Venezuela


La réforme pétrolière nationaliste de Chavez

Frédéric Lévêque*


Pour le sociologue vénézuélien Luis E. Lander, la politique pétrolière gouvernementale et les revenus fiscaux qu’elle génère «portent tout le projet de Chavez» [1].

Dès son arrivée au pouvoir en 1999, le Comandante a impulsé une politique économique visant à augmenter les ressources financières disponibles pour engager les réformes promises, tout en évitant, cependant, de provoquer un affrontement avec les organismes financiers internationaux [2]. La réforme pétrolière est au cœur de cette stratégie.

En 2001, la société nationale pétrolière vénézuélienne, PDVSA, fournissait 55% des recettes fiscales du gouvernement national et l’activité pétrolière représentait 30% du Produit intérieur brut (PIB). On comprend dès lors, au vu de ces chiffres, que tout projet de changement politique, économique et social dépend du contrôle et de l’utilisation de la rente pétrolière. Même si le gouvernement exprime couramment, à l’instar de ses prédécesseurs, sa volonté de diversifier l’économie vénézuélienne, le réalisme impose d’accepter le rôle déterminant que le pétrole jouera encore longtemps dans la vie économique du pays. Dans ce cadre-là, l’administration Chavez «a montré que la rentabilité du négoce pétrolier dépend de manière déterminante de décisions politiques» [3].


La réforme

En 1999, la nouvelle Constitution vénézuélienne, impulsée par les «chavistes» et adoptée par référendum populaire, a défini le cadre de la nouvelle politique pétrolière que le gouvernement allait initier. «Avec les articles 302 et 303, le Venezuela conserve pour l’Etat l’activité pétrolière, en maintenant sous sa propriété l’entreprise chargée de développer cette industrie, PDVSA (Petróleos de Venezuela Sociedad Anónima).» [4] Les bases légales de la réforme ont ensuite été définies avec l’adoption en septembre 1999 de la Ley Orgánica de Hidrocarburos Gaseosos et en novembre 2001 de la Ley Orgánica de Hidrocarburos.

Les sociologues Margarita Lopez-Maya et Luis E. Lander [5] distinguent quatre caractéristiques principales de la réforme pétrolière:

1° Contrôle de l’entreprise. L’administration Chavez entend récupérer le contrôle de l’entreprise, par l’intermédiaire du ministère de l’Energie et des Mines et, ainsi, pouvoir définir et appliquer les politiques gouvernementales en la matière. Dès la nationalisation (1976), mais surtout depuis les débuts du processus d’«ouverture pétrolière», les administrateurs et gestionnaires de PDVSA avaient progressivement pris le contrôle de l’entreprise, réduisant ainsi le rôle des autorités gouvernementales. Il s’agit donc de replacer le pouvoir politique à la tête d’une société publique.

2° La rente pétrolière. En réformant l’entreprise, le gouvernement a la volonté de contrôler et d’augmenter les revenus fiscaux de l’industrie des hydrocarbures. Selon le spécialiste Victor Poleo: «En 1976, sur cent dollars de revenus pétroliers, 80 étaient reversés au fisc vénézuélien. Après 26 ans de nationalisation, cette relation s’est inversée: sur cent dollars de revenus pétroliers, 20 sont reversés au fisc et 80 sont utilisés par l’entreprise pas uniquement pour ses coûts d'investissements productifs mais pour les transferts de rentes au capital international. Ce qui nous amène à conclure que PDVSA n’a jamais été nationalisée, mais a fonctionné comme une enclave du capital pétrolier international.» [6] Pour renverser cette tendance, la réforme gouvernementale privilégie les regalias (royalties) aux impôts sur les profits. Les revenus dépendront donc du volume de production et des prix du pétrole au niveau international. Les montants des regalias sont augmentés d’un cinquième dans le cas du gaz et de presque un tiers pour les hydrocarbures liquides.

Le gouvernement a également créé, parallèlement, un Fonds de stabilisation macroéconomique qui administre une partie des recettes pétrolières et en fait bénéficier d’autres secteurs économiques et sociaux du pays.

3° Renforcement de l’OPEP. Lorsque le président Chavez est entré en fonction en février 1999, le prix moyen du baril de pétrole se situait à 8,43 dollars [7]. Une des plus importantes tâches de la nouvelle équipe gouvernementale était de recouvrer des prix permettant de financer ses réformes sociales et économiques. Pour ce faire, il fallait renforcer les liens du pays avec les autres membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et les pays producteurs indépendants comme le Mexique et la Norvège. En septembre 1999, le nouveau ministre de l’Energie proposa aux autres pays membres de permettre à l'OPEP d’augmenter ou de réduire sa production globale afin de maintenir le prix international de l’or noir dans une fourchette comprise entre 22 et 28 dollars le baril. Depuis lors, les prix ont augmenté et cette politique est globalement respectée.

En septembre 2002, en reconnaissance du rôle actif de l’administration Chavez dans le renforcement de l’OPEP, le cartel a tenu son second sommet des chefs d’Etat à Caracas. Ali Rodriguez Araque, alors ministre vénézuélien de l’Energie et des Mines, y a été désigné secrétaire général de l’organisation. Quelques semaines plus tard, le Venezuela a signé un accord avec dix pays d’Amérique centrale et des Caraïbes établissant un mécanisme de vente du pétrole à des prix et des conditions préférentiels. Deux semaines plus tard, un contrat similaire était signé avec Cuba.

4° Frein à la privatisation. En freinant ladite «ouverture» au capital étranger et l’internationalisation de PDVSA [qui dispose d'un vaste réseau de filiales, y compris aux Etats-Unis, dans la distribution d'essence, réseau qui échappait au contrôle gouvernemental vénézuélien], en réaffirmant le caractère public des ressources du sous-sol vénézuélien, le gouvernement a stoppé les tendances à la privatisation de l’entreprise publique. Ce processus s’est réalisé sans toutefois exclure l’investissement privé.


La guerre pour le pétrole: coup d’Etat et sabotage pétrolier

Si la diplomatie pétrolière de l’administration Chavez a porté ses fruits au niveau international, c’est au niveau national que le gouvernement a rencontré le plus d’obstacles. Pour comprendre le conflit qui secoue actuellement le pays, l’application de la réforme pétrolière est certainement une des grilles de lecture les plus appropriées.

En février 2002, alors que partisans et opposants du gouvernement se mobilisent et se radicalisent, un conflit ouvert éclate entre l’exécutif et la direction de l’entreprise pétrolière. Le détonateur fut la volonté du gouvernement de placer Gaston Parra à la tête de PDVSA. C’était déjà le quatrième président que l’administration Chavez nommait apparemment sans réussir à imposer à l’entreprise la nouvelle réforme. Sa direction «rebelle» argua publiquement que le gouvernement violait les règles habituelles de la “méritocratie”, qu’il voulait politiser l’entreprise. Ce conflit, mobilisateur pour l’opposition, servit de toile de fond au coup d’Etat [8].

Le coup d’Etat consommé, le gouvernement golpista de Pedro «El Breve» Carmona Estanga nomma à la tête de PDVSA un opposant à la nouvelle Loi sur les hydrocarbures. Ce dernier eut le temps d’annoncer qu’il allait mener une politique de reconquête des marchés perdus, ce qui allait mener à un affaiblissement de l’OPEP et à une baisse des prix sur le marché international. Les dirigeants de PDVSA affirmèrent également qu’il n’y aurait «plus une goutte de pétrole pour Cuba», en violation des accords internationaux signés par le Venezuela.

De retour au pouvoir, Chavez nomma Ali Rodriguez Araque à la tête de l’entreprise. Le président modéra son discours et prit certaines initiatives pour dialoguer avec ses adversaires politiques. Il mena une “politique de rectification et de réconciliation avec la direction de PDVSA” [9]. Il réincopora ceux qu’il avait destitués, nomma un nouveau conseil d’administration en faisant des concessions au secteur privé et à la direction de l’entreprise. Il laissait donc une arme stratégique dans les mains de ses opposants.

Cette arme, l’opposition l’utilisa en décembre 2002 pour tenter à nouveau de renverser le Président de la République. Le 2 décembre, l’opposition appela à la grève générale [10]. Le 9 décembre, alors que ladite grève devenait à durée illimitée, Ali Rodriguez Araque, le président de PDVSA, reconnaissait que la compagnie était virtuellement paralysée par la «grève» des gérants, des secteurs administratifs et des capitaines de tankers (navires). Un appel fut alors lancé au peuple pour descendre dans la rue et encercler tous les édifices, installations et autres biens de l’entreprise, afin d'appuyer le gouvernement. Selon Luis Bilbao: «Les ouvriers du pétrole ont commencé à agir pour neutraliser les agissements de la direction centrale de PDVSA. Il s’est alors passé quelque chose d’important: au moment où cette direction corrompue a vu qu’elle commençait à perdre du terrain face à la détermination ouvrière, elle a lancé une vague sans précédent d’actions de sabotage: si je ne peux pas la contrôler, alors je la paralyse ou la détruit, tel est l’adage qu’elle a commencé à appliquer.» [11] Ces actions de sabotage ont été rendues d’autant plus faciles que PDVSA est une entreprise très informatisée. Les travailleurs et le gouvernement mirent du temps pour reprendre le contrôle. Pour Felix Roque Rivero, secrétaire général de FEDEPETROL - le principal syndicat du secteur -, cette reprise normale de la production «n’a pas ét&eacu