Venezuela

Le Processus bolivarien à une nouvelle croisée des chemins

Stalin Pérez Borges *

L'article que nous publions ci-dessous s'inscrit dans la série que nous avons déjà consacrée au «processus» bolivarien. Son auteur, responsable syndical national de l'Union Nationale des Travailleurs (UNT), avait participé au Forum international organisé par le MPS à Lausanne en mai 2003. Il fait ici non seulement une analyse des conflits de classes qui configuraient le cadre du référendum sur la poursuite de la présidence de Chavez en août 2004, mais aussi des défis auxquels s'affronte le «processus bolivarien». Cet article est aussi publié dans la revue trimestrielle Carré rouge. Il a été écrit du début du mois de septembre. Réd.

 

Les masses populaires vénézuéliennes, et parmi elles la majorité des travailleurs et des travailleuses, savourent encore la douceur de la victoire qu'elles viennent de remporter contre leurs ennemis de classe, les patrons regroupés dans leur fédération patronale (FEDECAMARAS), leurs associés, les bureaucrates syndicaux de la Confédération des Travailleurs du Venezuela (CTV) et les partis politiques qui représentent les intérêts de ces organisations et ceux de l'impérialisme américain.

Ces derniers, unifiés dans la Coordination Démocratique (CD), appelés de manière méprisante «escuàlidos» (les rares), ont échoué à nouveau dans leur prétention à jeter hors du pouvoir un gouvernement qui se proclame bolivarien et s'autodéfinit comme révolutionnaire.

Cette défaite des secteurs pro-impérialistes et patronaux a été infligée entre le 15 et 16 août lors d'un référendum présidentiel, qui est un mécanisme démocratique établi par la nouvelle Constitution vénézuélienne datant 1999 (projet stratégique de la révolution bolivarienne ou du chavisme). Ces mêmes masses avaient déjà défait ces mêmes ennemis sur le terrain des mobilisations: le 13 avril 2002, grâce à une rébellion populaire, répondant au coup d'État lancé 47 heures avant contre le Président Chavez.

Plus tard, elles les ont vaincus à nouveau, en affrontant 63 jours de grève patronale et un sabotage de la production pétrolière entre décembre 2002 et les premiers jours de février 2003. Prêtes à une nouvelle confrontation sur le terrain électoral (élections de gouverneurs et de maires qui aura lieu le 31 octobre 2004), les secteurs sociaux de base qui appuient le chavisme, tout en continuant à savourer les résultats du référendum, se trouvent «pour l'instant» devant l'alternative: soit d'appuyer et de faire campagne pour des candidats gouverneurs et maires qui ont été désignés bureaucratiquement par feu le Comando Ayacucho (organisme composé par les représentants des partis qui appuient le gouvernement et qui dirigeaient les campagnes électorales quelques jours avant la convocation du référendum), et par le propre doigt du Président Chavez ; soit d'appuyer d'autres candidats. Cela est en train de provoquer d'aigres discussions, des frictions et des expulsions au sein du processus bolivarien. De même une grande attention est portée à la question de savoir jusqu'où arrivera la politique de négociation avec les adversaires d'«hier».

Le vote du 15 août 2004

Depuis trois heures du matin le 15 août jusqu'à trois heures de l'après midi du jour suivant, mobilisés par le son des clairons des bolivariens dans tous les recoins du pays, des millions de citoyens sont sortis pour voter, supportant des queues qui duraient de 9 à 14 heures, étant donné le nombre restreint de bureaux de vote en comparaison de l'afflux des votants. Ils voulaient exercer leur droit de vote. La question à laquelle il fallait répondre OUI ou NON était: «Êtes-vous d'accord pour laisser sans effet le mandat populaire obtenu par des élections démocratiques légitimes [réélu en juillet 2000] au citoyen Hugo Rafael Chavez Frìas comme Président de la République Bolivarienne du Venezuela pour l'actuelle période présidentielle ?»

La majorité a voté en faveur du NON: 5'8OO'629 voix (soit 58,94 %), cela pour ratifier le mandat du Président de la République, qui prend fin 2006. Ce résultat fait face à une respectable minorité en faveur du OUI: 3'989'008 voix (soit 40,53 %) qui prétendaient révoquer son mandat, sur un total de 14'037'900 électeurs inscrits, parmi lesquels 51'988 voix (soit 0,53 %) votèrent nul.

Un total de 4'348'558 électeurs se sont abstenus (soit 30,02 %), parmi lesquels on compte 500'000 à 1 million de sympathisants de Chavez qui n'ont pas pu voter, et un chiffre proche de celui-ci correspondant à des personnes qui sont inscrites sur les listes, mais qui sont décédées. Parmi ceux qui ne votèrent pas, très peu étaient en faveur du OUI.

Le NON a gagné dans 23 États (division administrative territoriale) sur les 24 qui ont participé au vote. Tel est le résultat ! La majorité de la population a décidé de voter pour le NON ! La majorité de la population est convaincue depuis plus de trois ans que les secteurs qui ont conspiré contre Chavez par un coup d'État, par la grève patronale, et qui cette fois-ci appelaient à voter en faveur du OUI représentent les intérêts et les politiques des gouvernements du passé

Une oligarchie nourrie de pétrole

Cette bourgeoisie, c'est celle qui a une vieille origine oligarchique (Los Amos del Valle, les propriétaires de la Vallée, lieu symbolique du pouvoir dans la capitale), qui a parasité les ressources du pétrole et beaucoup d'autres choses encore, et aussi celle qui émergea ensuite au milieu des années 1970, fille du boom pétrolier dans la période du premier gouvernement de Carlos Andrés Pérez (CAP) [1]

Cette dernière est formée par ceux qu'on appelle «les 12 Apôtres», parmi lesquels ceux qui apparaissent dans les colonnes de la revue Fortune: le groupe Polar contrôlant principalement les aliments ; les Cisneros qui participe à un groupe financier transnational ayant des investissements multiples, liés au début aux Rockefeller, à Coca Cola et, maintenant, à la famille Bush.

Les Cisneros sont tellement intégrés à l'impérialisme que Gustavo Cisnero fait partie du comité de campagne du Président Bush, et son fils est membre du comité de campagne pour l'État de Floride du candidat Kerry.

Parmi d'autres millionnaires «criollos», on trouve le groupe De Armas, publications nationales et internationales ; les propriétaires de la Banque Mercantil et Banesco (groupe Marturet et Escotet). On dit de ce dernier qu'il a des liens avec un secteur des bolivariens, accusés de favoriser des affaires, et c'est un secret de polichinelle de dire qu'il est identifié comme faisant partie de ceux qui seront dans le futur pour un gouvernement du «chavisme sans Chavez».

Les descendants de la majorité de cette bourgeoisie résident à Miami [Etats-Unis]. Beaucoup d'entre eux ont des connexions avec la «gusanera cubana», l'émigration cubaine anti-castriste qui contrôle en partie la politique, le commerce et les finances de cet État nord-américain. Une puissante classe moyenne fait partie de ces privilégiés du passé. Elle est née et s'est enrichie peu à peu grâce à la confiscation et à la répartition de la rente pétrolière. Cette industrie nationale a été peu à peu affaiblie [en multipliant des réseaux d'externalisation des revenus pétroliers], jusqu'à lui faire présenter des bilans comportant aucun bénéfice.

Par leur contrôle sur la société pétrolière [PVDSA], cette oligarchie l'a transformé en un État à l'intérieur de l'État Vénézuélien. Pendant cette longue étape de bipolarisation entre les bolivariens et proimpérialistes, l'immense pression- aliénation qu'exercent les moyens de communication privés sur la population n'a pas cessé.

Tous les jours et à toute heure, par l'intermédiaire de vingt chaînes de télévision, 100 journaux et plus de 500 radios, sur tout le territoire national, ils harcèlent la population par des messages antichavistes, contre le prétendu communisme de Chavez et les dangers que cela impliquait.

L'attitude de non acceptation des résultats du référendum de la part des représentants de l'opposition était attendue. Avant même que le Conseil Électoral National (CNE) n'émette le premier bulletin d'information sur les résultats du scrutin, les membres de la Coordination Démocratique (CD) déclaraient qu'il y avait eu une énorme fraude. En ne voulant pas reconnaître leur défaite, ils cherchent à poursuivre leur offensive contre le gouvernement et / ou essaient de la négocier en échange de concessions politiques de la part du gouvernement.

Ils réclament la liberté pour les accusés du coup d'État [d'avril 2002] et des agressions contre le siège de l'Ambassade de Cuba ; ils cherchent un allongement du délai pour les prochaines élections municipales et pour les gouverneurs ; ils exigent la réincorporation à leur poste de travail des personnels qui participèrent au sabotage de l'industrie pétrolière ; ils demandent le retrait de quelques projets de loi qu'ils considèrent préjudiciables à leurs intérêts (Loi de Responsabilité Civile des Moyens de Communication et Loi du Tribunal Suprême de Justice) ; ils essaient d'obtenir la modification de quelques-unes des 49 lois déjà approuvées (Loi de la Terre et Loi des Hydrocarbures) [2].

Certes, leurs positions, qu'ils maintiennent encore, sont affaiblies par le fait qu'ils ne sont pas suivis dans cette tactique par les représentants de l'impérialisme (Centre Carter et l'Organisation des États Américains – OEA). Jimmy Carter et César Gaviria (respectivement ex-présidents des Etats-Unis et de la Colombie) – sous la pression de la situation internationale imposée au gouvernement Bush avec la guerre en Irak, sous les effets de la hausse du prix du pétrole et étant donné l'enjeu des élections présidentielles de novembre 2004 aux Etats-Unis – ont préféré reconnaître le triomphe du NON et se replier sur une autre tactique, tout en visant la même stratégie: enfermer le gouvernement dans la camisole de force de la négociation et essayer de freiner le processus révolutionnaire, qui connaît, maintenant, un approfondissement, mais qui a commencé, de fait, depuis 1989 [3]. Le gouvernement est déjà entré dans l'étape d'un accord avec le patronat.

Chavez, «sa» campagne. l'appui populaire et les «Missions»

Sous le mot d'ordre Ils ne reviendront pas ! (No volveràn), enivré par le patriotisme, le culte de la personnalité et le souvenir de la lutte de classes du passé, Chavez a imposé un Comité de campagne pour le référendum que lui seul a choisi, appelé «Maisanta» (en souvenir de son arrière grand-père qui lutta contre une dictature qui dura 27 ans jusqu'à la moitié de la décennie des années trente du XIXe siècle). Il a mis en scène la bataille électorale d'août 2004 en la comparant à la «Bataille de Santa Inés», lors de laquelle les forces populaires (dans la guerre fédérale du XVIIIe siècle, commandée par le général Ezequiel Zamora) vainquirent l'oligarchie d'alors [4].

Alors que les bolivariens se sont autoaffirmés comme «Florentinos», on a qualifié les opposants de «diables», évoquant ainsi un poème / drame du folklore, où, de manière figurée, sont rappelés deux personnages de la bataille de Santa Inés («Florentino et le Diable», le bien et le mal). Chavez a justifié l'utilisation de ces évènements historiques dans l'actuelle conjoncture politique en disant que c'est une tâche pour l'apprentissage de l'histoire nationale par les masses et que celles-ci se doivent de comprendre l'origine de leur drame et de leur frustration comme peuple.

Les «florentinos» se sont organisés avec un énorme enthousiasme dans des Patrouilles Électorales (PE) (espèces de cellules composées de dix personnes), lesquelles étaient structurées dans les Unités de Batailles Électorales (UBE). Cette forme d'organisation est appelée à être maintenue de manière permanente et s'est substituée comme organisation de base populaire aux Cercles Bolivariens (CB).

Elles furent très efficaces dans la campagne électorale. Elles ont permis la participation de millions de sympathisants dans la discussion politique. Leurs membres visitaient maison par maison, dans tous les quartiers, expliquant comment et pourquoi il fallait voter NON. Elles permettaient que tous s'engagent dans l'élaboration de la propagande. Dans les réunions, il y eut une grande participation de jeunes et de femmes. Les deux marches / rassemblements centraux réalisés à Caracas furent impressionnants. On estime que la dernière fut la plus grande organisée dans le pays au cours de toute son histoire.

La majorité des enquêtes réalisées par les instituts nationaux et étrangers, depuis plusieurs mois, donnaient le NON vainqueur avec une avance de 9 à 20 points. Dans toutes les villes il y eut des réunions très nombreuses, des caravanes et des assemblées qui ne laissaient aucun doute quant à savoir d'où surgissait l'enthousiasme et d'où venait la majorité.

L'axe de la campagne des membres des patrouilles et des UBEs fut l'antiimpérialisme: contre le gouvernement Bush, contre le néolibéralisme et en faveur de l'intégration latino-américaine et, en un certain sens, l'anticapitalisme, dans le sens d'une offensive contre les secteurs économiques et politiques qui gouvernèrent dans le passé.

Cependant, alors que les discours de Chavez face aux masses étaient incendiaires contre Bush, dans beaucoup de ses messages télévisés, il posa la «nécessité», après le 15 août, d'une politique de dialogue et d'un gouvernement «d'union nationale».

Dans ce sens il réalisa plusieurs réunions avec les chefs d'entreprise et il offrit une somme considérable de millions de dollars – issus des excédents que laisse aujourd'hui le nouveau boom pétrolier – afin d'octroyer des crédits à ces chefs d'entreprise.

L'ampleur de l'appui populaire que Chavez a obtenu cette fois-ci a augmenté parce que le nombre d'électeurs a augmenté. Plus d'un million d'hommes et de femmes des quartiers populaires, qui ne s'étaient jamais inscrits sur les listes du CNE, ont participé cette fois-ci et beaucoup d'entre eux n'ont pas eu le temps de se voir délivrer leur carte d électeur. On a naturalisé et inscrit une immense quantité d'émigrés. Le nombre de colombiens légalisés atteint déjà 4 millions. La sympathie exprimée à cette occasion dans ce vote massif va au-delà de l'exploitation de sentiments patriotiques et populistes.

Des millions d'exclus se sentent favorisés par les programmes sociaux que le gouvernement a entrepris, bousculant la bureaucratie des ministères où l'opposition a encore quelques beaux restes, sous le concept de «Missions»: la «Misiòn barrio adentro» (Mission au sein des quartiers), qui a mis en place un tissu d