Palestine
L'Initiative de Genève: une chance pour la paix ?
Michel Staszewski*
Cet article prend sa place dans la série des contributions ayant trait à ladite Initiative de Genève que nous avons publiées sur le site de à l'encontre. L'apparent réalisme politique, face à une situation certes tragique, conduit de nombreux observateurs et, y compris de forces qui ont manifesté leur solidarité avec la résistance du peuple palestinien, à faire l'impasse sur le sens effectif de ces accords pour l'essentiel du peuple palestinien et des peuples opprimés de la région.
Certains se laissent enivrer par ce «gioco delle parte» – autrement ce jeu où chacun tient son rôle – entre le gouvernement Sharon qui attaque le "Pacte de Genève" et ses initiateurs, dont les liens avec un secteur de l'administration Bush et ses agences ainsi que l'appareil répressif de l'Etat sioniste ne sont pas nouveaux.
L'article de Michel Staszewski expose les principaux points d'ombre de ces "accords virtuels" – et donc qui se veulent précis – qui permettent de jeter la lumière sur la signification de cette opération artificieuse. Réd.
À en croire les grands médias, la paix et la réconciliation tant attendues seraient enfin à portée de main. Abandonnant la politique «des petits pas», des personnalités courageuses, tant palestiniennes qu'israéliennes, se seraient attaquées à toutes les questions difficiles et auraient trouvé, pour chacune d'entre elles, et dans les moindres détails, la meilleure solution possible. Il suffirait que les opinions publiques israélienne et palestinienne portent au pouvoir des représentants politiques partisans de l'initiative de Genève pour que ce conflit, vieux de plus d'un siècle, soit résolu.
Une lecture attentive du contenu de ce projet d'accord me conduit à un jugement très différent.
Le texte publié est, tout d'abord, très incomplet. Il est dépourvu de ses très nombreuses annexes censées fournir les détails de chacun de ses articles. C'est ainsi que manquent des éléments aussi importants que la délimitation exacte des territoires respectifs ou la composition des groupes de civils et de militaires chargés de veiller à l'application des accords. Et le problème essentiel de la répartition des ressources en eau n'est pas du tout abordé.
D'autre part, le caractère extrêmement déséquilibré de ce document le rend difficilement acceptable pour la grande majorité des Palestiniens, qu'ils résident en Palestine, en Israël ou ailleurs. Examinons-en quelques points.
Le territoire de la Palestine mandataire serait divisé sur base de la frontière du 4 juin 1967, c'est-à-dire que 78% des terres seraient attribuées à l'État d'Israël et 22% à l'État de Palestine. Rappelons que le principe de cette répartition très inégale est officiellement accepté par l'OLP depuis les Accords d'Oslo de 1993. Les négociateurs israéliens ont cependant obtenu l'échange de territoires cisjordaniens fortement peuplés de colons juifs contre un territoire israélien jouxtant le sud-ouest de la Cisjordanie et une bande de terre longeant la bande de Gaza. Pour qui connaît un peu la géographie locale, il est clair que cet échange est très inéquitable du point de vue de la pluviométrie. Cette inégalité pourrait néanmoins être compensée par un partage équitable des ressources globales en eau... qui n'est pas du tout garanti par le texte actuel puisque l'article consacré à la répartition des ressources en eau reste à rédiger. Un corridor, ouvert en permanence, sous administration palestinienne mais sous souveraineté israélienne, relierait la Cisjordanie à la bande de Gaza. Des «barrières de défense» seraient construites le long de ce corridor, en territoire israélien.
Pour ce qui concerne Jérusalem, le projet prévoit que la ville serait à nouveau divisée. Le seul endroit où l'on pourrait, en principe, circuler librement d'une zone à l'autre serait l'intérieur de la vieille ville (un territoire minuscule en comparaison de l'agglomération entière), mais à chacune de ses portes serait établi un poste de douane donnant accès soit à l'État de Palestine soit à celui d'Israël. La répartition inégale du territoire de la vieille ville - trois quarts pour la Palestine, un quart pour Israël - ne doit pas faire illusion: dans la mesure où l'ensemble de la vieille ville se trouve à l'est de la «Ligne verte»1, c'est bien l'État israélien qui serait gagnant dans l'affaire. De plus, le grand cimetière juif du Mont des Oliviers, situé à l'est de la vieille ville, demeurerait sous administration israélienne. Pour le reste, Jérusalem-Ouest resterait entièrement sous contrôle israélien alors que les nombreuses colonies juives construites depuis 1967 autour de Jérusalem-Est seraient annexées à l'État d'Israël.
Environ quatre des six millions de Palestiniens sont des exilés ou des descendants des exilés de 1948. Le droit au retour des exilés est un droit humain essentiel reconnu internationalement. Que les Palestiniens acceptent d'en faire un objet de négociation, prenant ainsi en considération les angoisses démographiques des Israéliens, devrait être considéré par ces derniers comme une offre extrêmement généreuse. Or le projet d'accord implique que les Palestiniens renoncent à leur droit au retour sans même que soit reconnu le bien fondé de ce droit ni la moindre responsabilité israélienne dans cette affaire. Le nombre d'exilés autorisés à se réinstaller en Israël serait «laissé à la discrétion souveraine d'Israël». L'État d'Israël accepterait néanmoins de contribuer à un fonds d'indemnisation pour les propriétés palestiniennes «perdues».
Un article du projet d'accord où apparaît de manière particulièrement flagrante son caractère déséquilibré (doux euphémisme) est celui qui concerne la «sécurité». Il semble, à lire les détails de cet article, que la création d'un État palestinien indépendant à ses côtés, représente pour l'État d'Israël un danger vraiment terrible. Jugez-en plutôt. Alors qu'il est prévu qu'Israël conserve la souveraineté absolue sur son territoire et l'intégralité de son équipement militaire (rappelons que «Tsahal» est une des armées les mieux équipées du monde et qu'il est de notoriété publique qu'Israël possède des armes nucléaires), l'État palestinien, uniquement doté d'une «puissante force de sécurité» chargée de missions de police, serait démilitarisé et devrait s'en remettre pour sa sécurité extérieure à une «Force multinationale». Cette Force, stationnée seulement en territoire palestinien (y compris sur l'Esplanade des Mosquées/Mont du Temple), ferait partie intégrante du «Groupe d'Application et de Vérification», composé de représentants des États-Unis, de la Russie, de l'Union européenne et des Nations unies. Sa composition, sa structure et ses effectifs devraient faire l'objet d'une annexe non publiée à ce jour. Des éléments de l'armée israélienne resteraient présents dans la vallée du Jourdain durant 36 mois et dans deux «stations d'alerte lointaine» situées dans le nord et l'est de la Cisjordanie durant 10 ans. L'aviation militaire israélienne garderait le droit d'utiliser l'espace aérien de l'État palestinien. La Force multinationale serait présente aux frontières de l'État de Palestine avec la Jordanie et l'Égypte ainsi que dans les ports et les aéroports palestiniens... dans lesquels les Israéliens pourraient maintenir pendant plusieurs années «une présence discrète». En Cisjordanie, des «routes désignées», reliant Jérusalem à Tibériade, la Mer morte, Bethléem et Hébron, seraient contrôlées conjointement par la police palestinienne et la Force multinationale pour garantir la sécurité des Israéliens qui les fréquenteraient. La «lutte contre le terrorisme» serait supervisée par un «Comité de sécurité triangulaire» composé d'Israéliens, de Palestiniens et... d'Américains.
La situation actuelle des habitants des Territoires occupés est si épouvantable que la concrétisation d'un tel projet d'accord représenterait pour eux un progrès considérable. Les exilés y gagneraient, pour leur part, le droit de s'installer définitivement dans un pays d'accueil ou dans l'État de Palestine indépendant et seraient indemnisés pour la perte de leurs propriétés situées sur le territoire de l'État d'Israël. Par contre, les Palestiniens citoyens de ce même État et les quelques exilés autorisés à les rejoindre se verraient confirmés dans leur position de minorité tolérée dans «l'État du peuple juif» (préambule du projet d'accord). Car, comme l'affirmait récemment Amram Mitzna, l'ancien président du parti travailliste israélien, en signant un tel accord, les Palestiniens reconnaîtraient «pour la première fois dans l'histoire» «l'État d'Israël comme l'État du peuple juif, et ce à jamais.»2 Il est en effet expressément prévu que la mise en œuvre de cet accord «mettra fin à toutes les réclamations des Parties découlant d'événements antérieurs à sa signature» (art. 1). Et Mitzna d'ajouter: «Ils ont renoncé au droit au retour en Israël, assurant ainsi que notre État conserverait une majorité juive stable et solide»3. Pour ce qu'il est convenu d'appeler la «gauche sioniste», ce projet d'accord représente en effet une solution de rêve. Non seulement il «bétonne» le caractère majoritairement juif de l'État d'Israëln, mais il permet d'annexer les territoires colonisés les plus peuplés de Cisjordanie, permettant ainsi de réduire considérablement le nombre de colons mécontents d'un tel accord. De quoi espérer une victoire électorale aux prochaines élections?
L'«Accord de Genève» n'est conforme ni au principe d'équité ni au droit international. Il est basé sur un rapport de force qui permet de faire accepter aux négociateurs palestiniens les «lignes rouges» de la «gauche sioniste». Vu la situation catastrophique de leur peuple et le rapport de force à ce point en leur défaveur, il est pourtant possible qu'un accord de ce type (qui prévoit aussi la libération graduelle de tous les prisonniers politiques) soit un jour accepté par des négociateurs palestiniens officiels. Mais comme il n'a pas grand-chose à voir avec la justice, il ne conduira sûrement pas à une véritable réconciliation. Il ne mettra pas définitivement fin au conflit.
Ceci étant dit, on est aujourd'hui très loin de la conclusion d'un tel accord. Je crains fortement que l'encensement médiatique de l'«Initiative de Genève» ne contribue, comme l'avait fait la signature des Accords d'Oslo (de véritables accords, ceux-là) à occulter la situation sur le terrain et à démobiliser les opinions publiques face aux crimes qui se commettent quotidiennement sur ordre du gouvernement israélien. Je demande à ceux qui dépensent tant d'énergie pour défendre et pour faire connaître en Europe l'Initiative de Genève, d'en consacrer un peu pour pousser nos représentants politiques à exercer de réelles pressions sur le gouvernement israélien, pour qu'il ordonne le démantèlement de la «clôture de sécurité» qui enferme les populations palestiniennes dans des ghettos invivables, pour le retrait de l'armée des villes et villages palestiniens, pour la libération des prisonniers politiques détenus illégalement, pour que le rapport du Rapporteur Spécial de l'ONU sur la terrible crise alimentaire qui frappe les Territoires occupés soit enfin rendu public4, pour soutenir les militaires «refuzniks» et les autres activistes israéliens qui se battent contre les «attentats ciblés», les destructions de maisons et de cultures, les confiscations de terres, les humiliations quotidiennes aux check points, etc. C'est là que réside la plus grande urgence.
Michel Staszewski
Notes
[1] La Ligne verte est la frontière du 4 juin 1967.
[2] MITZNA, A., Voilà pourquoi M. Ariel Sharon a peur, in Le Monde Diplomatique, déc. 2003, p. 19.
[3] Ibidem.
[4] La publication officielle de ce rapport, pourtant disponible depuis le mois de septembre dernier, n'a pas encore eu lieu, du fait de pressions efficaces exercées par le gouvernement israélien et ses soutiens extérieurs. Son texte intégral est néanmoins disponible sur Internet, par exemple sur la page http://www.reseauvoltaire.net/rapport-ziegler.html.
* Cet article a été publié dans Points Critiques. Le Mensuel, l'organe de l'Union des Progressistes Juifs de Belgique, n° 242, janvier 2004.