Turquie. «Ce procès est une photographie de la situation politique, sociale et judiciaire du pays»

Par Delphine Minoui

Plus de douze heures d’audience… pour rien. Lundi soir, aux environs de minuit, le président du tribunal de Silivri a fini par trancher: les cinq collaborateurs du quotidien Cumhuriyet qui espéraient leur libération conditionnelle restent en prison. Motif invoqué: trois des témoins appelés à la barre n’ont pas pu être interrogés. Ils seront entendus le 25 septembre, date à laquelle une « décision plus ferme» sera prise. «On veut nous avoir à l’usure», soupire, épuisé, un des avocats de la défense.

Le procès-fleuve intenté contre ce journal anti-Erdogan avait démarré en juillet 2017. Au terme d’une semaine de marathon judiciaire au tribunal de Caglayan, à Istanbul, 7 des 17 employés jugés pour «activités terroristes» (dont certains sont en exil) avaient obtenu leur liberté provisoire. Accusés, entre autres, d’avoir «aidé» les séparatistes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et le réseau güleniste – pointé comme responsable du coup d’État raté du 15 juillet 2016 –, ils risquent jusqu’à quarante-trois ans de prison. Un symbole de l’érosion de la liberté de la presse dans un pays où 160 journalistes sont derrière les barreaux.

En ce lundi 11 septembre, tout semble avoir été conçu pour renforcer la pression sur les accusés et détourner les projecteurs de cette sinistre saga politico-juridique. Le procès a repris dans une salle de l’enceinte ultraprotégée de la prison de Silivri, à une cinquantaine de kilomètres d’Istanbul, et à quelques mètres de la fameuse section 9, où sont écroués les prévenus.

Le message est fort: c’est dans ce tribunal spécial, inauguré en 2008 à l’époque du procès «Ergenekon», un autre réseau accusé, à l’époque, d’avoir voulu renverser le pouvoir, que se sont récemment déroulées les audiences des présumés putschistes de l’été 2016. «Une façon d’humilier encore plus les journalistes en les faisant passer pour des traîtres», souffle le juriste, qui préfère taire son nom.

Pourtant, l’espoir était là, accroché sur les visages des familles, journalistes et avocats, nombreux à avoir fait le déplacement. Bravant la chaleur, la distance et les embouteillages, plusieurs représentants d’organisations internationales – dont RSF (Reporters sans frontières), IPI (International Press Institute) et le Pen Club – se sont également joints à la mobilisation.

Des témoins embarrassés 

Mais une fois de plus, le procès a viré à l’absurde. Face à une salle comble, quadrillée par des militaires en treillis, l’éditorialiste Kadri Gürsel, emprisonné depuis plus de 300 jours, a tenté, en vain, de convaincre les juges de son innocence. «Pourquoi suis-je en prison? Parce que je suis un journaliste indépendant qui défend la pluralité et la démocratie», a-t-il lancé. Accusé d’avoir utilisé l’application Bylock, une messagerie présentée comme l’outil de communication privilégié des putschistes, il a rappelé «avoir simplement reçu des SMS», laissés sans réponse. «Les utilisateurs de Bylock qui m’ont contacté sont aujourd’hui en liberté. Et moi, je suis en prison!» s’est offusqué le journaliste, pourtant connu pour ses critiques acerbes envers Fethullah Gülen, le cerveau présumé du coup d’État manqué, et ex-allié d’Erdogan.

Quant aux témoins, ils semblaient visiblement embarrassés d’être auditionnés: l’un d’eux s’empressant d’écourter son intervention en prétextant devoir retourner au travail; un autre faisant diversion en déroulant sa biographie. Comble de l’irrationnel, un expert informatique en polo vert pomme a assoupi la salle avec ses explications indigestes… pour conclure que le téléchargement de Bylock n’était pas un crime. «Ce procès est une photographie de la situation politique, sociale et judiciaire dans laquelle se trouve le pays», a parfaitement résumé Akin Atalay, le patron du journal, en s’exprimant au tribunal. (Article publié dans le Figaro en date du 13 septembre 2017)

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Condamnés pour refus de «diffuser de la propagande d’Erdogan»

Par Stéphanie Fontenoy

Cumhuriyet n’est plus que l’ombre de lui-même. En quelques mois, 20 responsables, journalistes, conseillers, jusqu’au comptable de l’organisation, ont été arrêtés et se retrouvent devant la justice. Plusieurs piliers du journal, comme son dirigeant Akin Atalay, son rédacteur en chef Murat Sabuncu, le chroniqueur Kadri Gürsel, ainsi que le journaliste d’enquête Ahmet Sik, comparaissaient ce lundi (voir ci-dessus). Ils sont accusés de «soutien à des organisations terroristes armées sans en être membre» ainsi que, pour certains d’entre eux, d’«abus de confiance dans le cadre de leurs fonctions». Ils risquent entre 7,5 ans et 43 ans de prison.

Depuis quelques années, sous la houlette de son précédent rédacteur en chef, Can Dündar, aujourd’hui exilé en Allemagne, le quotidien avait adopté une ligne dure face au président Erdogan. Il est à l’origine de plusieurs scoops embarrassants pour le pouvoir, dont les fameuses révélations sur de possibles livraisons d’armes de l’Etat turc à des groups djihadistes en Syrie, en janvier 2014. Cette affaire avait déclenché l’ire de Recep Tayyip Erdogan, qui avait promis de faire payer le prix fort au rédacteur en chef de Cumhuriyet.

À cause de son indépendance, l’histoire de Cumhuriyet est écrite dans la douleur. Six de ses chroniqueurs, connus pour leur ardente défense de la laïcité, ont été assassinés depuis 1978. Le quotidien a été forcé de fermer ses portes à plusieurs reprises.

En 1940, il n’a pas pu paraître pendant 40 jours à cause d’articles critiquant la ligne officielle du pouvoir. Après le coup d’Etat militaire de 1971, le journal a été interdit plusieurs jours. Son rédacteur en chef de l’époque, Ilhan Selçuk, accusé de soutenir le putsch, a été soumis à la torture. Même chose après le renversement de 1980. Ses dirigeants avaient été emprisonnés pour appartenance à une organisation de gauche.

En fin de journée, le procureur a demandé la poursuite de la détention pour les accusés. «Ils sont jugés simplement parce qu’ils incarnent le journalisme digne de ce nom en Turquie et qu’ils ne diffusent pas la propagande du régime d’Erdogan», a affirmé à l’entrée du tribunal Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF). Un verdict n’est pas attendu avant la fin de l’année. (Article de L’Echo, quotidien publié en Belgique, en date du 12 septembre 2017)

Portraits

Murat Sabuncu, rédacteur en chef

Journaliste économique puis coordinateur éditorial de Cumhuriyet, il avait remplacé Can Dündar, en exil en Allemagne, en septembre 2016. Soixante jours plus tard, il est arrêté.

Kadri Gürsel, éditorialiste

Le chroniqueur francophone a d’abord été remercié du quotidien Milliyet pour un tweet critique sur le président Erdogan en 2015. Passé chez Cumhuriyet en mai 2016, cette grande plume a été arrêtée le 31 octobre de la même année.

Musa Kart, caricaturiste

En 2014, le dessinateur s’était retrouvé devant les juges, pour «insulte au Président». Il avait été acquitté. Il vient de passer neuf fois en détention préventive, avant d’être relâché, le 28 juillet 2017.

Akin Atalay, président du directoire

Ce diplômé en droit spécialiste de la liberté de la presse dirigeait la Fondation Cumhuriyet. «Cumhuriyet n’a pas peur, ne se rendra pas, n’abandonnera pas», a-t-il déclaré lors du procès.

Ahmet Sik, journaliste d’investigation

Il avait purgé un an de prison entre 2011 et 2012 pour avoir dénoncé l’infiltration du réseau de Fethullah Gülen dans l’administration turque. Il est aujourd’hui accusé d’avoir fait l’apologie de ce mouvement.

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