Hommage

«L’autre invraisemblable»:
entretien avec Jean-Pierre Vernant

Philippe Mangeot et Isabelle Saint-Saëns

Le mardi 9 janvier 2007, Jean-Pierre Vernant est décédé. Ceux et celles qui, tout en n’étant pas hellénistes, ont découvert ses articles, début des années 1960, dans la revue La Pensée ou ont lu, en 1965, son ouvrage Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, paru aux Editions Maspero, ont de suite compris que «du nouveau» surgissait et pouvait alimenter une réflexion dite «critique». Ce qui servait souvent de référence générale en Suisse française, l’œuvre d’André Bonnard (1888-1959), professeur à l’Université de Lausanne, parut vite quelque peu pâle.

Jean-Pierre Vernant, né en 1914, fit des études à la Sorbonne, puis une agrégation de philosophie en 1937. Il rompit avec le PCF (Parti communiste français) lors de la signature du Pacte germano-soviétique (accord signé le 23 août 1939 entre Joachim von Ribbentrop pour le Troisème Reich et Viatcheslav Molotov pour l’URSS de Staline).

Jean-Pierre Vernant s’engagera de suite dans la résistance, dans la foulée de son service militaire. Il sera, sous le nom de Colonel Berthier, chef des FFI (Forces française de l’Intérieur) dans le Sud-Ouest de la France. Dès 1948, il est chargé de recherche au CNRS. En 1957, il devient directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. En 1964, il va fonder le Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes. Dès le début de la guerre d’Algérie, les tensions vont s’accroître avec la direction du PCF. Pour Vernant la lutte de libération des «peuples du tiers-monde» devenait une priorité politique, mais la recherche – libre – restait sa priorité peersonnelle. Dès 1975 jusqu’en 1984, il sera professeur au Collège de France, titulaire de la chaire d’Etudes comparées des religions antiques. Il restera professeur honoraire au Collège de France et donnera un grand nombre de conférence, à des publics très divers, avec un don de conteur. Il rendit accessible «le monde grec», son «monde grec», à un nombre considérable de personnes.

La presse, les médias, lors de son décès, ont multiplié les articles. A notre façon nous rendons hommage à Jean-Pierre Vernant, en publiant ci-dessous deux entretiens conduits avec Jean-Pierre Vernant. Le premier a été publié dans la revue Vacarme en 1999. Le second le fut dans l’hebdomadaire Politis en 2004.

Dans l’introduction à l’entretien, la revue Vacarme souligne que Jean-Pierre Vernant est «indissolublement le penseur qui n’a cessé d’interroger les figures multiples de la rationalité grecque, telles qu’elles se tissent «entre mythe et politique», et l’homme pleinement, physiquement, impliqué dans notre siècle: l’antifascisme des années 1930 au Quartier Latin, la Résistance, le long engagement enfin, complexe et questionné, au PCF. Un parcours singulier, mais en aucun cas solitaire, parce que déployé dans le creuset des liens d’amitié: l’amitié comme accès tant au mouvement de penser qu’à l’existence dans la cité.» (réd)

Question: Quand on suit votre parcours intellectuel et vos engagements, la question de l’amitié, qui est la question du commun, semble vous importer beaucoup. Comment fait-on pour écrire en commun, comme vous le faites si souvent ?

J.-P.Vernant Écrire en commun, au sens propre, c’est-à-dire un livre écrit à deux mains, mais pour une pièce unique, ça n’a été qu’un seul bouquin, celui que j’ai fait avec Détienne, et qui s’appelle Les ruses de l’intelligence. Tous les autres livres que j’ai faits, avec Vidal-Naquet, Lissarague, Françoise Frontisi, avec d’autres, sont des livres où chacun écrit son texte: il n’y a pas un texte qui est écrit à deux ; tandis que dans Les ruses de l’intelligence, c’est un livre qui est signé de nous deux, et où certains articles ont été plus spécialement écrits par l’un, et certains autres par le deuxième, mais où, en même temps, chacun a revu les textes de l’autre, rectifié, modifié, rajouté ; donc c’est vraiment écrit en commun.

Alors, comment ça se fait ? C’est très difficile, je crois. Qu’est-ce que cela implique ? Cela implique, à mes yeux, qu’il y ait entre les gens qui vont écrire ce livre tous les deux, qui vont rassembler leurs textes, des affinités intellectuelles et des bouts de vie en commun. Mais il n’y a pas que ça, il y a des travaux écrits en commun qui sont d’un autre type, où des chercheurs, venus d’horizons différents, abordent, chacun depuis son champ propre, un problème commun. Alors là on touche à un autre problème, qui est celui du comparatisme. Comment ça se passe ? Quel est l’intérêt de cela ? De quoi s’aperçoit-on ? Qu’est-ce qu’on compare ? Pour comparer, il faut que ce ne soit pas identique, on ne peut pas comparer ce qui est identique, ça n’a ni queue ni tête, mais on ne peut pas comparer non plus ce qui est complètement différent. Que les gens se battent, qu’il y ait de l’autorité, qu’il y ait des hiérarchies, qu’il y ait, dans chaque société, un appel à ce qui la dépasse, qu’il y ait la nécessité de trouver dans la terre soit un enracinement, soit au contraire une occasion de nomadisme, ce sont des choses communes. Or, quand on est un spécialiste, les cadres fondamentaux de la culture qu’on étudie vous deviennent si familiers, que vous avez tendance à penser que ça va de soi, qu’il ne peut pas y en avoir d’autres ; lorsque vous voyez que, par exemple, en Inde, ou dans le monde assyro-babylonien, les choses se présentent sous un jour très différent, le regard que vous portez sur votre propre domaine de recherches est lui-même profondément modifié. Le comparatisme ne consiste donc pas seulement à regarder ce qui est commun et ce qui est différent, dans des sociétés multiples, soit dans l’espace, soit dans le temps, mais ça consiste aussi, à travers ce travail, à modifier complètement l’approche que vous avez de la culture qui est votre objet d’études.

Au fond, on peut dire de ce travail commun, de cette nécessité d’un comparatisme, qu’il révèle quelque chose d’assez semblable, à ce que, après beaucoup d’autres, j’ai essayé de dire sur l’amitié, sur le fait qu’on fasse partie de groupes, c’est-à-dire qu’on se fabrique soi-même avec ce que sont les autres, et qu’on découvre les autres à partir de ce qu’on est soi, toujours par ce jeu de l’identité et de la différence. Quand je fais partie d’un groupe, plus ceux que j’y côtoie sont différents de ceux auxquels je suis habitué, plus, si j’essaie de comprendre, je me modifie moi-même. L’importance extraordinaire, pour ceux qui l’ont vécue, de la Résistance, qui est une époque où toutes les formes usuelles de la vie, personnelle, en groupe, familiale, ont explosé, c’est le fait que les gens avec lesquels on était en contact, qui risquaient les mêmes choses que vous, qui avaient pendant cette période la même vision de l’avenir proche, de ce qu’il fallait faire, étaient comme des frères. Les copains, c’est comme une famille, mais en même temps qu’il y avait cela, qui renforçait les liens identitaires, il y avait le fait qu’étaient inclus dans ce cercle des copains, des amis, des frères, des gens complètement différents de vous ; je dis ça spécialement pour un certain nombre de jeunes garçons avec lesquels j’ai été amené à travailler, qui étaient des catholiques, très fervents, très pratiquants, et, bien entendu, d’être avec eux de cette façon, c’était en même temps m’obliger moi à sortir de ce qui avait été ma formation de jeunesse, anti-cléricale, lisant La Calotte [«Journal anticlérical illustré», mensuel entre 1930 et 1939) faisant partie de l’association des athées révolutionnaires, et considérant les calotins comme des abrutis ou des ennemis. Alors étant si proche d’eux dans l’action, j’étais obligé d’essayer de saisir la dimension par laquelle ils étaient des catholiques, des croyants, et en quoi cette différence d’avec moi, cet écart pouvait être aussi un pont qui me permettait aussi peut-être de comprendre certaines choses en moi que j’avais totalement écartées. Là encore, identité et différence, vers autrui et vers soi, la singularité et la communauté apparaissent comme un tissu où on est pris en même temps ; c’est ça l’affaire.

Vous montrez dans votre travail que l’on ne pose des questions au passé que depuis son présent, et en vous lisant, on voit que vous démontez une certaine vision idéologique de la Grèce. On en connaît aujourd’hui qui récupèrent la Grèce: Le Pen qui dit que c’est la Grèce qui invente la préférence nationale...

J.-P.V. Ça me fait marrer, c’est grotesque. Quand il dit cela, Le Pen se rattache à la tradition de la nouvelle droite, du Club de l’Horloge qui, comme les nazis, ou certains idéologues, érigeaient une Grèce indo-européenne ; quelquefois ils le font encore, un ancien ministre raconte des trucs comme ça... C’est grotesque. Pourquoi ? Parce que, bien entendu, comme tout groupe, les Grecs ont une solidarité à l’intérieur du groupe, il y a ceux qui sont dans le groupe, ceux qui sont en dehors ; ceux qui sont en dehors, ce ne sont pas seulement les non-athéniens, ce sont les femmes, les enfants. Le système qui ordonne cela, ce n’est pas celui de la nation: il n’y a pas de sentiment national, de nation grecque - l’exclusion vaut aussi bien à l’égard des gens d’Argos ou de Sparte.

Si on veut traiter ce problème, on peut se référer au livre qu’Hartog a publié dernièrement, Les voyages d’Ulysse, où il étudie précisément la façon dont les Grecs ont rendu compte de ce qui était non-grec. On voit comment tout cela change à tout moment, comment l’Égypte peut représenter ce qui est barbare, et en même temps avoir tout inventé, avoir donné la religion à la Grèce, être beaucoup plus ancienne. L’image que le Ve siècle se fait du Grec n’est pas celle d’Homère, et à l’époque hellénistique c’est encore autre chose. Préférence nationale ? Il y a toute la question du statut, tout à fait précis, qui est fait pour les étrangers: le statut de métèque, ce terme que Maurras a popularisé. C’est un statut où les gens ont des droits à l’intérieur de la cité ; de la même façon, il y a des règles d’hospitalité, d’échange, qui sont tout à fait strictes. On prétend nous montrer que les Grecs sont des modèles de «préférence nationale» et de «pureté nationale» ? Alors çà, c’est à mourir de rire, parce que lorsque les Grecs arrivent, au début du deuxième millénaire, ils arrivent dans un pays qui est beaucoup plus civilisé qu’eux, ils sont en contact avec les Crétois, ils vont créer la civilisation mycénienne qui emprunte beaucoup aux Crétois, et ensuite ils ne cesseront d’avoir des échanges avec l’Orient, et d’emprunter à l’Orient, donc c’est une culture mélangée. Cette culture grecque, même l’écriture, ce sont les Phéniciens qui la refilent ; à chaque moment on voit que les progrès et la forme que la culture grecque a pu prendre sont liés au fait qu’ils ont eu des contacts avec d’autres qui sont précisément ces peuples asiatiques. Ensuite, un des grands faits grecs, c’est la colonisation: ils vont aller essaimer depuis le bout de la mer Noire jusqu’à l’Espagne, l’Italie du Sud, Marseille, la Calabre, l’Asie mineure, et même au-delà. Mais quand ces Grecs partent fonder une cité, ils ne cherchent pas à conquérir un territoire, ils installent une cité au bord de la mer, ou éventuellement à l’intérieur des terres. C’est un point de contact, ils ne cherchent pas alors à créer des empires, ils créent des colonies grecques (ça va changer avec la conquête d’Alexandre). Quand ils sont là, ils n’emm&egr