faire échec à une zone frontalière contrôlée par les forces du PKK et du PYD, le bras syrien du PKK. Les dynamiques de guerre interne et de guerre régionale sont étroitement liées. (Rédaction A l’Encontre)

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Il y a tout juste cinq mois, à la suite des élections du 7 juin, nous faisions état du résultat exceptionnel de 13% obtenu par le HDP (Parti démocratique des peuples), lui permettant de dépasser la barrière des 10% et d’accéder au parlement avec 80 députés. Le déclin des voix de l’AKP – Parti de la justice et du développement – de 50% en 2001 à 40,8 % – était interprété comme une désapprobation des tendances autoritaires d’Erdogan et de son parti, de son discours visant à polariser la société et des affaires de corruption. Nous pensions que ce pouvait être un «commencement de la fin» pour l’AKP. Ce n’est pas le cas.

Pour l’AKP, le plein des voix… et d’autoritarisme

Mécontent des résultats de juin, le président de la République Recep Tayyip Erdogan avait par la suite imposé des élections anticipées et empêché la formation d’un gouvernement de coalition. Au cours de ces cinq mois marqués par la reprise de la guerre contre les Kurdes, par des blocus de villes kurdes et des pogroms, par des massacres d’activistes anti-guerre, par une répression inouïe envers la presse oppositionnelle, l’AKP a réussi à regagner les voix qu’il avait perdues, gagnant haut la main ces nouvelles élections, où il a obtenu 49,4%. Ainsi, avec ses 316 députés (contre 258 précédemment) sur 550 au total, l’AKP est en position de reformer, pour la quatrième fois depuis 2002, un gouvernement tout seul.

Cette hausse des voix de l’AKP provient en grande partie de l’extrême droite. En effet, le MHP (Parti d’action nationaliste) essuie une perte de 4,3%, obtenant 11,9%. Cela constitue son pire résultat depuis les élections de 2002, où il était resté en dessous de la barrière des 10%. Le 7 juin, une partie de l’électorat nationaliste-conservateur avait préféré voter pour le MHP afin d’exprimer son opposition aux négociations avec le leader du PKK, Abdullah Öcalan – négociations dirigées par Erdogan et menées par les services de renseignement turcs qui lui sont inféodés –, ce qui avait permis au parti d’obtenir 16,3%. Le niveau de violence infligée par l’Etat au peuple kurde a dû probablement être suffisamment convaincant pour qu’une part significative de l’électorat d’extrême droite (1,8 million de voix) rejoigne l’AKP… Le leader du MHP, Devlet Bahceli, avait misé sur une politique d’opposition absolue à l’AKP, refusant par exemple de former un gouvernement de coalition avec ce dernier, ce qui lui aurait permis d’accéder au pouvoir et d’avoir sa part du gâteau dans l’appareil d’Etat qui se trouve totalement sous la domination de l’AKP. C’est ce choix tactique de la direction du MHP qui a aussi dû être sanctionné en provoquant une faillite indiscutable du parti.

Préparer une nouvelle période de résistance

Malgré l’attente d’une hausse de ses voix, le Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche), premier parti d’opposition, a quasiment stagné, obtenant 25,4% contre 24,9% aux élections de juin. Avec ses 134 députés, le CHP maintient sa position de deuxième parti dans le parlement.

Les résultats du HDP, parti réformiste de gauche issu du mouvement kurde et soutenu par la majorité de l’extrême gauche, sont pour le moins décevants. En chutant de 13,1% à 10,8%, le HDP a ainsi perdu un million de voix, en grande partie au profit de l’AKP, et obtenu 59 députés contre 80 en juin. Le parti s’attendait à subir une petite perte de voix provenant de secteurs républicains de gauche qui avaient voté pour lui en juin afin qu’il dépasse les 10%, perte qu’il pensait compenser avec une hausse des voix venant des régions kurdes en réaction à la répression de l’Etat et la reprise de la guerre. Toutefois l’atmosphère de guerre civile, les actions du PKK, les déclarations d’autonomie («d’autogestion») dans les villes et quartiers kurdes, ont profité à l’AKP. Les critiques exprimées par le HDP au PKK n’ont pas été jugées suffisantes par cette partie de l’électorat kurde, et le désir de mettre fin aux conflits a ainsi trouvé son expression déformée dans un vote pour l’AKP.

Un gouvernement de l’AKP sans coalition a ainsi été jugé comme étant la solution à un besoin de «stabilité», face à la crise économique, aux conflits armés, aux attentats meurtriers. La gauche et le mouvement kurde doivent en tirer les leçons pour entreprendre une réorganisation des forces démocratiques et se préparer à une nouvelle période de résistance contre un Etat encore plus fort, encore plus autoritaire et violent. (Uraz Aydin, 4 novembre 2015, Istanbul)

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