En Turquie, la gauche pro-kurde dénonce un «coup d’Etat civil»

Figen Yüksekdag
Figen Yüksekdag

Par Amélie Poinssot

Ankara (Turquie), envoyée spéciale.- Après le putsch manqué du vendredi 15 juillet, le gouvernement turc s’est lancé dans une « chasse aux sorcières » au sein de l’appareil d’État et de la fonction publique. Visant le réseau de Fethullah Gülen, prédicateur installé aux États-Unis présumé à l’origine de cette tentative de coup d’État, la purge s’étend de jour en jour. Mercredi 20 juillet, l’état d’urgence a été instauré. Depuis, les mesures de rétorsion s’accumulent. Dernière en date : les fonctionnaires sont désormais soumis à une demande d’autorisation spéciale pour pouvoir voyager à l’étranger.

Parti de l’opposition, le HDP (Parti démocratique des peuples) est une formation de gauche radicale pro-kurde. Entré pour la première fois au Parlement en 2015 (13 % des voix en juin 2015 ; 10,8 % des voix aux nouvelles élections de novembre 2015), à peine trois ans après sa création, il s’oppose frontalement à la politique de l’AKP (Parti de la justice et du développement), formation islamo-conservatrice au pouvoir. S’il a condamné officiellement la tentative de putsch, avec les autres partis de l’opposition, ses 59 députés n’ont pas voté l’état d’urgence et ses membres se montrent très critiques et inquiets face aux décisions du président Recep Tayyip Erdogan.

Nous rencontrons sa coprésidente, Figen Yüksekdag, au siège du parti à Ankara. L’occasion, pour ce premier entretien que la dirigeante accorde à la presse française, de revenir sur les derniers développements en Turquie, mais aussi sur l’histoire et le positionnement du HDP, un parti qui prône la « démocratie radicale » et milite pour une résolution politique de la question kurde. L’occasion aussi de parler du contexte régional et de la guerre en Syrie, une donnée omniprésente et incontournable pour comprendre la politique turque.

Mediapart : Que pensez-vous vous des purges lancées par le gouvernement AKP depuis le week-end dernier ?

Figen Yüksekdag : Cette série de purges ne se limite pas à une lutte contre les initiateurs de ce putsch manqué. C’est une opération de nettoyage, une épuration des institutions étatiques de tous ceux qui ne sont pas directement sous le contrôle d’Erdogan. Les chiffres sont énormes : 50’000 enseignants ont été suspendus [parmi lesquels 25’000 dans le secteur privé – ndlr], et dans le secteur judiciaire, la proportion des juges écartés est telle que le système est pratiquement paralysé.

La Turquie est engagée dans une crise profonde. Certes, une tentative de coup d’État a été empêchée. Mais on est en train de vivre un autre coup, qui aboutit à un résultat similaire à que ce qu’auraient pu produire les militaires s’ils avaient réussi. Le Palais et l’AKP sont en train de réaliser un coup d’État civil. Certes, les militaires seraient allés plus loin : ils auraient commencé par fermer le Parlement et arrêté des députés. On n’en est pas là. Mais dans les faits, le Parlement est contourné avec la proclamation de l’état d’urgence qui permet au gouvernement de faire passer des décrets sans l’aval des députés.

Je reste inquiète pour l’avenir du HDP à l’Assemblée. Mon sentiment est que dès que le gouvernement se sentira à nouveau en sécurité, il commencera à s’attaquer à nous, les députés HDP. Pour l’instant, il ne le fait pas parce qu’il pense que notre base électorale est capable de réagir très fortement.

Vers quoi le pays se dirige-t-il ?

Nous sommes sur le fil du rasoir. Nous sommes entourés de deux forces : d’une part, l’institution militaire, qui reste une menace malgré l’échec du putsch, l’armée turque disposant d’un gros potentiel. D’autre part, Erdogan et le Palais, car même si on n’est pas encore passé, officiellement, à un régime présidentiel, on y est de facto. On peut s’attendre à des développements très durs.

Cela dit, le HDP occupe une place spécifique dans le paysage politique turc. Ce qui fait notre force, c’est que nous ne nous lierons jamais à ces gens qui sont au pouvoir. Nous n’avons pas besoin d’eux pour être forts, du fait de notre grande expérience de la lutte et de notre lien particulier avec notre base. Nos électeurs ne vont pas nous quitter pour aller voir ailleurs. C’est ce qui me rend optimiste.

Notre force ne réside toutefois pas seulement dans notre culture résistante : elle est également dans notre organisation. Ces jours-ci, on a pu voir le pouvoir des militaires, puis la capacité d’Erdogan à faire descendre des gens dans la rue pour le soutenir… Mais personne n’a encore vu ce que nous sommes capables de mobiliser !

Le HDP a été fondé fin 2012. Expliquez-nous dans quelles circonstances.

Le HDP peut sembler récent, mais il est en réalité le produit final d’une longue tradition politique. Il a été formé par une coalition entre différentes formations : le Mouvement kurde pour la liberté, des mouvements sociaux, des syndicats, des organisations de défense des droits des femmes, des associations écologistes, des groupes alévis, et des islamiques libertaires. 2012 n’est pas la naissance du parti, il y a tout un passé derrière

Comment êtes-vous parvenus, en moins de trois ans, à réaliser un premier succès électoral en passant le seuil des 10 % aux élections législatives de juin 2015, qui vous a permis d’entrer au Parlement ?

La raison de ce succès, c’est que nous sommes arrivés, d’une part, à mettre ensemble ces différentes traditions politiques, et d’autre part, à introduire des éléments nouveaux dans la politique turque. Bien sûr, ce succès est aussi lié au fait que le Mouvement kurde pour la liberté est enraciné dans les mouvements d’opposition. Mais le HDP a aussi réussi à bâtir un programme de liberté politique à l’attention de toute la Turquie. Il a fait émerger une énergie collective, qui montre combien le besoin de démocratie dans le pays est vital. Il a parlé de davantage de liberté pour tous : cela a joué un rôle clef à mon sens.

De leur côté, les membres de ces mouvements d’opposition savaient qu’ils devaient se rassembler afin de briser le statu quo et le système politique oppressif de la Turquie. L’idée est venue d’un appel lancé par Abdullah Öcalan, en 2011, au HDK, le Congrès démocratique des peuples : depuis sa prison, sur l’île d’?mrali, il a appelé à une unification des mouvements. Le HDK s’est ensuite transformé en HDP, en 2012.

Puis il y a eu le mouvement Gezi, au printemps 2013 [né au départ de la volonté de conserver le parc Gezi, dans le centre d’Istanbul, menacé par un projet immobilier – ndlr]. Cette mobilisation a montré combien les gens avaient besoin d’agir ensemble. Nous avions d’ailleurs prédit ce genre de mouvement… Et cette énergie s’est canalisée dans notre parti. De fait, les membres du HDP ont joué un rôle majeur dans ce mouvement – même si c’était un mouvement sans leadership. Et le succès électoral, deux ans plus tard, montre que notre parti a effectivement fusionné avec une énergie politique toute fraîche, que l’on n’avait jamais vue en Turquie. Une énergie de type révolutionnaire qui donne au HDP la force d’affronter ses adversaires.

Comment avez-vous travaillé pour gagner des voix ?

Notre spécificité par rapport aux autres partis politiques turcs, c’est que nous sommes en contact direct avec la population. Tous les membres du HDP viennent de la lutte populaire, ont un passé militant. Ils parlent la même langue et ressentent les mêmes besoins que le peuple. Les partis « aristocratiques », eux, n’ont que des liens indirects avec la population, ils voient le peuple comme une masse destinée à les suivre.

Moi-même, je militais au sein du mouvement socialiste dès le lycée ; le coprésident du parti, Selahattin Demirta, était actif au sein du mouvement kurde…

Nous sommes donc très présents sur le terrain. Nous avons par ailleurs décidé de nous implanter localement et orienté notre stratégie en ce sens : nous avons mis en place des commissions de quartier dans les villes, des commissions dans les villages, d’autres dans les universités…, afin de faire se rencontrer les membres du parti et les électeurs. Nous avons créé des espaces de débats, comme des stands où les gens pouvaient venir poser des questions. Et pas seulement pendant la période électorale : c’est un travail que nous avons mené indépendamment des élections.

Enfin, nous avons porté le message d’une opposition claire et totale au gouvernement : nous avons pleinement conscience de la perspective d’obscurité absolue vers laquelle nous conduit le régime politique d’Erdogan, et nous n’allons pas le laisser gouverner ainsi. Les électeurs ont été convaincus par notre attitude et depuis, nous tenons nos promesses : nous constitutions l’opposition la plus forte au rêve de dictature d’Erdogan.

Enfin, et c’est peut-être le plus important, le rôle des femmes dans notre parti est un élément clef pour comprendre notre progression. Alors que les femmes sont d’habitude exclues de la politique en Turquie, chez nous, elles en sont le sujet. Elles sont totalement à égalité avec les hommes : le parti est dirigé par une coprésidence – un homme, une femme –, le comité exécutif du parti est paritaire et tous les groupes de travail, commissions, etc. le sont également. Lors des moments difficiles que nous avons vécus ces derniers temps en Turquie – les attentats, les attaques dans le sud-est, la pression subie par le parti… –, on a d’ailleurs vu les femmes du HDP s’exprimer en public et résister.

Racontez-nous les pressions pendant toute la période électorale de 2015…

Après les élections législatives du 8 juin 2015, le coup de force du Palais a commencé. Erdogan n’ayant pas pas obtenu la majorité absolue, il a convoqué de nouvelles élections. Il voulait faire sortir du Parlement le HDP qui avait réussi à faire élire 80 députés. Il a donc commencé à mettre notre base électorale dans un état de terreur.

Les cellules dormantes de l’État islamique [EI – ndlr] en Turquie ont commencé à s’activer. Il y a eu le massacre de Suruç qui a fait 34 morts, le 20 juillet. Et le siège a commencé au Kurdistan. En réaction, l’organisation de jeunesse kurde a commencé la résistance, en installant des barricades. Pendant deux jours, en septembre, 270 bureaux du HDP, dont le siège où nous nous trouvons, ont été la cible d’attaques ou de tentatives d’incendie. Puis, en octobre, il y a eu l’attentat à Ankara.

Le signe de tout ça avait été envoyé en réalité avant les élections, en avril 2015 : à ce moment-là, Abdullah Öcalan [le dirigeant du PKK, condamné à la prison à vie depuis 2002 – ndlr] est placé en isolement. Autrement dit, le gouvernement reprend la position guerrière qu’il avait abandonnée pendant quelques années. Juste avant le scrutin, une attaque à la bombe fait cinq morts à Diyarbak?r, tandis qu’au cours d’autre meeting, à Erzurum, des lyncheurs s’en prennent à des membres du HDP avec la complicité de la police. On traverse donc un certain nombre d’épreuves…

Mais le pire arrive pendant la période entre les deux élections. Erdogan est alors préoccupé par deux choses : il veut interrompre le processus de paix et neutraliser le HDP. C’est donc la fin du processus de paix au Kurdistan. Des villes sont bombardées, des crimes contre l’humanité sont commis. Malgré tout cela, les autorités ratent leur objectif de nous disqualifier et ne parviennent pas à nous empêcher d’entrer au Parlement. Certes, nous faisons élire un peu moins de députés au deuxième coup. Mais il faut dire que 500’000 électeurs n’ont pas pu aller voter car ils étaient bloqués par les militaires ! Ce n’est donc pas un si mauvais score… Et la pression que nous subissons n’empêchera jamais les Kurdes de dire qu’ils sont, de fait, des Kurdes et qu’ils revendiquent l’égalité des droits entre les Turcs et les non-Turcs de ce pays.

Quel est votre programme ?

Le HDP a un programme de démocratie radicale. Il défend les droits des femmes et des travailleurs, est soucieux de l’environnement, soutient l’égalité sociale pour les minorités sexuelles. Il prône la solidarité sociale, mais aussi la solidarité ethnique entre les différents groupes du pays. Sur le plan international, il est pour l’égalité entre les peuples. Il est absolument contre la tendance de l’État turc à vouloir grossir et occuper d’autres territoires.

À quoi faites-vous référence ?

Je pense à Chypre. Nous sommes complètement opposés à la politique menée par le gouvernement turc à Chypre. Nous défendons le droit des Chypriotes turcs et des Chypriotes grecs de décider ensemble de leur sort. Nous sommes d’ailleurs également opposé à ce que l’État grec décide du sort de Chypre.

Nous sommes aussi contre la politique syrienne du gouvernement d’Ankara, qui ne veut pas d’une Syrie démocratique et confédérale. À l’inverse, nous défendons le droit de ses habitants à décider comment ils veulent vivre ensemble.

En fait, notre programme est l’antithèse de la politique étatique habituelle…

Le HDP prône par ailleurs une nouvelle Constitution afin de doter la Turquie d’une démocratie complète. Il veut une rupture radicale avec le centralisme traditionnel de l’administration turque pour développer à la place une démocratie participative avec un système parlementaire fort, qui inclurait des parlements locaux et un État décentralisé : il s’agit de mettre en place le modèle de l’« autonomie démocratique » [concept développé par Abdullah Öcalan pour les peuples du Moyen-Orient, qui lui avait été inspiré par le libertaire américain Murray Bookchin – ndlr].

On vous compare parfois à Syriza en Grèce. Qu’avez-vous de commun avec ce parti ? Avez-vous des liens avec lui ?

Nous sommes en lien direct avec Syriza. Nous avions déjà des relations à l’époque où Syriza était encore en formation et maintenant qu’il dirige le gouvernement grec, nous continuons d’avoir des contacts.

En fait, la Turquie a le potentiel pour fonctionner comme un pont entre les populations européennes et celles du Moyen-Orient. C’est précisément le rôle que le HDP joue actuellement : il y a d’un côté, le PYD [Parti de l’Union démocratique, Kurdes syriens – ndlr], qui mène une lutte radicale en Syrie, et de l’autre, la gauche radicale de Syriza. Nous sommes entre les deux !

Cela fait un siècle que la politique d’État en Turquie sépare les Turcs et les Kurdes. Nous pensons au contraire qu’il faut les rassembler, comme il faut rapprocher les peuples du Moyen-Orient des peuples européens. Pour favoriser cela, le HDP a son rôle à jouer entre l’ouest et l’est. Mais Syriza aussi, étant donné la place qu’il a maintenant à l’ouest, a un rôle important. Nous plaçons beaucoup d’espoir en lui.

Peu après la création du HDP est né en Espagne un autre parti alternatif, Podemos. Êtes-vous en contact avec lui ?

Je dois avouer que la naissance de Podemos s’est faite à un moment où la lutte ici nous occupait pleinement. Je n’ai donc pas pu suivre de près, mais des membres du HDP se sont rendus en Espagne pour les élections. J’espérais un meilleur résultat… Face à la montée des partis nationalistes et racistes en Europe, j’aimerais bien en effet que les mouvements de gauche progressent. Mais pour cela, il faut que les gauches européennes prennent fortement position et agissent ensemble. Sans cela, elles ne pourront avancer. Je crois aussi que les partis de gauche en Europe doivent regarder davantage vers le Moyen-Orient. La crise des migrants a montré que les développements pouvaient être très liés entre un côté et l’autre… Avoir conscience de cela pourrait aider la gauche européenne à passer d’une position défensive à une position proactive face à la montée des forces nationalistes.

Quels sont vos liens avec le PKK (parti des travailleurs du Kurdistan, organisation armée en conflit avec l’État turc) ? Le gouvernement vous accuse de soutenir les « terroristes ». Que répondez-vous à cela ?

Cela fait quatre ans maintenant que le gouvernement turc s’efforce de manipuler les esprits à ce sujet. Dans notre base électorale, il y a des gens qui ont du respect, voire de la sympathie pour le PKK. On ne va bien sûr pas s’en cacher. Dans les villes kurdes, de nombreux jeunes votent pour nous tout en étant dans une logique pro-PKK. C’est une réalité.

Cela fait-il de nous un parti lié avec le PKK ? Pourquoi doit-on répéter constamment que nous ne sommes pas le PKK ? Cette accusation est une manière de nous discréditer. Elle révèle par ailleurs une incompréhension de ce qu’est le HDP. Comme je le disais au début de l’entretien, le HDP est pour une part constitué par le Mouvement kurde pour la liberté. Mais il résulte aussi d’une grande coalition qui s’adresse à l’ensemble du pays et entend représenter l’ensemble de ses habitants. Moi-même, je ne suis pas kurde et notre parti compte de nombreux membres comme moi.

Nous pensons par ailleurs que le problème du Kurdistan turc doit être résolu de manière politique, à travers des négociations. L’État doit rouvrir le processus de paix avec le PKK.

Le gouvernement turc qualifie le PYD (Parti de l’Union démocratique, Kurdes syriens) d’organisation terroriste. Or les États-Unis voient le PYD comme un allié dans la guerre contre l’EI en Syrie. Quelle est votre position à ce sujet ?

Il faut que la République turque arrête de s’accrocher à son idée fixe nationaliste selon laquelle les Kurdes sont forcément des ennemis. Or il n’y a aucune raison logique de déclarer « terroriste » le PYD, qui est une force populaire d’autodéfense. Le PYD est plutôt un garant pour la paix en Turquie et la région entière : c’est le seul jusqu’à présent à s’être battu avec succès contre l’État islamique. Ce qu’il veut pour la Syrie, c’est une confédération démocratique où Arabes et Kurdes vivraient en paix.

Dans cette guerre, l’Union européenne devrait suivre les États-Unis et faire du PYD son allié dans la lutte contre l’État islamique. Le PYD en Syrie et le HDP en Turquie ont tous deux besoin de soutien au niveau international si l’on veut éviter que l’État islamique ne progresse. Lorsque l’État islamique sera vaincu, il faudra absolument que le PYD fasse partie de l’équation politique, afin d’empêcher le retour de l’EI.

S’il est vaincu en Syrie, l’EI survivra toutefois en Turquie car il a pu s’installer ici avec la tolérance des autorités qui entretiennent une proximité idéologique avec lui. L’EI pourra alors se répandre dans le Caucase, les Balkans, vers l’ouest, et dans tout l’espace postsoviétique. Il constituera une menace pour l’ensemble de la région. Or la seule force capable de s’opposer à cela, c’est le HDP. (Article paru sur le site Mediapart le 24 juillet 2016)

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